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Sur la rétroactivité de la jurisprudence nouvelle et sa modulation a posteriori

Il n’y a pas lieu de différer l’application dans le temps de la règle selon laquelle la déclaration d’appel qui ne mentionne pas les chefs de jugement critiqués est dépourvue d’effet dévolutif. Son application immédiate aux instances en cours ne porte pas atteinte au principe de sécurité juridique ni au droit à un procès équitable.

Au regard de la procédure civile, cet arrêt innove peu. C’est sous l’angle de l’application rétroactive de la jurisprudence nouvelle et de sa modulation a posteriori qu’il interroge et innove possiblement (sujet sur lequel le soussigné déclare avoir été récemment consulté). Cette problématique refait surface au cœur d’une actualité brûlante.

Nul n’ignore que la chambre sociale de la Cour de cassation a opéré plusieurs revirements d’ampleur le 13 septembre 2023 s’agissant de l’acquisition des congés payés en période d’arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle et du point de départ de la prescription du droit auxdits congés (Soc. 13 sept. 2023, n° 22-17.340 et n° 22-10.529, Dalloz actualité, 28 sept. 2023, obs. C. Martin ; Droit social 2023. 745, obs. C. Radé ; Rev. trav. 2023. 639, obs. M. Miné ; D. 2023. 1936 ; D. 2023. 1936 , note R. Tinière ; JA 2023, n° 686, p. 11, obs. A. Kras ; RDT 2023. 639, chron. M. Miné ). Or la rétroactivité de cette jurisprudence – si elle est avérée – inquiète légitimement les milieux économiques.

C’est que l’effet conjugué de la rétroactivité de la jurisprudence et du report du point de départ de la prescription à la date où le salarié a été effectivement mis en mesure d’exercer ses droits pourrait conduire à une dette colossale des employeurs. Et cela alors même qu’ils se sont scrupuleusement conformés à la loi française et à la jurisprudence antérieure de la chambre sociale, et qu’ils ne pouvaient sérieusement prévoir un revirement d’une telle ampleur, qui procède d’un raisonnement nouveau donnant indirectement un effet horizontal à une directive européenne (R. Tinière, Charte des droits fondamentaux de l’UE et droits à congé payé du salarié en arrêt de maladie, D. 2023. 1936). Si les employeurs pouvaient à la rigueur anticiper une intervention législative – à effet prospectif –, ils pouvaient plus difficilement prédire un tel retournement de jurisprudence – à effet rétroactif.

Dans un ordre d’idée proche, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée le 9 novembre 2023 sur la rétroactivité de la fameuse jurisprudence Czabaj en contentieux administratif (CE, ass., 13 juill. 2016, n° 387763, Dalloz actualité, 19 juill. 2016, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon avec les conclusions ; AJDA 2016. 1479 ; ibid. 1629 , chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; AJFP 2016. 356, et les obs. ; AJCT 2016. 572 , obs. M.-C. Rouault ; RDT 2016. 718, obs. L. Crusoé ; RFDA 2016. 927, concl. O. Henrard ; RTD com. 2016. 715, obs. F. Lombard ) et en particulier à son application immédiate aux instances en cours, qui a concrètement conduit à « claquer la porte » du prétoire au nez de certains litigants (CEDH 9 nov. 2023, Legros e.a. c/ France, n° 72173/17 et 17 autres requêtes). Toute la question était de savoir si l’application immédiate des règles relatives aux délais de recours issues de ce revirement à des procédures pendantes, conduisant au rejet des recours estimés tardifs, a porté atteinte au droit d’accès au juge des requérants. La réponse est désormais connue : condamnation de la France à l’unanimité sur le fondement principal de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Un simple extrait donne le ton : « la Cour considère que l’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux, qui était pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée » (§ 162).

Toujours dans la même veine, la chambre commerciale de la Cour de cassation a récemment opéré un revirement important en matière concurrentielle : la saisine d’une juridiction non spécialisée se paie à présent d’une incompétence de la juridiction et non d’une irrecevabilité de la demande dérivant du défaut de pouvoir juridictionnel (Com. 18 oct. 2023, n° 21-15.378, Dalloz actualité, 7 nov. 2023, obs. M. Barba ; ibid., 8 nov. 2023, obs. M. Barba ; D. 2023. 1853 ). Mais la rétroactivité de ce revirement pose question. Imaginons qu’antérieurement au revirement, une partie ait élevé une fin de non-recevoir sur la foi de la jurisprudence antérieure. Apprenant le revirement, elle devrait à présent élever une exception d’incompétence. Or l’exception d’incompétence est à soulever in limine litis, c’est-à-dire avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir (C. pr. civ., art. 74). Elle sera donc irrecevable (en première instance comme en appel). L’ironie est là : en se conformant à la jurisprudence antérieure, cette partie s’est condamnée à ne pas pouvoir respecter la jurisprudence nouvelle. Et la juridiction saisie n’y pourra rien car son office est limité (v. M. Barba, Saisine d’une juridiction non spécialisée en droit des pratiques restrictives : l’incompétence plutôt que l’irrecevabilité (Les hésitations), Dalloz actualité, 8 nov. 2023).

De tout cela, il ressort que la rétroactivité de la jurisprudence nouvelle interroge. La deuxième chambre civile apporte sa pierre à l’édifice au moyen du présent arrêt.

L’histoire est d’une banalité confondante. Un litigant régularise une déclaration d’appel sans préciser les chefs de jugement critiqués. La déclaration précisait simplement : « appel sur toutes les dispositions du jugement ». La cour d’appel n’en a pas pris ombrage et a jugé que l’effet dévolutif jouait à la façon d’un appel général, i.e. pour la totalité du dispositif du jugement déféré. Pourvoi est formé et bien formé.

La question n’est pas de savoir si les chefs de jugement critiqués doivent figurer dans la déclaration d’appel à peine d’absence d’effet dévolutif : la réponse – positive et réitérée au paragraphe 4 – est acquise depuis l’arrêt du 30 janvier 2020 (Civ. 2e, 30 janv. 2020, n° 18-22.528, Dalloz actualité, 17 févr. 2020, obs. R. Laffly ; D. 2020. 288 ; ibid. 576, obs. N. Fricero ; ibid. 1065, chron. N. Touati, C. Bohnert, S. Lemoine, E. de Leiris et N. Palle ; ibid. 2021. 543, obs. N. Fricero ; D. avocats 2020. 252, étude M. Bencimon ; RTD civ. 2020. 448, obs. P. Théry ; ibid. 458, obs. N. Cayrol ) ; ce n’est pas à la veille d’une réforme de l’appel civil que la Cour de cassation risque de revirer.

La question n’est pas davantage de savoir de quelle manière la régularisation s’opère. Si un récent arrêt a pu jeter le doute (Civ. 2e, 14 sept. 2023, n° 21-22.783, Dalloz actualité, 12 oct. 2023, obs. R. Laffly ; D. 2023. 1654 ; AJ fam. 2023. 480, obs. F. Eudier ), la règle est aujourd’hui connue : c’est par une nouvelle déclaration d’appel rectificative réalisée dans le délai imparti à l’appelant pour conclure au fond que celui-ci peut régulariser (§ 5).

La question n’est même pas celle de la conformité de ces règles au droit au procès équitable car, là aussi, la réponse de la deuxième chambre civile est connue de longue date (§ 7 ; v. ant. les §§ 7 s. de l’arrêt du 30 janv. 2020). La question de droit n’est pas là.

La véritable question est de savoir si ces règles procédurales sont d’application immédiate aux instances en cours au 30 janvier 2020, date de la jurisprudence séminale, étant précisé qu’en l’espèce, l’appel avait été régularisé le 7 janvier 2019. Voici la réponse de la Cour de cassation :

« Ces règles encadrant les conditions d’exercice du droit d’appel dans les procédures avec représentation obligatoire qui résultent clairement des textes applicables, sont dépourvues d’ambiguïté et présentent un caractère prévisible. Leur application immédiate aux instances en cours ne porte pas atteinte au principe de sécurité juridique ni au droit à un procès équitable. Il n’y a, dès lors, pas lieu de différer les effets de celles-ci. » (§ 6)

C’est, dès lors, sans surprise que la Cour de cassation annule l’arrêt d’appel puis statue au fond en disant que la cour d’appel n’est saisie d’aucune demande en l’absence d’effet dévolutif de l’appel. La cassation est prononcée sans renvoi (v. réc. sur ce sujet, A. Tani, Cassation avec ou sans renvoi ?, RTD civ. 2023. 517 ).

La Cour de cassation réitère ainsi ce qui s’évinçait déjà d’un précédent arrêt inédit et passé inaperçu en doctrine (Civ. 2e, 17 mai 2023, n° 21-20.706), à savoir qu’elle n’a pas l’intention de moduler a posteriori les effets de sa jurisprudence du 30 janvier 2020.

Mais au-delà de ce résultat négatif, cela signifie-t-il qu’il est par principe possible pour la Cour de cassation de moduler a posteriori une jurisprudence antérieure ? La réponse est à notre sens positive. Ce qui conduit à une seconde interrogation : quelles sont les conditions de cette modulation a posteriori ?

Le principe de la modulation a posteriori

La jurisprudence est par principe rétroactive. Ce n’est que par exception qu’elle est prospective, c’est-à-dire ne dispose que pour l’avenir. Non sans paradoxe, la règle est inversée par rapport à celle qui gouverne l’application dans le temps de la loi et des règlements, qui ne disposent par principe que pour l’avenir et ne...

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