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Article
Subrogation réelle, emploi des fonds donnés et acquisition en nue-propriété : un imbroglio conforté
Subrogation réelle, emploi des fonds donnés et acquisition en nue-propriété : un imbroglio conforté
La Cour de cassation, dans un arrêt largement diffusé du 17 octobre 2019, considère que la subrogation réelle de l’article 922 du code civil joue en cas de donation de sommes d’argent ayant permis l’acquisition de la seule nue-propriété d’un bien, sans préciser cependant la valeur à retenir.
par Julien Boissonle 13 novembre 2019
Cet arrêt rendu par la Cour de cassation le 17 octobre 2019 porte sur l’interprétation du deuxième alinéa de l’article 922 du code civil. Ce texte vise l’hypothèse de la subrogation réelle dont il doit être tenu compte pour déterminer s’il y a ou non atteinte à la réserve héréditaire lorsque le bien donné a permis d’acquérir un nouveau bien. Selon ce texte, en cas de subrogation, il faut tenir compte de la valeur des « nouveaux biens » acquis au stade de la réunion fictive des donations. Quid alors lorsque l’objet de la donation initiale est une somme d’argent qui a permis l’acquisition non d’un nouveau bien en pleine propriété, mais de la nue-propriété d’un bien ?
Dans l’espèce que la Cour de cassation a eu à connaître, une mère a donné à son fils, par préciput et hors part, une somme d’argent qui a été employée pour acquérir la nue-propriété d’un immeuble. Dans le même temps, la donatrice a acquis l’usufruit du même immeuble. La donatrice décède en laissant pour lui succéder sa fille et son fils donataire, ainsi que son petit-fils, lui-même descendant du donataire, désigné légataire universel de la quotité disponible et légataire à titre particulier de ses parts sociales. Compte tenu des différentes libéralités réalisées, la fille de la de cujus a assigné son frère et son neveu en partage de la succession et réduction des libéralités excessives.
La cour d’appel de Riom rejette partiellement les demandes au titre de la réduction des libéralités. Elle considère, d’abord, que le testament peut recevoir pleine et entière application. C’est déjà considérer que le legs de la quotité disponible s’entend non de la quotité disponible à la date du décès telle que déterminée par application des articles 913 et suivants du code civil, mais de la quotité restante après l’imputation du legs à titre particulier des parts sociales. À défaut, les deux legs seraient nécessairement excessifs et réductibles. La cour d’appel considère, ensuite, que la donation de somme d’argent est réductible à la quotité disponible, mais dans la limite de son montant. Les juges du fond refusent, en effet, de faire application de la subrogation réelle au motif que le donataire n’a pas acquis un bien mais un droit réel sur un bien dont la donatrice était usufruitière et que l’on n’était pas en présence d’une donation déguisée de l’immeuble. À lire la décision de la Cour de cassation comme le moyen annexé à l’arrêt, les juges du fond ont estimé que la somme reçue par donation, bien qu’affectée à l’acquisition de la nue-propriété du bien, n’a pas servi à acquérir un bien.
De prime abord, notons que les juges du fond font complètement fi de l’ordre de réduction des libéralités posé par l’article 923 du code civil en ordonnant la réduction de la donation de somme d’argent et l’exécution pleine et entière des différents legs. Ce texte prévoit pourtant qu’« il n’y aura jamais lieu à réduire les donations entre vifs qu’après avoir épuisé la valeur de tous les biens compris dans les dispositions testamentaires ». L’arrêt d’appel n’est toutefois pas critiqué sur ce point.
Surtout, les juges du fond méconnaissent le jeu de la subrogation réelle. L’arrêt, critiqué sur ce point, est logiquement cassé au regard de la première branche du moyen unique et au visa de l’article 922 du code civil.
Dans un attendu liminaire, la Cour de cassation reprend le contenu ses deux premiers alinéas en précisant que « la subrogation prévue par ce texte inclut toutes les donations, y compris celles de sommes d’argent ». Là n’est pas tant la divergence avec la cour d’appel, à la différence des juges de première instance qui, à en croire le moyen annexé, ont considéré que l’intérêt d’une donation de somme d’argent était d’échapper au valorisme monétaire. La solution rendue sur ce point n’est pas nouvelle (Civ. 1re, 4 juin 2007, n° 06-14.473, Dalloz jurisprudence). Elle comble une lacune importante des textes puisque, bien que la subrogation soit prévue expressément en cas de donation d’une somme d’argent en matière de rapport (C. civ., art. 860-1), rien n’est dit pour la réduction. La haute juridiction suit ici les préconisations de la doctrine qui défend une application des règles par analogie (v. not. M. Grimaldi, Les successions, 7e éd, LexisNexis, 2017, n° 886).
Il faut s’en remettre au dernier attendu qui applique la règle posée à l’espèce en présence pour apprécier véritablement la divergence qui existe entre la cour d’appel et la Cour de cassation. Pour cette dernière, en effet, le donataire « avait employé la somme d’argent donnée par sa mère à l’acquisition de la nue-propriété d’un bien immobilier, ce dont il résultait que c’est la valeur de ce bien au jour de l’ouverture de la succession, d’après son état à l’époque de son acquisition, qui devait être réunie fictivement à la masse de calcul de la réserve héréditaire et de la quotité disponible, en vue de déterminer une éventuelle réduction ».
Pour la haute juridiction, la subrogation réelle joue donc bien lorsque la somme d’argent reçue par donation a servi à acquérir la nue-propriété d’un immeuble et non la pleine propriété de celui-ci. Pour défendre cette position, les différentes branches du moyen unique du pourvoi, dont la première sur laquelle la cassation est réalisée, soutenaient que la subrogation réelle devait jouer dès lors que les fonds avaient été donnés « dans le but de permettre cette acquisition ». En ne reprenant pas cette condition psychologique conduisant à faire jouer aux mobiles juridiques ayant conduit à la donation un rôle qui n’est pas le leur, la Cour de cassation écarte implicitement cette condition.
Il reste à déterminer le montant dont il doit être tenu compte dans les opérations de liquidation. L’hésitation est permise entre la valeur de l’immeuble en pleine propriété ou la valeur de la nue-propriété de celui-ci. Sur cette question, l’arrêt n’est pas des plus explicites. La troisième branche du pourvoi invitait pourtant la Cour de cassation à se positionner en défendant que c’est la valeur de la pleine propriété qu’il convenait de retenir puisque l’usufruit s’était éteint à la mort de la de cujus.
La Cour de cassation reprenant scrupuleusement la lettre de l’article 922 du code civil se borne à préciser qu’il fallait réunir fictivement la valeur de l’immeuble au jour de l’ouverture de la succession d’après son état à l’époque de son acquisition. La décision est susceptible de plusieurs lectures.
Selon une première lecture, en visant la valeur de l’immeuble, la haute juridiction retiendrait implicitement – mais nécessairement – celle de la pleine propriété. Deux raisons au moins militent contre une telle interprétation. D’abord, si la Cour de cassation avait voulu retenir la solution défendue par la troisième branche du pourvoi, elle n’aurait pas cassé l’arrêt sur sa seule première branche mais aurait également visé celle-ci. Ensuite, en raison de sa généralité, l’attendu ne paraît pas distinguer, à la différence du pourvoi, selon que l’usufruit est éteint ou non au jour de l’ouverture de la succession (ce qui ne sera pas le cas dans la situation d’une réversion d’usufruit ou lorsque l’usufruit sera constitué au profit d’un tiers toujours en vie). Or il n’est possible de retenir la valeur de la pleine propriété que si celle-ci est véritablement reconstituée à la date du décès.
Selon une seconde lecture, en renvoyant à l’état du bien au jour de l’acquisition, la Cour de cassation viserait l’état de démembrement juridique de celui-ci. Dans ce cas, ce serait la valeur de la nue-propriété du bien qu’il conviendrait de réunir fictivement. Là encore, deux raisons au moins militent contre une telle approche. D’abord, la notion d’état du bien renvoie davantage à un état matériel que juridique. La règle permet surtout de déterminer qui, du donataire ou de la succession, profite ou souffre des plus ou moins-values affectant le bien entre son acquisition et l’ouverture de la succession. Or, à retenir qu’il peut s’agir d’un état de démembrement du bien, celui-ci avait disparu en l’espèce au jour de l’ouverture de la succession. Ce faisant, la plus-value consécutive à la reconstitution de la pleine propriété aurait pour origine un cas fortuit (le décès de l’usufruitier) et devrait donc profiter à la succession, d’où une prise en compte de la valeur de la pleine propriété. Ensuite, ce n’est pas la solution traditionnellement admise en cas de donation de la nue-propriété d’un bien avec réserve d’usufruit au profit du donateur. La Cour de cassation retient, en effet, que c’est la valeur de la pleine propriété dont il doit être tenu compte, qu’il s’agisse des règles de la réduction (Civ. 1re, 14 oct. 1981, n° 79-15.946, RTD civ. 1982. 641, obs. J. Patarin) ou du rapport (Civ. 1re, 5 févr. 1975, n° 72-12.624, D. 1975. 673, note R. Guimbellot ; JCP 1976. II. 18249, note M. Dagot ; 28 sept. 2011, n° 10-20.354, Dr. famille 2011. Comm. 172, obs. B. Beignier). On rétorquera peut-être que la situation n’est pas exactement la même. La différence n’est pourtant que de degré et non de nature. De surcroît, pour motiver deux de ses précédents arrêts, la Cour de cassation retient que « le bien donné [doit] être évalué à la date de la donation, mais compte tenu des droits que l’héritier gratifié possède sur ce bien au jour où il doit en être fait rapport » (Civ. 1re, 5 févr. 1975, préc.) ou « au jour où naîtra le droit à la réserve héréditaire (Civ. 1re, 14 oct. 1981, préc.). Par analogie, une même solution s’impose en cas de subrogation réelle, et ce d’autant plus qu’en l’espèce, au regard du montage réalisé, la de cujus avait souhaité que son fils devienne plein propriétaire d’un immeuble à son décès. On comprend alors la référence par les juges d’appel à une éventuelle donation déguisée de l’immeuble, qu’ils ont néanmoins écartée.
Enfin, on peut encore penser que la Cour de cassation botte en touche et ne se prononce pas sur ce point laissant à la cour d’appel de renvoi le soin d’esquisser sa propre jurisprudence. Que cette dernière statue dans un sens ou dans l’autre, il y a fort à parier que la Cour de cassation sera de nouveau saisie de la question tant la solution retenue aura son importance sur le sort des différentes libéralités réalisées par la de cujus. Dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, les hauts magistrats auraient pu faire l’économie d’une nouvelle navette en motivant leur décision plus clairement.
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