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Tirages de bronzes posthumes et usufruit spécial du conjoint survivant

L’usufruit spécial dont bénéficie le conjoint survivant (CPI, art. L. 123-6) ne lui permet pas de faire réaliser et de vendre des tirages de bronzes posthumes numérotés à partir de modèles en plâtre non divulgués réalisés par l’artiste. Ces derniers constituent des œuvres originales qui ne relèvent pas du droit de reproduction.

par Mélanie Jaoulle 4 juin 2019

Parce que ce qui est transmis va au-delà de simples contingences financières, les successions d’artistes sont encore et toujours une source inépuisable de litiges, et ce d’autant plus s’il y a des enfants et une « marâtre ». Lorsqu’un artiste s’éteint, c’est certes son patrimoine qui est en jeu mais aussi sa mémoire. Les héritiers, le conjoint survivant et les personnes en charge de la valorisation de l’œuvre du défunt ne partagent pas toujours la même vision des choses… De cet état de fait résultent grand nombre de litiges.

Dans cette affaire, un célèbre sculpteur chinois décède à l’âge de 80 ans en laissant pour lui succéder sa seconde épouse, Mme Bingan Anne H…, et ses trois enfants issus d’une précédente union : Rémy H…, Paolo H… et Alain H…. La veuve bénéficie alors, au titre de l’article L. 123-6 du code de la propriété intellectuelle, du droit d’usufruit spécial du conjoint survivant relativement à la reproduction des œuvres de son défunt conjoint. La concorde semblait régner entre la veuve et les héritiers, ces derniers ayant même été jusqu’à lui confier les journaux intimes de leur père. Néanmoins, les choses ne durent pas toujours et la discorde se fait jour. Sans consulter ses beaux-fils, la veuve fait réaliser des bronzes posthumes, numérotés et signés, à partir de modèles en plâtre que son défunt mari avait réalisés et n’avait pas divulgués. Les héritiers du célèbre sculpteur reprochent alors à la veuve d’avoir outrepassé ses droits d’usufruitière en faisant réaliser au moins trente et un bronzes posthumes numérotés et signés grâce à des moules non divulgués réalisés par leur père, et ce sans leur autorisation alors même qu’ils sont nus-propriétaires. En découle un certain nombre de demandes concernant le droit de divulgation, l’inventaire des tirages opérés, la reconnaissance d’une contrefaçon et la reconnaissance d’un recel de succession sur les plâtres réalisés par l’artiste, mais surtout la demande de la déchéance de l’usufruit. La cour d’appel de Paris (Paris, pôle 3, ch. 1, 27 sept. 2017, n° 16/07225, JAC 2017, n° 51, p. 10, obs. P. Noual ; RTD com. 2018. 338, obs. F. Pollaud-Dulian ) saisie de la question déboute les fils – et petits-enfants venus en lieu et place de leur père décédé – de leurs prétentions. En effet, les juges du fond ont considéré que l’usufruitière, en faisant un tirage et en le vendant, n’avait fait qu’exercer le droit d’exploitation conféré par l’article L. 123-6 du code de la propriété intellectuelle et qu’il n’y avait pas lieu de prononcer la révocation de son droit d’usufruit. La cour d’appel soulignait alors que le manquement de l’usufruitière, qui a consisté dans le refus de communiquer toute information sur les tirages des bronzes réalisés depuis la mort de l’artiste, n’était pas suffisamment grave pour justifier une telle révocation de l’usufruit. Les héritiers ont alors formé un pourvoi contre la décision, lequel est partiellement accueilli par la première chambre civile.

Deux questions étaient alors soumises à l’attention de la Cour de cassation. La première question était celle de la qualification de tels tirages. Il s’agissait de savoir si ces derniers constituaient des reproductions relevant du droit d’usufruit spécial de l’épouse ou, au contraire, si l’on devait y voir des œuvres originales, lesquelles ne pouvaient être tirées et vendues sans l’accord des nus-propriétaires. À cette question, la Cour de cassation, au visa de l’article L. 123-6 du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006, alors en vigueur, énonce qu’aux termes de ce texte, pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent le décès de l’auteur, « le conjoint survivant, contre lequel n’existe pas un jugement passé en force de chose jugée de séparation de corps, bénéficie, quel que soit le régime matrimonial et indépendamment des droits d’usufruit qu’il tient des articles 756 à 757-3 et 764 à 766 du code civil sur les autres biens de la succession, de l’usufruit du droit d’exploitation, dont l’auteur n’aura disposé ». Elle décide ainsi que « les tirages en bronze numérotés ne relèvent pas du droit de reproduction, de sorte qu’ils n’entrent pas dans le champ d’application de l’usufruit du droit d’exploitation dont bénéficie le conjoint survivant ». La Cour de cassation censure donc la cour d’appel de Paris non seulement sur la possibilité de l’usufruitière d’aliéner seule ces tirages mais également sur toutes les demandes subséquentes des héritiers, à savoir notamment la réalisation d’un inventaire ou la déchéance de ses droits d’usufruitière ainsi que la réparation de leur préjudice. La décision, promise à une large diffusion, vient entériner la définition d’œuvre originale et envoie un message clair à tous les usufruitiers d’œuvres de l’esprit.

Aux termes de l’article L. 123-6 du code de la propriété intellectuelle, le conjoint survivant bénéficie – en sus des droits du conjoint survivant contenus dans le code civil – d’un usufruit spécial qui lui offre un certain nombre de prérogatives. En premier lieu, celle de percevoir les fruits civils, c’est-à-dire les redevances d’auteur. Cela inclut les droits de reproduction, de représentation, d’adaptation et de suite, ainsi que leurs nouveaux démembrements. En second lieu, le cas échéant, ce droit offre au conjoint survivant la possibilité de conclure les contrats nécessaires à l’exploitation des œuvres (P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, 11e éd., PUF, coll. « Droit fondamental », 2019, nos 404 s.). Il convenait donc de déterminer si les bronzes que la veuve avait pris soin de tirer à titre posthume constituaient une œuvre originale. La Cour de cassation rappelle alors que, selon une jurisprudence constante, les épreuves en bronze à tirage limité coulées à partir du modèle en plâtre ou en terre cuite réalisé par le sculpteur personnellement doivent être considérées comme l’œuvre elle-même émanant de la main de l’artiste, prenant soin de citer trois précédentes affaires (Civ. 1re, 18 mars 1986, n° 84-13.749, Bull. civ. I, n° 71 ; 13 oct. 1993, n° 91-14.037, Bull. civ. I, n° 285 ; D. 1994. 138 , note B. Edelman ; ibid. 93, obs. C. Colombet  ; 4 mai 2012, n° 11-10.763, Bull. civ. I, n° 103 ; Dalloz actualité, 24 mai 2012, obs. J. Daleau , note C. Zolynski ; ibid. 1446, concl. B. Pagès ; RTD com. 2012. 532, obs. F. Pollaud-Dulian ). En effet, par leur exécution même, ces supports matériels, dans lesquels l’œuvre s’incorpore et qui en assurent la divulgation, portent l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Dès lors, dans la limite de douze exemplaires (exemplaires numérotés et épreuves d’artiste confondus), ils constituent des exemplaires originaux et se distinguent d’une simple reproduction. Ainsi, la veuve ne pouvait en aucun cas procéder, sans l’autorisation des nus-propriétaires, à de tels tirages posthumes, lesquels constituent une atteinte à la substance des droits des nus-propriétaires. En effet, en opérant ces tirages, la veuve s’est rendue coupable d’abus. Les sanctions auxquelles celle-ci s’expose peuvent s’avérer très lourdes : elle risque a minima une condamnation à des dommages-intérêts aux héritiers et un rappel à l’ordre, judiciaire, comme en dispose l’article L. 122-9 du code de la propriété intellectuelle. Mais, au-delà de ces sanctions, le risque est de se voir déchoir de son usufruit (C. civ., art. 618).

La seconde question qui se posait était celle de la légitimité du rejet de l’action en contrefaçon des héritiers à l’encontre de la veuve. La cour d’appel avait rejeté la demande en contrefaçon au titre de la reproduction de modèles en plâtre non divulgués, au motif que le dispositif des conclusions était totalement imprécis et que, selon elle, un acte de contrefaçon ne pouvait être retenu sans indication de l’œuvre contrefaite. Les juges du fond avaient en outre souligné que les motifs des écritures, qui font état de diverses œuvres (divergence de chiffres notamment) ne pouvaient suppléer la carence affectant le dispositif. Sur ce point, la première chambre civile, visant l’article 954, alinéa 2, du code de procédure civile, dans sa rédaction antérieure à celle issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, alors en vigueur, rappelle que « les prétentions sont récapitulées sous forme de dispositif et la cour d’appel ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif ». Ainsi, l’imprécision dans l’énoncé d’une prétention au sein du dispositif ne saurait être assimilée à un défaut de récapitulation de cette prétention.