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La signification au nom d’une personne décédée est affectée d’un vice de fond

L’acte délivré au nom d’une personne décédée est affecté d’une irrégularité de fond. Il doit être annulé sans que le destinataire n’ait à justifier d’un préjudice.

par Jérémy Jourdan-Marquesle 30 octobre 2018

Un bail commercial a été conclu entre un particulier et une société. Le bailleur a saisi le président du tribunal de grande instance d’une demande tendant à la fixation du loyer du bail renouvelé. Au cours des opérations d’expertise ordonnées avant dire droit, le bailleur est décédé. Les héritiers sont venus au droit du bailleur durant la procédure. Le président du tribunal de grande instance a alors jugé en leur faveur dans un jugement du 18 juin 2015. Le jugement a été signifié au locataire le 15 juillet 2015 avec la mention selon laquelle l’acte était accompli au nom du bailleur décédé. Le 29 mars 2016, le locataire interjette appel.

L’intimé se prévaut de l’irrecevabilité de l’appel, pour avoir été interjeté hors délai. Le conseiller de la mise en état rejette la fin de non-recevoir. Son ordonnance est déférée à la cour d’appel. La cour juge l’appel irrecevable comme tardif, au motif que, en dépit de l’erreur sur le nom figurant sur l’acte de signification. Elle estime que le locataire avait connaissance du décès du bailleur et de la reprise de l’instance par ses héritiers, connaissance caractérisée par de nombreux actes de procédure au nom de ces derniers. En outre, il constate que le jugement lui-même contenait une erreur matérielle quant à la désignation des parties. En conséquence, elle en déduit que l’erreur affectant l’acte de signification est un vice de forme n’ayant causé aucun grief au locataire.

Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation casse l’arrêt au visa des articles 117 et 119 du code de procédure civile. Elle énonce que « l’acte délivré au nom d’une personne décédée et comme telle dénuée de la capacité d’ester en justice est affecté d’une irrégularité de fond, peu important que le destinataire ait eu connaissance de ce décès » (Civ. 2e, 18 oct. 2018, n° 17-19.249).

La solution est tout à fait classique. La capacité d’ester en justice se définit comme l’« aptitude à plaider en justice, à être partie (en nom) devant les tribunaux » (G. Cornu, Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, 11e éd., PUF, Quadrige,  2016). Au sens strict, l’incapacité à agir en justice renvoie aux hypothèses des mineurs, des majeurs incapables ou encore aux procédures collectives (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et européen du procès civil, 34e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2018, nos 303 s.). En l’espèce, l’incapacité est plus radicale, la personnalité juridique cessant lors du décès (P. Malinvaud, Introduction à l’étude du droit, 18e éd., LexisNexis, 2018, n° 285). La procédure civile en tire les conséquences en considérant qu’une action ne peut être engagée par une personne dépourvue de la personnalité juridique (En ce sens, C. Bléry, Conditions de formation des actes de procédure, in Droit et pratique de la procédure civile,  9e éd., ss la dir. de S. Guinchard, Dalloz Action, 2017-2018, n° 161.33).

Procéduralement, ce défaut de capacité à ester en justice pour une personne décédée se traduit par une irrégularité de fond (C. pr. civ., art. 117). La solution, rappelée par l’arrêt, est tout à fait classique (Civ. 2e, 13 janv. 1993, n° 91-17.175, Bull. civ. II, n° 15 ; D. 1993. 181 , obs. P. Julien  ; 25 févr. 2010, n° 09-11.820, D. 2010. 713 ; Dr. et proc. 2010. 177, obs. F. Vinckel ; Civ. 3e, 5 oct. 2017, n° 16-21.499, Dalloz actualité, 18 oct. 2017, obs. M. Kebir ; ibid. 2018. 1458, obs. J.-J. Lemouland et D. Noguéro ; AJDI 2018. 48 , obs. S. Prigent ; AJ fam. 2017. 593, obs. É. Pecqueur ; Gaz. Pal. 2017, n° 39, p. 28, obs. O. Feschotte-Desbois ; Rép. pr. civ., Actes de procédure, par G. Maugain, n° 17). Elle est néanmoins parfois discutée, dès lors que le décès peut être analysé non pas comme une irrégularité de fond, mais comme une fin de non-recevoir. En effet, plus que l’acte, c’est le droit d’agir qui est affecté par le décès (C. Bléry, Conditions de formation des actes de procédure, préc., n° 161.301 ; C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et européen du procès civil, op. cit., n° 177). La jurisprudence s’est parfois prononcée en ce sens (Civ. 3e, 4 mars 1987, n° 85-10.655).

Sur le plan du régime, l’hésitation entre la qualification d’irrégularité de fond et de fin de non-recevoir n’a qu’une portée réduite. Comme le signale la Cour de cassation dans le présent arrêt, l’acte accompli au nom d’une personne décédée sera remis en cause indépendamment de la preuve d’un grief. La règle est posée par l’article 119 du code de procédure civile concernant les nullités de fond et 124 du code de procédure civile pour les fins de non-recevoir. De même, les irrégularités de fond comme les fins de non-recevoir peuvent être soulevées en tout état de cause (C. pr. civ., art. 118 et 123). On pourrait toutefois identifier une différence entre les deux notions, qui aurait une portée pratique non négligeable : la prescription ou la forclusion. L’article 2241 du code civil prévoit que la demande en justice interrompt le délai de prescription ou de forclusion, même lorsque « l’acte de saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure » (en dernier lieu, Civ. 2e, 7 juin 2018, n° 17-16.661, Dalloz actualité, 6 juill. 2018, obs. R. Laffly ; ibid. 1868, chron. E. de Leiris, N. Touati, O. Becuwe, G. Hénon et N. Palle ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero ; Procédures 2017, n° 8, p. 9, obs. H. Croze). À l’inverse, l’article 2243 du code civil déclare l’interruption non avenue lorsque la demande est définitivement rejetée, ce qui inclut, selon la jurisprudence, les fins de non-recevoir (Civ. 2e, avis, 8 oct. 2015, n° 14-17.952, Dalloz actualité, 15 févr. 2016, obs. F. Mélin isset(node/177187) ? node/177187 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>177187 ; Procédures 2016. Comm. 2, obs. H. Croze ; Com. 26 janv. 2016, n° 14-17.952, Dalloz actualité, 15 févr. 2016, obs. F. Mélin isset(node/177187) ? node/177187 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>177187 ; JCP E 2016. 1102, obs. B. Brignon ; Gaz. Pal. 2016, n° 14, p. 62, obs. N. Fricero ; v. égal., Civ. 2e, 1er juin 2017, n° 16-15.568, Dalloz actualité, 28 juin 2017, obs. R. Laffly isset(node/185585) ? node/185585 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>185585 ; Procédures 2017, n° 8, p. 9, obs. H. Croze ; Gaz. Pal. 2017, n° 37, p. 59, note C. Bléry). La distinction n’a aucune conséquence en l’espèce, mais pourrait en avoir dès lors que l’émetteur ou le destinataire d’une demande en justice est une personne décédée.

Quoi qu’il en soit, la qualification d’irrégularité de fond, si elle exclut la preuve d’un grief pour le demandeur à l’exception, s’oppose également à ce que l’émetteur de l’acte se prévale de la connaissance par le destinataire du décès. Autrement dit, peu importe que le destinataire de l’acte ait eu parfaitement connaissance du décès du bailleur et de l’impossibilité qu’il soit l’auteur de l’acte. La qualification de vice de fond plutôt que de vice de forme, qui avait été retenue par la cour d’appel, laquelle avait considéré qu’il s’agissait d’une simple erreur matérielle, est donc décisive. Or la distinction entre ces deux catégories de vice n’est pas toujours convaincante (Dalloz actualité, 10 avr. 2018, obs. J. Jourdan-Marques isset(node/190016) ? node/190016 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190016). De plus, on signalera que la jurisprudence a déjà estimé que cette irrégularité n’est pas susceptible d’être couverte (Civ. 3e, 5 oct. 2017, n° 16-21.499, préc.)

Enfin, on remarquera à propos de cet arrêt que la Cour procède à une cassation sans renvoi. Cependant, elle le fait en tranchant le litige au fond, confirmant l’ordonnance du conseiller de la mise en état et se prononçant sur l’article 700 du code de procédure civile. La solution est rendue au visa de « l’article 627 du code de procédure civile, après avis donné aux parties en application de l’article 1015 du même code ». Ce visa apparaît près de 240 fois dans les deux dernières années en jurisprudence et pour la première fois dans un arrêt du 31 mars 2016 (Soc. 31 mars 2016, n° 14-19.711, D. 2016. 790 ; Dr. soc. 2016. 572, obs. J. Mouly ; ibid. 650, étude S. Tournaux . La chambre criminelle utilise depuis de nombreuses années une formulation un peu différente : « D’où il suit que l’annulation est encourue ; qu’elle aura lieu sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d’appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, ainsi que le permet l’article L. 411-3 du code de l’organisation judiciaire »). Or la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle a modifié l’article L. 411-3 du code de l’organisation judiciaire (auquel l’art. 627 c. pr. civ. renvoie directement), qui énonce désormais que « La Cour de cassation peut casser sans renvoi lorsque la cassation n’implique pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond. Elle peut aussi, en matière civile, statuer au fond lorsque l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie » (S.-L. Texier, Réflexions sur le règlement du litige au fond par la Cour de cassation, D. 2017. 63 ; M.-N. Jobard-Bachellier, X. Bachellier et J. Buk Lament, La technique de cassation, 9e éd., Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2018, p. 25 s.). La loi du 18 novembre 2016 est postérieure aux premiers arrêts utilisant cette méthode. Antérieurement à cette loi, l’article L. 411-3 énonçait que la Cour « peut aussi, en cassant sans renvoi, mettre fin au litige lorsque les faits, tels qu’ils ont été souverainement constatés et appréciés par les juges du fond, lui permettent d’appliquer la règle de droit appropriée ». Cette ancienne faculté offerte à la Cour n’a pas été remise en cause par la loi J21, puisqu’il s’agit d’une hypothèse de bonne administration de la justice. Les 240 arrêts évoqués semblent répondre à cette logique d’une application de la règle aux faits tels que constatés par les juges du fond. La récurrence récente de cette technique illustre l’activisme de la Cour en la matière. En revanche, les hypothèses où la Cour de cassation se prononce en droit et en fait sont encore rares, même si on en trouve déjà des illustrations (Civ. 1re, 10 janv. 2018, n° 16-22.494, D. 2018. 541 , note B. Haftel ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1223, obs. A. Leborgne ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Rev. crit. DIP 2018. 315, note D. Alland ; RTD civ. 2018. 353, obs. L. Usunier et P. Deumier ; ibid. 474, obs. P. Théry ; JCP 2018. 487, concl. N. Ancel et note M. Laazouzi ; Rev. arb. 2018. 382, note D. Cohen ; JCP E 2018, 1239, obs. P. Mousseron ; JDI 2018. 570, note J.-S. Bazille et R. Bismuth ; Cah. arb. 2018. 65, note B. Siino et A. Kirilov).