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Sécurité juridique et instabilité jurisprudentielle, selon la CEDH

Selon la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), l’évolution jurisprudentielle de la Cour de cassation, ayant entraîné en l’espèce l’irrecevabilité d’une citation directe, n’est pas contraire à la Convention européenne lorsque celle-ci ne procède pas d’une circonstance imprévisible.

par Hugues Diazle 4 septembre 2018

Le 31 mars 1994, une explosion avait lieu au centre d’étude du commissariat à l’énergie atomique (CEA) de Cadarache à l’occasion du démantèlement d’un réacteur : la déflagration tuait un ingénieur et blessait grièvement plusieurs techniciens. Le 2 avril 1994, une information judiciaire était ouverte contre X, à l’initiative du ministère public, du chef d’homicide et blessures involontaires. Au cours de l’instruction, aucune personne physique ou morale ne fut jamais mise en examen malgré plusieurs demandes formulées en ce sens par les différentes parties civiles, au nombre desquelles figurait la requérante, épouse de l’ingénieur décédé. Le 6 juillet 2005, le procureur de la République rendait un réquisitoire définitif de non-lieu, qui était suivi, le 13 juillet suivant, par une ordonnance de non-lieu.

Onze ans après les faits, le magistrat instructeur reprenait à son compte les conclusions des experts selon lesquelles la cause première de l’explosion résidait dans l’utilisation d’un procédé chimique insuffisamment maîtrisé. Néanmoins, les insuffisances relevées n’étaient pas susceptibles d’être poursuivies pénalement, faute de lien de causalité directe ou indirecte avec le dommage. En l’absence d’appel, l’ordonnance de règlement devenait définitive : précision déterminante, il s’agissait là d’un choix assumé, pris de concert par l’ensemble des avocats des parties civiles, dans l’optique de se ménager, le cas échéant, la possibilité de faire citer directement le(s) prévenu(s) devant la juridiction correctionnelle.

Le 1er février 2006, la requérante citait directement le CEA devant le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence, nonobstant les dispositions de l’article 188 du code de procédure pénale. En effet, cet article n’interdisait la reprise des poursuites, selon elle, qu’à l’égard de la personne ayant acquis un statut pénal dans l’instruction clôturée, mais n’imposait en revanche aucune restriction particulière à l’égard d’une personne demeurée extérieure aux poursuites. Par jugement du 13 mars 2007, le tribunal correctionnel déclarait la citation recevable et renvoyait l’examen de l’affaire au fond. Suivant appels du CEA et du ministère public, la cour d’appel d’Aix-en-Provence déclarait la citation directe irrecevable par arrêt du 22 octobre 2007 : le juge d’instruction ayant clairement énoncé « qu’aucune faute n’avait pu être établie, écartant ainsi expressément, même si celui-ci [n’était pas] nommément désigné, la responsabilité pénale du CEA », la cour d’appel en déduisait, en l’absence volontaire d’appel contre l’ordonnance de non-lieu, que la décision devenue définitive constituait un obstacle à de nouvelles poursuites.

La requérante formait un pourvoi en cassation, réaffirmant que le CEA n’était visé par aucun acte d’instruction, ce qui seul pouvait constituer un obstacle à l’engagement de poursuites par voie d’action. Suivant avis favorable du parquet général, la chambre criminelle prononçait une cassation et renvoyait l’affaire devant la même cour d’appel autrement composée : pour la haute juridiction, l’ordonnance de non-lieu ne faisait effectivement pas obstacle à la citation directe, pour les mêmes faits, d’une personne qui n’avait été ni mise en examen lors de l’information, ni entendue comme témoin assisté, ni nommément désignée par les réquisitions du ministère public ou dans une plainte avec constitution de partie civile (Crim. 12 nov. 2008, n° 07-88.222, Bull. crim. n° 227 ; Dalloz actualité, 25 nov. 2008, obs. M. Léna , note S. Detraz ; AJ pénal 2009. 82, obs. C. Duparc ; RSC 2009. 399, obs. R. Finielz ; CP 2008. IV. 3074 ; RPDP 2009. 155, obs. Ambroise-Castérot).

Par arrêt du 2 novembre 2009, la cour d’appel, saisie sur renvoi, maintenait sa position : elle déclarait une nouvelle fois la citation directe irrecevable en affirmant que la responsabilité pénale du CEA avait définitivement été écartée tant par les réquisitions du parquet que par l’ordonnance de non-lieu. La requérante se pourvoyait à nouveau en cassation. Prenant acte d’une évolution jurisprudentielle intervenue depuis lors (Crim. 2 déc. 2008, n° 08-80.066, Bull. crim. n° 243 ; AJ pénal 2009. 84 ), le parquet général concluait cette fois-ci au rejet du pourvoi en retenant une « interprétation extensive » de l’article 188 du code de procédure pénale. Par arrêt du 11 octobre 2011, la Cour de cassation, statuant en formation restreinte, se ralliait à une solution diamétralement opposée de celle adoptée trois années plus tôt et confirmait l’irrecevabilité de la citation directe (Crim. 11 oct. 2011, n° 09-87.926, inédit). Suivant saisine de la CEDH, la requérante concluait à la violation du droit d’accès à un tribunal et du principe de sécurité juridique : elle soutenait notamment que l’arrêt rendu par la Cour de cassation constituait un revirement de jurisprudence parfaitement imprévisible au jour où elle avait décidé de ne pas interjeter appel de l’ordonnance de règlement. Par l’arrêt commenté, la CEDH conclut à la non-violation de la Convention européenne des droits de l’homme : en faisant le choix de ne pas faire appel de l’ordonnance de non-lieu et de ne pas poursuivre la procédure déjà engagée à l’initiative du ministère public, la requérante, qui disposait d’une voie de recours effective, s’est elle-même exposée à un risque d’irrecevabilité de sa citation directe.

Voici en substance le raisonnement suivi par la Cour européenne : après avoir énoncé qu’il n’existe pas de droit acquis à une jurisprudence constante (CEDH, gr. ch., 29 nov. 2016, n° 76943/11, § 116, AJDA 2017. 157, chron. L. Burgorgue-Larsen ; 18 déc. 2008, n° 20153/04, Unédic c. France, § 74, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss ), la CEDH rappelle que des divergences peuvent apparaître au sein d’une même juridiction, sans que cela, en soi, porte atteinte à la Convention (§ 52 et 53). Les critères qui guident alors son appréciation, pour conclure ou non à la violation du droit à un procès équitable, consistent à déterminer s’il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application (CEDH, gr. ch., 29 nov. 2016, préc., § 116 ; 30 juill. 2015, n° 30123/10, Ferreira Santos Pardal c. Portugal, § 42).

Par suite, la CEDH observe que la question de la reprise des poursuites par la partie civile, loin de faire l’objet d’une jurisprudence constante, avait évolué selon deux tendances concurrentes (§ 58 et 59) : la première tendance avait limité l’interdiction faite à la partie civile d’user de la voie de la citation directe à l’encontre des seules personnes « dont le statut pénal était clairement établi » (Cass, ch. réunies, 24 avr. 1961 ; Crim. 12 mars 1969, Bull. crim. n° 71 ; 5 mai 1981, Bull. crim. n° 139 ; 23 mai 1995, n° 93-85.376, Bull. crim. n° 190 ; 22 janv. 1997, n° 96-80.533, Bull. crim. n° 26 ; 31 mars 1998, n° 97-82.257, Bull. crim. n° 122 ; D. 1998. 169 ), la seconde tendance avait élargi l’interdiction de nouvelles poursuites par la partie civile aux personnes simplement « impliquées » dans la procédure antérieure (Crim. 17 janv. 1983, n° 82-90.262 , Bull. crim. n° 19 ; 7 oct. 1986, n° 85-91.841, Bull. crim. n° 273 ; 30 juin 1999, n° 98-84.856 ; 11 sept. 2001, n° 00-84.614, Dalloz jurisprudence). Dès lors, en faisant le choix délibéré de ne pas interjeter appel de l’ordonnance de règlement, la requérante avait renoncé à se saisir d’une voie de recours effective et devait, en conséquence, assumer un aléa qu’elle ne pouvait ignorer : aucune atteinte n’avait été portée à son droit d’accès à un tribunal (§ 60).

Pour ce qui concerne le principe de sécurité juridique, la Cour européenne affirme que le second arrêt rendu par la Cour de cassation le 11 octobre 2011 ne constituait pas un revirement de jurisprudence imprévisible dans la mesure où la plus haute juridiction française avait fait application de sa jurisprudence du 2 décembre 2008 qui fixait un « contrôle plus étroit » de la liberté d’agir de la partie civile (§ 61). À la différence du communiqué de presse accompagnant la décision qui évoque expressément la notion de « revirement de jurisprudence », il faut observer que la CEDH, assez habilement, se refuse à qualifier l’une ou l’autre des décisions de revirement : tout au plus affirme-t-elle que l’arrêt de décembre 2008 « a fixé la jurisprudence ». Et pour cause, admettre l’existence d’un « revirement » reviendrait à convenir que la jurisprudence antérieure était précisément orientée, de manière constante, dans un sens opposé.

Une telle solution peut paraître très stricte : dans la mesure où la Cour de cassation a fait droit au premier pourvoi, n’est-il pas légitime de considérer qu’au jour où la requérante avait agi, son analyse juridique était conforme au droit en vigueur ? Peut-on ensuite raisonnablement lui opposer une « clarification de jurisprudence » qui interviendra, dans un sens défavorable, plus de deux années après la délivrance de sa citation ? L’opinion dissidente qui accompagne l’arrêt, signée des juges Grozev, O’Leary et Huseynov, semble partager ces interrogations puisqu’elle regrette que la CEDH se soit livrée à une analyse restreinte et excessivement formaliste de la situation juridique de la requérante, sans jamais s’interroger sur la clarté et la cohérence du droit français alors applicable. En effet, selon les juges dissidents, en l’absence d’une interprétation jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible de l’article 188, la requérante ne pouvait pas envisager avec un degré de certitude suffisant quelles seraient les conséquences de sa décision d’agir par voie de citation directe (§ 24).

D’aucuns verront peut-être dans l’argumentation de la CEDH une certaine duplicité : lorsqu’elle affirme que la jurisprudence nationale était « hésitante » et évoluait « selon deux tendances », ne caractérise-t-elle pas, à demi-mot, une situation d’insécurité juridique ? D’ailleurs, la CEDH a déjà pu affirmer, certes dans une espèce ne relevant pas de la matière pénale, que « quand la plus haute juridiction est à l’origine des décisions contradictoires qui ne reposent sur aucune raison valable, elle devient elle-même source d’insécurité juridique. Pareille situation est de nature à saper la confiance du public dans le système judiciaire et porte atteinte au principe de la sécurité juridique (CEDH 6 déc. 2007, n° 30658/05, § 39, Beian c. Roumanie [n° 1], Rec. CEDH p. 2007 V [extraits]) » (CEDH 31 mars 2015, n° 43807/06, § 30, S.C. Uzinexport S.A. c. Roumanie). Or, au cas de l’espèce, comment un justiciable pourrait-il raisonnablement concevoir, dans une affaire donnée, qu’un même problème de droit puisse être jugé en sens contraire et parfaitement opposé, par une seule et même juridiction ?

Signalons pour conclure que la requérante se plaignait également de ce que la Cour de cassation a jugé son second pourvoi en formation restreinte alors que l’article 619 du code de procédure pénale prescrit que, « lorsque, après cassation d’un premier arrêt ou jugement rendu en dernier ressort, le deuxième arrêt ou jugement rendu dans la même affaire, entre les mêmes parties, procédant en la même qualité, est attaqué par les mêmes moyens, l’affaire est portée devant l’assemblée plénière […] ». Toutefois, sur ce point, la Cour européenne des droits de l’homme affirme simplement qu’elle se doit d’éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice des fonctions juridictionnelles ou dans l’organisation juridictionnelle des États (§ 63).