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Sur la notion de « marché de travaux forfaitaire »

Un marché peut être forfaitaire pour une partie seulement des travaux convenus.

par Gatien Casu et Stéphane Bonnetle 23 juillet 2020

En homme avisé, Portalis avait averti : « il est impossible au législateur de prévoir à tout […] un code, quelque complet qu’il puisse paraître, n’est pas plutôt achevé que mille questions inattendues viennent s’offrir aux magistrats » (J.-E.-M. Portalis, Discours préliminaire du premier projet de Code civil). L’assertion formulée à l’occasion du discours préliminaire se vérifie deux cents ans plus tard, alors que la Cour de cassation s’interroge encore aujourd’hui sur l’interprétation et l’application de l’article 1793 du code civil consacré aux marchés à forfait.

En l’espèce, une entreprise avait passé un marché de travaux avec le gérant de la société Dark pour la rénovation et l’aménagement d’une villa appartenant à cette dernière. Des difficultés se sont élevées au moment de l’établissement des comptes entre les parties, l’entreprise considérant qu’elle devait être payée de certains travaux supplémentaires demandés par le maître d’ouvrage alors que ce dernier, se réfugiant derrière le caractère forfaitaire du marché, refusait de payer davantage que les sommes inscrites au devis.

Une expertise a donc été diligentée, à l’issue de laquelle l’entreprise assignait le gérant (M. N…) en paiement du solde du marché. De son côté, la société Dark décidait d’intervenir volontairement à l’instance afin de solliciter l’indemnisation des préjudices liés à l’existence de désordres dans l’immeuble. 

Afin de dénouer la situation et régler les comptes entre les parties, le tribunal devait nécessairement s’interroger sur la qualification du marché : s’agissait-il d’un marché à forfait ou d’un marché soumis au droit commun du louage d’ouvrage ? Les juges du fond exclurent finalement la première hypothèse au profit de la seconde, considérant, contre l’affirmation expresse des parties, que les prestations prévues n’étaient pas suffisamment précises ni chiffrées pour que le marché fût considéré comme forfaitaire.

La Cour de cassation censure sèchement l’arrêt d’appel : « en statuant ainsi, alors qu’un marché peut être forfaitaire pour une partie seulement des travaux convenus, la cour d’appel, qui a relevé que le marché en cause comprenait d’autres lots que ceux pour lesquels le caractère forfaitaire n’était pas établi, a violé le texte susvisé ».

Cet arrêt est intéressant car il permet de revenir sur un point particulièrement délicat : celui du régime juridique applicable aux travaux supplémentaires selon qu’ils sont décidés dans le cadre d’un marché de travaux de droit commun ou d’un marché à forfait. Ce faisant, il met en lumière tous les enjeux inhérents à l’opération de qualification.

Mais en même temps, et au-delà, cet arrêt témoigne des difficultés que les juges rencontrent dans la qualification des contrats qui leur sont soumis. Les contrats sont parfois rédigés en dépit du bon sens, cristallisant des contradictions impossibles à dénouer. Le texte du code n’est plus ici d’aucune utilité. Il revient alors au juge, « pénétré de l’esprit général des lois, [d’] en diriger l’application » (J.-E.-M. Portalis, préc.). Telle est bien l’attitude de la Cour de cassation dans l’arrêt commenté, laquelle affirme au gré d’une méthode de qualification originale allant au-delà du texte de l’article 1793 qu’un marché peut être partiellement forfaitaire.

Les enjeux de la qualification

Le marché à forfait est aujourd’hui plébiscité par les acteurs de la construction. Il faut dire qu’il n’est pas dénué d’avantages, surtout pour le maître d’ouvrage assuré que la construction projetée ne lui coûtera pas davantage que ce qui a été prévu. En effet, l’aléa d’un surcoût lié à des découvertes imprévues est supporté par l’entreprise, tous les travaux nécessaires à la réalisation de l’ouvrage étant par principe inclus dans le prix forfaitaire (Civ. 3e, 18 avr. 2019, n° 18-18.801, D. 2019. 889 ; RDI 2019. 339, obs. C.-E. Bucher ; AJ contrat 2019. 304, obs. M. Lagelée-Heymann ).

Il reste que les travaux supplémentaires ne sont pas forcément « nécessaires » à la réalisation de l’ouvrage. Il n’est pas rare, en effet, que les attentes du maître d’ouvrage évoluent en cours d’exécution et qu’il réclame des modifications ou des ajouts par rapport au contrat initialement conclu.

Telle était bien la situation d’espèce où, selon les juges d’appel, le surcoût financier était principalement lié à des « travaux hors marché (climatisation), à des travaux dont le budget n’avait été défini qu’a minima (électricité), à des travaux autres que ceux commandés (lots menuiseries et lot travaux extérieurs) et enfin à des travaux demandés en sus ».

Dans un tel cas, l’article 1793 du code civil imprime un régime juridique particulièrement rigoureux puisque la demande de tels travaux doit être prouvée par écrit à l’exclusion de tout autre mode de preuve : « l’écrit doit exister, et doit se suffire à lui-même, en particulier en comportant mention du prix des travaux supplémentaires (un simple accord sur le principe de ces travaux étant insuffisant) » (D. 1990. 257, obs. A. Bénabent ).

Certes, la Cour de cassation a tempéré la rigueur de ce texte, considérant que les travaux supplémentaires demandés par le maître pouvaient recevoir paiement en cas de bouleversement de l’économie du contrat ou en cas de ratification expresse et non équivoque des travaux une fois effectués (Civ. 3e, 20 janv. 1990, n° 88-13.384, D. 1990. 257 , note A. Bénabent ; RDI 1990. 370, obs. P. Malinvaud et B. Boubli ). Toutefois, la seconde branche de l’alternative était exclue en l’espèce, le paiement des travaux supplémentaires ayant été contesté. Quant à la première, elle était compromise au regard du montant des travaux supplémentaires, chiffrés à 20 % du marché global. (Serait-ce suffisant pour emporter « bouleversement de l’économie du contrat » ?)

En l’absence d’écrit formalisant l’accord du maître de l’ouvrage tant sur le principe des travaux supplémentaires que sur leur prix, il ne restait plus alors à l’entreprise qu’une seule solution : contester que le contrat signé fût un marché à forfait. Sortir du champ d’application de l’article 1793 du code civil lui ouvrait la possibilité de prouver par tout moyen (et non plus seulement par écrit) que les travaux réalisés avaient bel et bien été commandés par le maître de l’ouvrage.

La méthode de qualification

L’article 1793 du code civil subordonne la qualification de « marché à forfait » à la réunion de quatre critères :

  • le contrat doit être passé avec le propriétaire du sol,
     
  • il doit avoir pour objet la construction d’un bâtiment,
     
  • selon un plan arrêté et convenu avec le maître d’ouvrage,
     
  • et pour un prix fixé globalement et définitivement avant la conclusion du contrat.

Ces critères étant bien connus, ils permettent généralement au juge de qualifier les contrats avec une relative facilité. Le CCTP définit avec précision les tâches que l’entreprise doit effectuer, tâches auxquelles correspond un prix global lui-même ventilé dans le détail du prix global forfaitaire (DPGF).

Est-ce à dire que l’opération est toujours aussi simple ? C’est sans compter sur une logique humaine parfois incohérente qui, sacrifiant dès qu’il est possible à la contradiction, fournit au juge autant de situations imprévues du législateur. On en revient à Portalis…

Ainsi en était-il dans l’affaire en cause où les parties avaient postulé le caractère forfaitaire du marché… tout en indiquant par ailleurs que des travaux supplémentaires seraient peut-être à prévoir après démolition, que le budget du lot électricité restait à définir, ainsi que celui du lot climatisation et que certains lots n’étaient pas chiffrés (placard chambre enfants, bac à douche dans la chambre parentale).

Face à ces contradictions, comment le juge devait-il procéder ? Rechercher « la commune intention des parties » et trancher définitivement en faveur du caractère forfaitaire ou non du marché (C. civ., art. 1188) ? L’artifice aurait fait long feu, masquant maladroitement la substitution arbitraire du choix d’un juge à la volonté des parties…

Une voie médiane était donc préférable, consistant à affirmer qu’un marché passé avec une entreprise générale et composé de plusieurs lots peut être forfaitaire… pour partie seulement. Les lots dont les travaux sont précisément définis et les prix définitivement convenus restent soumis au régime des marchés forfaitaires, tandis que ceux pour lesquelles l’indétermination domine restent soumis au droit commun. Cette solution de principe a pour elle le mérite de l’équilibre, raison pour laquelle elle a emporté l’adhésion de la Cour de cassation.

L’application de cette règle jurisprudentielle au cas d’espèce permet d’en apprécier les potentialités : lorsque les travaux supplémentaires demandés par le maître d’ouvrage correspondent à un lot précisément détaillé et devisé, le régime de l’article 1793 du code civil fait obstacle à ce que l’entreprise obtienne tout complément de prix, faute de s’être préconstitué la preuve d’un écrit et de pouvoir invoquer l’une des hypothèses lui permettant de sortir du forfait. En revanche, lorsque les travaux supplémentaires correspondent à un lot « non forfaitaire », l’entreprise peut alors exiger le paiement des sommes dues à la condition de prouver, par tout moyen cette fois-ci, que le maître d’ouvrage avait accepté les travaux ainsi que les modalités de leur règlement. 

La distinction, subtile, ne manquera pas de générer son lot de contentieux. Il n’empêche, elle doit être approuvée ! Elle vise à pallier autant qu’il est possible les conséquences de l’incohérence humaine, cherchant à réaliser un dessein que l’on sait inatteignable : concilier… l’inconciliable.