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Suicides à France Télécom : la cour d’appel de Paris valide la notion de « harcèlement moral institutionnel »

La cour d’appel de Paris a rendu en fin de semaine dernière son arrêt dans cette affaire qui prend sa source au mitan des années 2000. Elle a déclaré coupables, comme auteurs ou complices, quatre des six prévenus appelants, pour avoir conçu et mis en œuvre un plan de réorganisation ayant favorisé au sein de l’entreprise une forme de « harcèlement moral institutionnel ».

par Antoine Bloch, Journalistele 6 octobre 2022

Pour rappeler très sommairement le contexte de l’affaire, les hauts dirigeants de l’ancien EPIC fraîchement privatisé, et en passe de devenir Orange, avaient lancé, à la fin des années 2000, un plan de restructuration. Ce dernier reposait notamment sur 22 000 suppressions de postes, ce qui représentait près d’un cinquième des effectifs en France. Mené « à marche forcée » en dépit d’un certain nombre d’alertes psycho-sociales, ce plan avait induit, au sein du management, des pratiques harcelantes qui avaient elles-mêmes entraîné une « vague » de suicides et de tentatives. Il y a trois ans, le tribunal correctionnel de Paris avait condamné la personne morale et sept de ses dirigeants, comme auteurs ou complices d’un « harcèlement moral institutionnel ». Selon le raisonnement des premiers juges, « une politique d’entreprise visant par essence une collectivité de personnels » avait induit des agissements « outrepass[ant] les limites du pouvoir de direction » et « porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d’une dégradation (potentielle ou effective) des conditions de travail de cette collectivité ». Six des huit condamnés de première instance avaient comparu devant la cour d’appel entre mai et juillet derniers.

Façon cas pratique, l’arrêt rendu formule on ne peut plus explicitement la question de droit à laquelle il doit répondre, à savoir : « Déterminer si les dirigeants d’une grande entreprise peuvent se voir reprocher des faits de harcèlement moral résultant, non pas de leurs relations individuelles avec leurs salariés, mais de la politique d’entreprise qu’ils avaient conçue et mise en œuvre ». La cour commence par souligner au sujet du texte de prévention (C. pén., art. 222-33-2), dans sa version originelle applicable en l’espèce, que « le législateur et la jurisprudence n’exigent [pas] qu’une relation hiérarchique existe entre l’auteur et la victime ». Puis déduit d’un arrêt rendu dans ce dossier, en toute fin d’information, par la Cour de cassation (Crim. 5 juin 2018, n° 17-87.524), que « les décisions d’organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d’insécurité permanente pour tout le personnel, et devenir alors harcelantes pour certains salariés ». Elle valide donc la notion de « harcèlement institutionnel », dont elle précise qu’il a « pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime ».

Une « méthode aux conséquences anxiogènes »

En l’espèce, la version de travail de l’arrêt relève des « agissements harcelants dont l’objet, non initial, mais assumé en cours d’exécution du plan […], a été la dégradation des conditions de travail de tous les agents de France Télécom ». Elle estime ainsi que « les effets négatifs [du plan], contenus en germe, puis potentialisés suite à la mise en œuvre conduite en cascade par les managers, ont été palpables pour les deux prévenus appelants poursuivis comme auteur », à savoir Didier Lombard, le PDG de l’époque, et son bras droit, le « cost-killer » Louis-Pierre Wenès. Avec, dans les deux cas, « une participation active à la commission des faits qui va largement au-delà d’une simple fourniture d’instructions pour commettre le délit », dans la mesure où une requalification en complicité avait été mise dans les débats les concernant. Au sujet du premier, le PDG, la cour estime que, s’il « ne connaissait que quelques-uns des 120 000 salariés, la plupart restant des anonymes, les retombées en cascade et le ruissellement découlant de cette méthode aux conséquences anxiogènes, […] ont constitué des agissements répétés étrangers au pouvoir de direction et de contrôle. […] C’est lui qui a initié le plan de réduction massif des effectifs dans un délai très contraint. C’est également lui qui, en dépit de toutes les alertes, l’a maintenu […], restant sourd aux dégâts humains, et attendant l’instance judiciaire pour émettre des regrets ». Bref, « Didier Lombard a agi en connaissance de cause et avec lucidité, gardant le suivi de sa politique et mesurant ses résultats ».

Quant au second, le bras droit, les magistrats considèrent qu’il « avait le discernement, la vision d’ensemble […] pour avoir connaissance des enjeux initiaux [du plan], puis des dérives ». Or, « lorsque ces difficultés lui ont été remontées, il a pris le parti de les sous-estimer ou de les nier ». Il a « agi, lui aussi, avec conscience, ce qui ne veut pas dire intention de nuire ». L’un et l’autre sont condamnés à un an d’emprisonnement intégralement assorti du sursis simple, en lieu et place de la peine mixte prononcée en première instance, et à 15 000 € d’amende. Pour aborder la question des prévenus complices, ici au nombre de quatre, la cour rappelle que « les pressions diverses […] n’ont pu prospérer que par des relais présents dans toutes les structures du groupe. À la stratégie ferme définie par le comité de direction […] s’est ajouté le suivisme des directions et services des ressources humaines dont les procédures et méthodes ont infusé dans toute la politique managériale ».

Une « assistance durant plusieurs phases décisives »

Sur la période, Brigitte Dumont avait enchaîné, voire cumulé plusieurs postes de direction aux titres un peu ronflants. La cour considère qu’elle a contribué à plusieurs formations, au champ lexical du genre musclé, à destination des managers : « La caution donnée […] au contenu de la formation, et aux propos édifiants sur la brutalité du management à adopter […] ne fait aucun doute. Elle souligne également qu’au cours de la période, Dumont avait « pris une responsabilité supplémentaire en collectant les courriers relatifs aux cas de souffrance et s’assurant qu’ils étaient traités en local », ce dont les magistrats déduisent « la nécessaire conscience » qui était la sienne « quant aux conséquences du climat anxiogène auquel elle prêtait assistance ». En outre, la cour valide le raisonnement des premiers juges, selon lequel la prévenue aurait « organisé les incitations financières relatives à l’atteinte des objectifs de réduction d’effectifs ». Dumont est ainsi condamnée à six mois de sursis simple, sans peine d’amende.

De Nathalie Boulanger, directrice des actions territoriales, la cour estime qu’elle a prêté « une assistance durant plusieurs phases décisives ». Outre son implication dans les mêmes formations, on lui reproche d’avoir « notifi[é] aux directeurs territoriaux leurs objectifs de départs à réaliser, dont on a vu qu’il avaient eu pour effet de dégrader les conditions de travail des personnels, afin de les inciter à quitter l’entreprise ». Puis d’avoir fait de même pour toute une série de managers dits « de proximité » : « Envers eux, le nombre de départs est à la fois un objectif personnel et un objectif collectif. Cela aura, on le sait des conséquences dévastatrices en termes de harcèlement moral ». L’arrêt souligne également un suivi particulièrement tatillon de ces objectifs, sous forme de « reportings réguliers [qui] dépassaient les exigences légales et réglementaires ». Boulanger écope ainsi de trois mois de sursis simple.

Un « lien de subordination suffisamment exonératoire »

Les deux autres prévenus comme complices sont en revanche relaxés. Il s’agit de Guy-Patrick Cherouvrier, DRH France, dont les magistrats soulignent qu’il était « un praticien en charge de missions surdimensionnées », et qu’il avait en outre consacré un temps « considérable […] au dialogue social ». Surtout, ils estiment ne pas être en mesure de reconstituer avec précision et certitude la place de Cherouvrier dans le processus de décision, notamment en raison de l’organisation matricielle qui avait alors cours, et combinait, voire entremêlait lignes hiérarchiques et fonctionnelles. Dès lors, « la cour, contrairement au tribunal correctionnel, considère que le doute doit profiter [à Cherouvrier], dont le profil socio-professionnel diffère largement des autres prévenus ». Second relaxé : Jacques Moulin, directeur territorial « poursuivi parce qu’il est le modèle du zèle complice », selon les propres mots du parquet général à l’audience. Dans son arrêt, la cour estime que « la seule lecture de l’organigramme […] illustre clairement que les [directions territoriales] sont éloignées du cœur de l’organisation et des “relais incontournables” évoqués par le tribunal correctionnel [dans] son jugement ». Elle accueille donc l’argument selon lequel il n’aurait fait que répercuter des instructions, notamment sur le suivi des réductions d’effectifs. Les magistrats considèrent ainsi que « le doute doit lui profiter », dans la mesure où « le lien de subordination […] paraît suffisamment exonératoire » pour conclure qu’il « n’était pas en mesure d’apprécier l’intention coupable des actes auxquels il prêtait assistance ».