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Le sort des CDI intérimaires conclus avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 août 2015

L’article 116, II, de la loi du 5 septembre 2018 a validé rétroactivement les contrats de travail intérimaires à durée indéterminée conclus sur le fondement de l’accord de branche du 10 juillet 2013, avant la consécration légale du dispositif. En annulant l’arrêté d’extension de cet accord, le Conseil d’État a considéré que les effets produits par l’article 5 de cet accord, prévoyant le versement d’une contribution à un fonds de professionnel pour l’emploi dans le travail temporaire, devaient être regardés comme étant définitifs, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur ce fondement. Il en résulte que ce fonds pouvait exiger, auprès des entreprises de travail temporaires ayant recouru au CDII, la contribution prévue l’accord de branche du 10 juillet 2013 au titre des contrats conclus entre le 6 mars 2014 et le 19 août 2015.

Créé par des partenaires sociaux empiétant sur la compétence du législateur, le CDI intérimaire (CDII), contrat liant pour une durée indéterminée une société de travail temporaire et un salarié pour l’exécution de missions successives, a finalement été consacré par le législateur. L’arrêt commenté, rendu le 29 septembre 2021, permet à la chambre sociale de la Cour de cassation de se prononcer sur les conséquences de l’annulation par le Conseil d’État de l’arrêté d’extension de l’accord de branche ayant créé cette nouvelle catégorie de contrat (Loi n° 2018-771 du 5 sept. 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel).

Le contexte

Il est important, pour comprendre les enjeux de cette décision, de retracer l’historique du CDII. Le 11 janvier 2013, l’ANI relatif à la sécurisation de l’emploi instaura une majoration de la cotisation d’assurance chômage pour les contrats à durée déterminée. La branche du travail temporaire fut exonérée de cette augmentation à la condition de mettre en place un contrat à durée indéterminée pour les intérimaires et d’organiser les conditions d’emploi et de rémunération des personnes qui seraient titulaires de ces contrats (ANI du 11 janv. 2013, art 4). Le CDII fut finalement créé par un accord de branche du 10 juillet 2013 et devait entrer « en vigueur à compter de sa date d’extension et de l’adoption des dispositions législatives et réglementaires qui seraient nécessaires à son application » (Accord du 10 juill. 2013, art. 11). Un arrêté d’extension du 22 février 2014 (NOR : ETST1405084A) rendit cet accord obligatoire dans toutes les entreprises de travail temporaire et eut pour effet de le faire entrer en vigueur.

Le CDII fut par la suite consacré par le législateur, à titre expérimental et pour trois ans, par la loi Rebsamen du 17 août 2015 (Loi n° 2015-994 relative au dialogue social et à l’emploi). Entre temps, une action avait été intentée par FO, non signataire de l’accord du 10 juillet 2013, contre l’arrêté d’extension dont l’annulation, pour excès de pouvoir, était sollicitée. Selon l’organisation syndicale, l’accord ne pouvait être étendu dès lors qu’il créait une nouvelle catégorie de contrat de travail sans habilitation législative, excluant de fait les dispositions d’ordre public applicable au travail intérimaire. Le 27 juillet 2015, le Conseil d’État décida de surseoir à statuer et posa une question préjudicielle au tribunal de grande instance de Paris afin de déterminer « si les parties à l’accord du 10 juillet 2013 avaient compétence pour prévoir la conclusion d’un contrat à durée indéterminée pour l’exécution de missions de travail temporaire » (CE 27 juill. 2015, n° 379677).

Censurant la décision du tribunal ayant considéré que l’accord était valable, la Cour de cassation jugea, par un arrêt rendu au visa de l’article 34 de la Constitution, que l’accord de 2013 créait « une catégorie nouvelle de contrat de travail, dérogeant aux règles d’ordre public absolu qui régissent, d’une part, le contrat de travail à durée indéterminée, d’autre part le contrat de mission, et fix[ait], en conséquence, des règles qui relev[aient] de la loi » (Soc. 12 juill. 2018, n° 16-26.844, Dalloz actualité, 27 juill. 2018, obs. H. Ciray ; D. 2018. 1556 ; ibid. 2203, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2018. 689, obs. Y. Ferkane ).

Anticipant les risques liés à l’annulation de cet arrêté, le législateur avait, en même temps qu’il ancrait de façon pérenne le CDII dans le code du travail (C. trav., art. L. 1251-58-1 s.), procédé à la validation rétroactive des CDII conclus sur le fondement de l’accord de branche étendu, avant l’entrée en vigueur de la loi Rebsamen. En effet, « les contrats de travail à durée indéterminée intérimaires conclus entre le 6 mars 2014 et le 19 août 2015 sur le fondement du chapitre Ier de l’accord du 10 juillet 2013 portant sur la sécurisation des parcours professionnels des salariés intérimaires sont présumés conformes à l’article 56 de la loi n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi, sans préjudice des contrats ayant fait l’objet de décisions de justice passées en force de chose jugée » (L. n° 2018-771 du 5 sept. 2018, art. 116, II).

Peu de temps après, le Conseil d’État s’aligna logiquement sur la décision du juge judiciaire et annula l’arrêté d’extension du 22 février 2014. Dès lors que le législateur avait validé les contrats conclus sur le fondement de cet arrêté, son annulation n’avait pas, selon le juge administratif, des conséquences manifestement excessives sur les contrats antérieurement conclus. En revanche, il décida de moduler les effets de l’annulation de l’arrêté (sur la possibilité pour le juge administratif de moduler les effets de l’annulation d’un arrêté d’extension, v. CE 7 mai 2015, n° 375882, Dalloz actualité, 7 mai 2015, obs. B. Ines ; Lebon ) en tant qu’il étend les stipulations de l’article 5 de l’accord du 10 juillet 2013 (CE 28 nov. 2018, n° 379677).

La décision

L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt commenté concernait précisément l’application de ces dispositions conventionnelles à partir de leur extension par l’arrêté du 22 février 2014. L’article 5 de l’accord du 10 juillet 2013 avait créé un Fonds de sécurisation des parcours des intérimaires (FSPI), au sein du Fonds professionnel pour l’emploi dans le travail temporaire (le FPE-TT), alimenté par une contribution versée par les entreprises de travail temporaire. Cette contribution était fonction des salaires versés aux intérimaires en CDI pendant les périodes de mission et de la masse salariale totale de l’ensemble des intérimaires.

Pour le Conseil d’État, la disparition rétroactive de cet article, « essentiellement destiné à financer des actions de formation au profit des salariés intérimaires et alimenté par des cotisations assises sur les salaires versés à ces salariés, susceptibles de contestation dans le délai de prescription, aurait des conséquences manifestement excessives de nature à justifier une limitation dans le temps des effets de leur annulation ». C’est pourquoi il décida que « sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur ce fondement, les effets produits, antérieurement à cette annulation, par l’arrêté du 22 février 2014 en tant qu’il étend les stipulations de l’article 5 de l’accord du 10 juillet 2013 sont regardés comme définitifs » (CE 28 nov. 2018, n° 379677).

En l’espèce, le FPE-TT avait assigné courant 2016 plusieurs entreprises de travail temporaire devant le tribunal de commerce pour obtenir le paiement de la contribution FSPI depuis l’arrêté d’extension, tandis que ces dernières estimaient que cette contribution n’était due qu’à compter de l’entrée en vigueur de la Loi Rebsamen. La cour d’appel de Paris, le 24 février 2020, a accueilli ces demandes, au motif qu’en vertu de la loi du 5 septembre 2018 et de la décision du Conseil d’État, les CDII conclus entre le 6 mars 2014 et le 19 août 2015 étaient valables. Trente-quatre sociétés concernées ont formé un pourvoi en cassation.

Elles arguaient d’abord que l’accord de 2013 n’avait pu entrer en vigueur qu’à compter de la promulgation de la loi Rebsamen, dès lors que l’article 11 de cet accord subordonnait son entrée en vigueur à « l’adoption des dispositions législatives et réglementaires qui seraient nécessaires à son application », et que ni la loi de validation du 5 septembre 2018, ni l’arrêté d’extension n’avaient eu pour effet de modifier cette date. Elles considéraient ensuite que « si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit, c’est à la condition que l’atteinte aux droits des personnes résultant de cette modification soit justifiée par un motif impérieux d’intérêt général ». Selon les sociétés demanderesses, la loi du 5 septembre 2018 avait eu pour effet « de modifier les conditions d’entrée en application déterminées par l’article 11 de l’accord collectif de branche du 10 juillet 2013 et de soumettre rétroactivement l’ensemble des entreprises de travail temporaire aux dispositions de cet accord et au versement de la contribution au FSPI préalablement à l’entrée en vigueur de la loi n° 2015-994 du 17 août 2015 », ce dont il résultait que la cour d’appel aurait dû caractériser le motif d’intérêt général poursuivi par le législateur. Les sociétés relevaient enfin « que la modulation des effets de l’annulation de l’arrêté d’extension par le Conseil d’État a[vait] été prononcée sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de son arrêt du 18 novembre 2018 » ; or il existait, selon elles, « une contestation judiciaire pendante à la date de l’arrêt du Conseil d’État » dès lors que l’action avait été intentée en 2016 et l’appel interjeté contre une décision du tribunal de commerce du 14 juin 2018.

La chambre sociale de la Cour de cassation devait donc se prononcer sur la possibilité, pour le FPE-TT, de demander le paiement des contributions FSPI afférentes au CDII pour la période comprise entre le 6 mars 2014 et le 19 août 2015. Le 29 septembre 2021, elle répond par l’affirmative en rejetant le pourvoi formé par les sociétés. Après avoir présenté le contenu de l’article 5 de l’accord de 2013, relatif aux contributions FSPI, elle précise que l’article 11 subordonnait l’entrée en vigueur de cet accord à l’adoption d’un arrêté d’extension mais « pas nécessairement à l’adoption de dispositions législatives ou réglementaires ». En effet, cet article évoque des dispositions législatives et règlementaires qui seraient nécessaires ; l’usage du conditionnel rendant cette nécessité hypothétique. L’arrêté d’extension ayant été adopté sans réserve sur ce point, l’accord pouvait entrer en vigueur dès 2014, sans attendre la publication de la loi du 17 août 2015.

Elle rappelle ensuite que « l’article 116, II, de la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 n’a validé rétroactivement, pour la période du 6 mars 2014 au 19 août 2015, que les CDII conclus durant cette période », en les présumant conformes à la loi Rebsamen, « et ne dispose pas ce qui concerne les contributions dues au FPE-TT en application de l’article 5 de l’accord collectif du 10 juillet 2013 ». Les arguments tendant à contester la légitimité de la loi de validation au regard de l’accord de 2013 étaient donc inopérants.

S’agissant, enfin, de la réserve formulée par le Conseil d’État relative aux actions contentieux en cours engagées à la date de l’annulation de l’arrêté, la Cour de cassation précise que « la réserve des actions contentieuses engagées contre les mesures prises sur le fondement d’un accord collectif ou d’un arrêté ultérieurement annulés vise les seules procédures juridictionnelles par lesquelles le justiciable, que ce soit en demande ou par voie de défense au fond, a invoqué, antérieurement à la décision prononçant l’annulation de l’acte en cause, le grief d’invalidité sur le fondement duquel l’annulation a été prononcée ». Or, cette invalidité n’avait pas été invoquée devant le tribunal de commerce et n’avait été soulevée que devant la cour d’appel, postérieurement à l’arrêt du Conseil d’État.

En définitive, aucun des arguments présentés par les sociétés demanderesses ne permettait sérieusement de remettre en cause le droit pour le FPE-TT de demander le paiement de la contribution FSPI pour la période couverte par la validation rétroactive opérée par le législateur. La décision ne surprend pas au regard du contenu de l’arrêt du Conseil d’État du 28 novembre 2018, modulant dans le temps les effets de l’annulation de l’arrêté d’extension, ou de l’article 116, II de la loi du 5 septembre 2018, sécurisant les CDII conclus sur le fondement de cet arrêté.

Il reste possible de douter du « motif impérieux d’intérêt général » (recherché tant par le Conseil constitutionnel que la CEDH lors de l’examen d’une loi de validation, Cons. const. 14 févr. 2014, n° 2013-366 QPC, Maflow France (Sté), AJDA 2014. 377 ; ibid. 1204 , note J. Roux ; D. 2014. 487 ; ibid. 2015. 1457, obs. L. Gay et A. Mangiavillano ; AJCT 2014. 268, obs. M.-C. Clémence ; Dr. soc. 2014. 387, obs. V. Roulet ; RFDA 2014. 589, chron. A. Roblot-Troizier et G. Tusseau ; RTD civ. 2014. 604, obs. P. Deumier ; CEDH 28 oct. 1999, n° 24846/94, Zielinski c/ France, AJDA 2000. 526, chron. J.-F. Flauss ; D. 2000. 184 , obs. N. Fricero ; RFDA 2000. 289, note B. Mathieu ; ibid. 1254, note S. Bolle ; RTD civ. 2000. 436, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 439, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 629, obs. R. Perrot ) de la disposition légale sécurisant les CDII conclus avant 2015, au regard du nombre de contrats conclus et de la plus faible « sécurisation des parcours professionnels » pour les signataires de ces contrats par rapports aux titulaires d’un CDI de droit commun (v. S. Tournaux, Dr. soc. 2018. 810 ). Pour autant, dès lors que l’argument n’avait pas été soulevé devant le Conseil constitutionnel (Cons. const. 4 sept. 2018, n° 2018-769 DC, AJDA 2018. 1640 ; AJCT 2019. 56, obs. M. Beye ; Constitutions 2018. 374, chron. P. Bachschmidt ) et que les contrats conclus avant 2015 sont présumés conformes à la loi, il était sans doute préférable, pour ne pas compromettre le financement d’actions de formation au bénéfice des intérimaires, de priver le FPE-TT de la contribution en cause.

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