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Article
[Tribune] La suspension précipitée des activités de diffusion de Russia Today et de Sputnik
[Tribune] La suspension précipitée des activités de diffusion de Russia Today et de Sputnik
Le Conseil de l’Union européenne a décidé le 1er mars 2022, en réponse à l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine, de suspendre les activités de diffusion de la chaîne Russia Today (RT) et de l’agence de presse Sputnik dans l’Union européenne. Les deux services sont en effet financés par la Fédération de Russie. Cette décision s’explique par la campagne de « manipulation des médias » et de « déformation des faits » opérée par le gouvernement russe. Pourtant, les motifs retenus peinent à convaincre.
par Grégoire Weigel, Avocat à la Cour, SCP Lyon-Caen et Thiriezle 24 mars 2022
Cette tribune est publiée dans le numéro 401 de Légipresse, mars 2022.
Le 1er mars 2022, la décision PESC n° 2022/351 du Conseil européen a précisé, sur le fondement de l’article 29 du traité sur l’Union européenne, la position des États membres en ce qui concerne les mesures de sanction applicables à la Russie après l’invasion de l’Ukraine. Pour compléter cette décision, le Conseil a adopté, le même jour, le règlement UE n° 2022/350. Sur le fondement de l’article 215 du traité de fonctionnement de l’Union européenne, des mesures réglementaires en matière de restriction des relations économiques ont été prévues. Dans les deux cas, il a été décidé d’interdire la diffusion de contenus édités par la chaîne Russia Today (RT) et par l’agence de presse multimédias Sputnik dans les pays de l’Union ou à destination des pays de l’Union. Cette décision et le règlement qui lui donne effet s’appuient sur des justifications identiques pour restreindre la liberté d’information. Mais aucun des motifs retenus ne parvient à convaincre. Dès lors, compte tenu de la liberté d’expression et d’information en cause, la fragilité juridique initiale réduit d’autant la portée politique du message que veut envoyer l’Union.
Des mesures de restriction mal fondées
On le sait depuis longtemps, toute guerre est aussi une guerre de l’information. Dans le cas de l’Ukraine, il ne fait aucun doute que, depuis le déclenchement des opérations militaires le 24 février 2022, la Fédération de Russie est l’agresseur tandis que l’Ukraine est le pays attaqué, envahi et bombardé sous des prétextes grossiers et imaginaires. Étant donné que les services RT et Sputnik sont financés par la Fédération de Russie, il était légitime de craindre que les contenus diffusés puissent servir le discours de Moscou. Mais était-ce suffisant pour interdire la diffusion de RT depuis la France et la déclinaison de son service en anglais, en allemand et en espagnol ? Était-ce suffisant pour interdire l’accès aux contenus mis en ligne par Sputnik ?
Selon la motivation retenue, l’interdiction de diffusion et d’accès qui frappe les deux services s’explique par la campagne de « manipulation des médias » et de « déformation des faits ». Le Conseil de l’Union européenne relève que des actions de propagande ont utilisé « un certain nombre de médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie ». La riposte impose, par conséquent, de « suspendre d’urgence les activités de diffusion de ces médias dans l’Union ou en direction de l’Union ». Mais, une décision ne peut être juridiquement fondée que sur un fait. Autrement dit, l’absence de fait empêche la décision de correspondre au droit1. C’est la question de la preuve qui est alors posée2. Sans la preuve du fait allégué, la décision repose sur une « cause juridique inexistante »3 et ne peut échapper à la censure du juge.
Dans notre affaire, la motivation des actes du Conseil reste imprécise et stéréotypée faute de dénoncer un fait précis. Aucun exemple de distorsion ou de propagande n’est donné. Il semble même que la motivation s’égare en accusant la Fédération de Russie de prendre pour cible les partis politiques européens, la société civile, les demandeurs d’asile, les minorités, etc. Rien qui soit en rapport avec RT ou Sputnik. Et si l’on cherche, à la place du Conseil, des exemples probants, ils sont bien rares. Tout juste trouve-t-on, en France, une décision du CSA du 28 juin 2018 mettant en demeure RT de respecter l’exigence d’honnêteté de l’information à l’occasion de la diffusion d’un reportage sur le conflit syrien4. Depuis cette date, il faut bien admettre que la chaîne respectait scrupuleusement la convention conclue en septembre 2015 avec le CSA5. Dès lors que les manquements invoqués manquent en fait, la restriction à la liberté de recevoir l’information n’apparaît pas justifiée.
Des mesures de restriction malvenues
Sans doute conscient de la fragilité de sa démonstration, le Conseil s’empresse de se placer sous la protection de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux relatif à la liberté d’expression et d’information (la Charte). Bien maladroitement, il soutient que la suspension des activités de diffusion des deux services de médias concernés ne porterait nullement atteinte à la liberté. Toutefois, selon le paragraphe 3 de l’article 52 de la Charte, les droits qu’elle mentionne correspondent aux droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme de telle sorte que « leur sens et leur portée doivent être les mêmes que ceux que leur confère ladite convention ». Il s’ensuit que l’article 11 de la Charte doit se comprendre à la lumière de l’article 10 de la Convention européenne qui proclame la liberté d’expression. Or la jurisprudence de la Cour européenne rappelle que, dans la mesure où les opinions conflictuelles sont la marque de la démocratie, la liberté d’expression « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique. Tel que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante »6.
Par conséquent, à supposer même que RT ou Sputnik diffusent des informations favorables à la cause de Vladimir Poutine, l’article 11 de la Charte, interprété à la lumière de l’article 10 de la Convention européenne, permettait qu’elles soient débattues dans les limites de l’ordre et de la sécurité publics de l’Union. C’est le paradoxe de la situation. L’Union européenne s’appuie sur la promotion de droits politiques parmi lesquels figurent la liberté de l’information et le pluralisme des opinions. Toutefois, en interdisant des services de médias au seul motif qu’ils sont contrôlés par le gouvernement russe, le Conseil renonce aux principes qui devaient conduire, au contraire, à accepter le risque d’une confrontation des opinions.
En pratique, il appartenait aux autorités de régulation des États membres de mettre en œuvre la mesure adoptée par le Conseil de l’Union européenne. En France, c’est par un simple communiqué de presse du 2 mars 2022 que l’ARCOM s’est borné à indiquer que les décisions européennes relatives à RT et Sputnik s’appliquaient immédiatement à tous les opérateurs. Sous prétexte de « réponse commune aux problèmes de désinformation », c’est le groupe des régulateurs audiovisuels européens (ERGA) qui, le 7 mars 2022, s’est exprimé sur la question de la suspension des deux médias russes. Dans une formule très convenue, son président a indiqué que la volonté de « contrer la manipulation et la désinformation, dans le respect de la liberté d’expression, doit rester une priorité dans le débat européen ».
L’impression d’ensemble ne manque pas d’inquiéter. D’une part, les mesures restrictives adoptées privent d’un canal de diffusion les messages de propagande qu’elles ne parviennent cependant pas à caractériser. D’autre part, en soutenant, contre toute évidence, que de telles mesures ne heurtent pas les principes posés à l’article 11 de la Charte, le Conseil et les régulateurs européens produisent l’effet inverse et mettent en lumière l’erreur de droit qu’ils commettent.
Par suite, à défaut du fondement juridique indispensable (c’est-à-dire la preuve des faits et leur exacte qualification), la proclamation politique (l’adoption de mesures uniformes de sanction) apparaît bien fragile. En cas d’annulation du règlement7 ou de la décision PESC8, il ne resterait de l’ambition première que la confirmation d’une manœuvre précipitée adoptée en méconnaissance des principes fondateurs de l’Union que chacun se plaît pourtant à rappeler.
Notes
1. CE 14 janv. 1916, Camino, nos 59619 et 59679, Lebon p. 15 ; 4 févr. 1981, Konaté, D. 1981. 353, note Pacteau.
2. CE 3 févr. 1965, Saboureau, n° 58433, Lebon p. 64 ; il appartient également au juge de l’Union de vérifier l’exactitude matérielle des faits allégués, CJUE 18 juill. 2013, Yassin Abdullah Kadi, n° 584/10, § 124.
3. CE 20 janv. 1922, Trépont, n° 74010, Lebon p. 65.
4. CSA 28 juin 2018, n° 2018-493, mettant en demeure la société RT France.
5. Convention signée le 2 sept. 2015 entre la société RT France et le CSA, renouvelée en déc. 2020.
6. CEDH 7 déc. 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n° 5493/72 ; CEDH, gr. ch., 16 juin 2015, Delfi c. Estonie, n° 64569/09, § 131, Dalloz actualité, 30 juin 2015, obs. S. Lavric ; RTD eur. 2016. 341, obs. F. Benoît-Rohmer .
7. TFUE, art. 256 et 263.
8. Dans les conditions posées par la Cour, in CJUE, gr. ch., 28 mars 2017, Rosneft, aff. C-72/15 (compétence pour statuer à titre préjudiciel), Dalloz actualité, 21 avr. 2017, obs. T. Soudain ; AJDA 2017. 1106, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser et P. Bonneville ; RTD eur. 2017. 418, obs. L. Coutron ; ibid. 555, étude I. Bosse-Platière .
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