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Tee-shirt « Jihad, je suis une bombe » : la France n’a pas méconnu la liberté d’expression

La condamnation pour apologie de crime de l’oncle d’un enfant lui ayant offert un tee-shirt portant les mentions « Jihad, né le 11 septembre » et « Je suis une bombe », reposant sur des motifs pertinents et suffisants et répondant à un besoin social impérieux, n’a pas enfreint l’article 10 de la Convention.  

par Sabrina Lavricle 10 septembre 2021

En 2012, l’oncle maternel d’un enfant prénommé Jihad et né le 11 septembre 2009, offrit à son neveu un tee-shirt spécialement commandé qui portait les mentions suivantes : « Je suis une bombe ! » sur la poitrine et « Jihad, né le 11 septembre », dans le dos. Le 25 septembre, la directrice de l’école maternelle où était scolarisé l’enfant, ainsi qu’une autre adulte, constatèrent, alors qu’elles rhabillaient l’enfant après son passage aux toilettes, qu’il portait ce vêtement. La directrice de l’école informa l’inspection académique et le maire de la commune. Ce dernier saisit le procureur de la République pour dénoncer les faits.

L’oncle et la mère de l’enfant furent poursuivis pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie sur le fondement des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Relaxés en premier degré, les prévenus furent reconnus coupables en appel et condamnés respectivement à deux mois d’emprisonnement avec sursis et 4 000 € d’amende pour l’oncle, à un mois d’emprisonnement avec sursis et 2 000 € d’amende pour sa sœur. Le requérant forma un pourvoi en cassation, arguant notamment d’une violation de l’article 10 de la Convention. La chambre criminelle cassa et annula l’arrêt d’appel mais en ses seules dispositions concernant l’action civile de la commune de Sorgues, dont dépendait l’école. Sur la prévention, elle estima que la cour d’appel avait exactement apprécié le sens et la portée des mentions incriminées imprimées et rendues publiques, et caractérisé en tous ses éléments le délit dont elle avait déclaré le prévenu coupable (Crim. 17 mars 2015, no 13-87.358, Dalloz actualité, 13 avr. 2015 ; D. 2015. 954 , note A. Serinet ; ibid. 1738, obs. J. Pradel ; ibid. 2016. 277, obs. E. Dreyer ; AJ pénal 2015. 431, obs. G. Royer ; AJCT 2015. 402, obs. S. Lavric ; Légipresse 2015. 205 et les obs. ).

Devant la Cour européenne, le requérant dénonçait une violation de son droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention, invoquant, en substance, une simple plaisanterie, dénuée de toute valorisation des attentats du 11 septembre 2011 et centrée sur des circonstances très particulières propres à son cercle familial (son message visant uniquement à suggérer que son neveu est un « beau gosse »).

Ingérence légitime et proportionnée dans le droit à la liberté d’expression

Dans son appréciation, la Cour constate que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, prévue par la loi et poursuivant un but légitime, conformément au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Son analyse se concentre alors que son caractère nécessaire dans une société démocratique. À cet égard, la Cour rappelle que la liberté d’expression « vaut non seulement vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent » (§ 52 ; v. cités par la Cour, CEDH 15 oct. 2015, Perinçek c/ Suisse [GC], no 27510/08, §§ 196-197, D. 2015. 2183, obs. G. Poissonnier ; Constitutions 2016. 113, chron. D. de Bellescize ; RSC 2015. 877, obs. J. Francillon ; ibid. 2016. 132, obs. J.-P. Marguénaud ; 11 janv. 2011, Mouvement raëlien suisse c/ Suisse [GC], no 16354/06, § 48, Dalloz actualité, 21 janv. 2011, obs. S. Lavric ; Légipresse 2013. 402 et les obs. ). Elle rappelle encore que l’ingérence, pour être légitime, doit répondre à un « besoin social impérieux », l’examen de la Cour portant sur sa proportionnalité eu regard des objectifs poursuivis, ce qui implique de rechercher si les motifs adoptés par les autorités nationales sont « pertinents et suffisants ».

En l’espèce, la Cour relève que le requérant « a sciemment recouru à un procédé énonciatif qui, reposant sur la polysémie du mot “bombe“, tendait à décrire, dans un style familier propre au français courant, les caractéristiques physiques d’une personne séduisante ce, tout en les associant aux informations d’identité de son neveu » (§ 55). Sur le caractère prétendument humoristique des inscriptions litigieuses, elle confirme que de telles formes d’expression sont protégées par la Convention, mais qu’elles n’échappent pas pour autant aux limites définies au paragraphe 2 de l’article 10 : ainsi, « le droit à l’humour ne permet pas tout et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume, selon les termes de ce paragraphe, des “devoirs et des responsabilités“ » (§ 57).

Analysant l’appréciation faite par les juges du fond pour entrer en voie de condamnation (au terme de laquelle certains attributs de l’enfant et l’usage du mot « bombe » ont servi de prétexte pour valoriser, sans nuance, des atteintes volontaires à la vie), la Cour note que la marge d’appréciation nationale était maximale s’agissant de propos ne contribuant en rien à un débat d’intérêt général concernant les attentats du 11 septembre 2001. Relevant le contexte général dans lequel les faits se sont déroulés (« quelques mois seulement après d’autres attentats terroristes, ayant notamment causé la mort de trois enfants dans une école », § 60) et leur contexte plus spécifique (celui de l’instrumentalisation d’un enfant de trois ans et d’une divulgation voulue dans une enceinte scolaire), elle estime que le requérant « ne pouvait ignorer la résonance particulière – au‑delà de la simple provocation ou du mauvais goût dont il se prévaut – de telles inscriptions dans l’enceinte d’une école maternelle, peu de temps après des attentats ayant coûté la vie à des enfants dans une autre école et dans un contexte de menace terroriste avérée » (§ 63).

De là elle juge que la cour d’appel de Nîmes, avalisée par la chambre criminelle, a correctement mis en balance les intérêts en présence et que les motifs retenus pour fonder la condamnation étaient pertinents et suffisants, et répondaient à un besoin social impérieux (§ 65). Le montant de l’amende prononcée restant proportionné et l’emprisonnement ayant été assortie d’un sursis, elle conclut que la condamnation du requérant n’était pas disproportionnée (§ 67). L’ingérence pouvait passer pour nécessaire et la Convention n’a pas été violée (§ 68).

Deux remarques peuvent être faites.

Appréciation de l’abus de droit

La première concerne l’exception préliminaire présentée par le Gouvernement fondée sur l’article 17 de la Convention relatif à l’abus de droit (« Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention »). Comme le rappelle la Cour elle-même dans cet arrêt, l’article 17 a pour but d’empêcher une personne de se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés visés (§ 24, citant CEDH 1er juill. 1961, Lawless c/ Irlande no 3, no 332/57, § 7). Ainsi, les propos islamophobes, racistes, antisémites et/ou incitant à la haine ou à la violence, dirigés contre les valeurs qui sous-tendent la Convention, tombent sous le coup de l’article 17, qui les soustrait à la protection de l’article 10 (pour une synthèse, v. CEDH 24 mai 2018, Roj TV A/S c/ Danemark (déc.), no 24683/14, §§ 32-38 ; v. égal., Rép. eur., vo Conv. EDH, art. 10 : liberté d’expression et de la presse, par X. Bioy, nos 109 s.). Pour savoir s’il y a abus de droit, la Cour examine les buts poursuivis par le requérant quand il invoque la Convention ainsi que leur compatibilité avec cette dernière. Elle estime en l’espèce que « les mentions litigieuses – aussi controversées puissent-elles être – ne suffisent pas à révéler de manière immédiatement évidente que le requérant tendait par ce biais à la destruction des droits et libertés consacrés dans la Convention » (§ 26 ; comp. not., pour la négation systématique des crimes perpétrés par les nazis, CEDH 24 juin 2003, Garaudy c/ France, no 65831/01, D. 2004. 239 , note D. Roets ; ibid. 987, obs. J.-F. Renucci ).

Modalités du contrôle de la motivation

La deuxième remarque concerne le contrôle opéré par la Cour européenne sur la motivation des juridictions internes. Comme rappelé dans cet arrêt, il ne lui appartient pas de se prononcer sur les éléments constitutifs de l’infraction tels que prévus par le droit interne ou de remettre en cause les conclusions des juridictions nationales à cet égard (§ 25) mais de « se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 […] en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents » (§ 54). À cet égard, un satisfecit est délivré à la cour de Nîmes, dont la motivation a permis de pleinement apprécier la conventionalité de la mise en balance opérée. S’agissant de la décision de la Cour de cassation, la Cour de Strasbourg reconnaît l’utilité de l’avis de l’avocat général pour sa compréhension tout en précisant cependant qu’« une motivation plus développée […] aurait permis de mieux appréhender et comprendre le raisonnement tenu par la Cour de cassation en ce qui concerne le moyen tiré de l’article 10 de la Convention » (§ 66).