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Le Sénat en état d’urgence sanitaire

Dans la nuit de jeudi à vendredi, le Sénat a adopté le projet de loi d’urgence contre le coronavirus. Ce projet contient trois titres : la création d’un état d’urgence sanitaire, de larges habilitations pour légiférer par ordonnances pour adapter le pays et sauver l’économie le temps de la crise, et le report des élections municipales. Récit d’une nuit de débats.

par Pierre Januelle 20 mars 2020

« Les Français attendent des actes, pas des roulements de mécanique »

Bouteille de produit hydroalcoolique sur le bureau de Gérard Larcher, la séance commence avec un hommage au sénateur Nicolas Alfonsi, ancien sénateur de Corse-du-Sud, décédé cette semaine du coronavirus. L’ambiance est grave.

Édouard Philippe débute sur le ton solennel : « la France combat un ennemi silencieux, invisible, aveugle. La survenue d’une telle crise sanitaire est redoutée depuis longtemps : la vie a décidé qu’il nous reviendrait de l’affronter. […] L’urgence commande ; mais elle ne saurait aller sans respect du pouvoir de contrôle des deux assemblées. » La question du rôle limité du Parlement dans ces temps où la vitesse doit primer sera posée toute la soirée.

Philippe Bas, président LR de la commission des lois du Sénat et rapporteur du texte : « Notre but est de ne pas laisser l’exécutif seul face à la crise, en prenant notre part du fardeau. » Claude Malhuret (Agir) : « Jusqu’ici l’union nationale a prévalu. Si cet hémicycle, ou celui de l’Assemblée, se transformait en tribune politicienne, les Français ne nous le pardonneraient pas : ils attendent des actes, pas des roulements de mécanique. »

« En espérant que notre refus ne contrariera pas trop le gouvernement »

Les débats commencent sur l’état d’urgence sanitaire, nouvel état de crise que souhaite créer le gouvernement. Le premier à évoquer le sujet est le président du groupe socialiste, Patrick Kanner : « L’état d’urgence sanitaire diffère de celui que prévoit la loi du 3 avril 1955. Pourtant, ce texte apparaît inquiétant. » Et de cibler l’absence de contrôle parlementaire et le flou des mesures. Et de marteler : « Aucun comité, même scientifique, ne peut devenir l’alpha et l’omega de la décision politique. »

Le Sénat ne souhaite pas avaliser le texte gouvernemental. Première alerte : le Sénat s’oppose à l’amendement gouvernemental sur le contrôle parlementaire. Philippe Bas préfère son amendement qui permet un contrôle sur toute la loi et pas seulement sur la partie de l’état d’urgence sanitaire. Le président de la commission y met les formes et assortit son rejet d’une prévention : « En espérant que notre refus ne contrariera pas trop le gouvernement, parce que nous sommes attentif à aboutir à un accord entre les deux assemblées. » Les excuses d’un sénateur sont toujours plus inquiétantes que les menaces d’un député.

Sur l’amendement suivant, les choses se tendent. Le texte était extrêmement flou sur les mesures que pourrait prendre le gouvernement en « état d’urgence sanitaire ». La commission des lois du Sénat a entendu les lister précisément. Le ministre Olivier Véran veut en rajouter deux : le contrôle des prix et « toute autre mesure générale nécessaire limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion ». « Toute autre mesure », cela veut dire tout. Olivier Véran défend cette extension très large : « J’ai besoin de dispositions souples. Par exemple, je n’exclus pas d’être amené à demander un principe de licence d’office pour certains médicaments. Mais ne nous prêtez pas la volonté d’utiliser ce texte pour sortir du champ sanitaire. »

Bas s’oppose : « Je vous aurais volontiers suivi si vous n’aviez pas prévu une sorte de rubrique “pleins pouvoirs” et si vous aviez défini plus précisément vos intentions dans votre texte, ce que vous avez parfaitement fait à l’oral. » La présidente de la commission des affaires économiques, Sophie Primas abonde : « L’amendement est démesuré, sans limite. Il vous donne toute possibilité d’atteindre à la liberté d’aller et de venir et de réunion. Je ne comprends pas l’utilité. »

Olivier Véran insiste : « L’état de droit actuel, le L. 3131 du code de la santé publique, me permet de prendre par arrêté des mesures extrêmement large. Interdire les rassemblements, les rassemblements religieux, fermer les écoles, interdire l’ouverture des commerces font partis des choses qui pourraient vous effrayer mais qui sont déjà permises par le droit actuel. […] Ce que nous proposons, cela doit être dans une finalité de santé publique, qui ne peut déborder vers le droit commun et doit être proportionné et adapté. » Au final, le Sénat préfère la version réduite de l’amendement.

« Ce que nous entendons et ce qu’on nous dit n’est pas la vérité »

Les questions qui inquiètent l’opinion ne relèvent pas forcément du projet de loi. Le président du groupe LR, Bruno Retailleau, a décidé d’attaquer le ministre sur le manque de masques : « Moi j’ai un esprit de responsabilité, et pourtant j’en arrive à la conclusion que ce que nous entendons et ce qu’on nous dit n’est pas la vérité. »

Olivier Véran fait un rappel assez sec : « En 2010, il y avait un stock d’État d’un milliard de masques chirurgicaux et de 600 millions de masques FFP2. En 2011, il y en avait 800 millions, en 2012, 680 et, quand Agnès Buzyn était ministre, il y avait 150 millions de masques chirurgicaux, et aucun masque FFP2. […] À l’époque, il avait été considéré qu’avoir des stocks périssables n’était pas indispensable dans la mesure où les productions étaient gigantesques en Chine. On ne pouvait prévoir que la principale région productrice serait l’épicentre d’une épidémie […] Nous étions un pays qui n’était pas préparé, hélas, du point de vue des masques en raison de décisions prises il y a neuf ans. »

Même chose sur la chloroquine, dont l’opposition demande la réquisition : « Il est interdit d’exporter ce produit depuis deux semaines et les industriels peuvent fabriquer plusieurs millions de boîtes par mois. Mais il faut rester prudent. Tant que nous n’avons pas la garantie de l’utilité sanitaire de ce médicament, il ne faut pas en faire la promotion. Ce n’est pas un produit anodin, il a des conséquences. ». Puis, il prend congé des sénateurs pour laisser sa place à Muriel Pénicaud. Stéphane Ravier, RN, l’accuse de vouloir rentrer se coucher. « Non, je me rends en cellule de crise. Il est 23 heures et je n’ai pas pu m’y rendre. »

Il est 4h10 du matin, le Sénat adopte le texte

Les trois heures suivantes sont consacrées à l’étude des habilitations à légiférer par ordonnances. Le champ est vaste, quarante habilitations à traiter en trois heures. Un important débat a lieu sur la disposition permettant aux employeurs d’imposer aux salariés de prendre une partie de leurs congés payés, qui sera finalement limitée à une semaine. Le gouvernement prévoit également d’aménager le contradictoire en matière pénale pour limiter les contacts, en permettant une procédure écrite en application des peines.

À deux heures du matin, le débat sur les municipales commence. Avec le report du second tour, une question reste en suspens : quand déposer les listes ? Le président de la commission des lois propose d’abord le 24 mars, puis le 31. Pour le gouvernement, il semble illusoire que des négociations de fusion aient lieu d’ici là. D’autant que, si le second tour ne peut avoir lieu en juin, le premier tour des élections non acquises dimanche dernier serait annulé. Mais le Sénat fait battre le gouvernement.

Il est 4h10 du matin, le Sénat adopte le texte. À 9h30, le débat commencera en commission des lois de l’Assemblée nationale. Étant donné les frictions entre le Sénat et le gouvernement, il n’est pas certain que l’Assemblée reprenne à l’identique le texte des sénateurs. Le texte pourrait donc revenir au Sénat.