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Torture à Guantanamo Bay : conditions et application de l’immunité de juridiction

La torture subie dans le cadre de la lutte contre le terrorisme menée par les autorités américaines ne suffit pas à évincer l’immunité de juridiction au bénéfice de celles-ci. L’ordonnance de non-lieu prononcée en conséquence ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au procès équitable.

par Méryl Recotilletle 28 janvier 2021

Par arrêt du 4 janvier 2005 (Crim. 4 janv. 2005, n° 03-84.652, Bull. crim. n° 1 ; D. 2005. 523, et les obs. ; ibid. 1521, obs. G. Roujou de Boubée, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et M. Segonds ; AJ pénal 2005. 158, obs. G. Roussel ; RSC 2005. 297, obs. G. Vermelle ), la Cour de cassation s’est prononcée sur l’ordonnance de la juridiction d’instruction refusant d’ouvrir une information à la suite d’une plainte avec constitution de partie civile déposée par deux ressortissants français (sur l’obligation d’informer et l’immunité de juridiction, v. Crim. 19 mars 2013, n° 12-81.676, Bull. crim. n° 65 ; Dalloz actualité, 9 avr. 2013, obs. M. Léna ; D. 2013. 841 ; AJ pénal 2013. 415, obs. G. Royer ; Gaz. Pal. 21 juill. 2013, p. 43, note Fourment). Ces derniers, arrêtés dans le cadre des opérations déclenchées par les États-Unis à l’encontre du régime taliban et du réseau Al-Qaïda, et détenus au camp de Guantanamo Bay, s’étaient estimés victimes d’acte attentatoire à la liberté individuelle consistant en une détention de plus de sept jours, abstention volontaire de mettre fin à une privation illégale de liberté et séquestration de personne. La chambre de l’instruction considérait qu’aucune convention internationale ne donnait compétence aux juridictions françaises pour connaître de la situation des plaignants, résultat d’une riposte à des actes terroristes qui ne saurait être régie par le seul droit français. De plus, aucun des faits dénoncés n’était prévu par un texte international ou national. La chambre criminelle a cassé cette décision et renvoyait l’affaire. Le 1er juin 2005, la chambre de l’instruction de la cour d’appel infirmait alors l’ordonnance de refus d’informer. Les magistrats instructeurs saisis ont donc procédé à de nombreuses investigations sur les conditions dans lesquelles les parties civiles ont été détenues. Le 6 octobre 2009, le procureur de la République a délivré un réquisitoire supplétif des chefs de tortures et actes de barbarie concomitants aux crimes d’arrestation, enlèvement, détention, séquestration sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi commis en réunion, avec préméditation et avec usage ou menace d’une arme. Aucune des diverses commissions rogatoires internationales adressées aux États-Unis n’a reçu exécution, les autorités américaines refusant de lever le secret-défense. De même, le ministre de la Défense français a fait connaître aux magistrats instructeurs que la Commission consultative du secret de la défense nationale avait rendu un avis défavorable qu’il entendait suivre. Le 18 septembre 2017, les juges d’instruction ont rendu une ordonnance de non-lieu dont les parties civiles ont interjeté appel. La juridiction du second degré a néanmoins confirmé l’ordonnance de non-lieu, mettant en œuvre l’immunité de juridiction. Saisie du problème de savoir jusqu’où cette immunité peut aller, la Haute cour a rejeté le pourvoi en cassation.

L’immunité de juridiction fait partie des obstacles qui empêchent les poursuites. Elle est classiquement retenue après l’examen de conditions tenant aux personnes qui en bénéficient et à la nature des actes qu’elles ont commis (Rép. pén., Terrorisme, par Y. Mayaud, n° 402). Dans l’arrêt du 13 janvier 2021, les juges se sont moins intéressés à la première condition qu’à la seconde. D’après la jurisprudence de la Cour de cassation « la coutume internationale qui s’oppose à la poursuite des États devant les juridictions pénales d’un État étranger s’étend aux organes et entités qui constituent l’émanation de l’État ainsi qu’à leurs agents en raison d’actes qui, comme en l’espèce, relèvent de la souveraineté de l’État concerné » (Crim. 23 nov. 2004, n° 04-84.265, Bull. crim. n° 292 ; D. 2005. 1199 ; ibid. 1192, obs. P. Courbe et H. Chanteloup ; ibid. 1521, obs. G. Roujou de Boubée, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et M. Segonds ; Rev. crit. DIP 2005. 468, note I. Pingel ; Gaz. Pal. 2005. 1. 1160, note Chanet ; Crim. 19 janv. 2010, n° 09-84.818, Bull. crim. n° 9 ; AJ pénal 2010. 252 ; RSC 2010. 131, obs. Y. Mayaud  ; RGDIP 2011. 595, obs. M. Cosnard ; implicitement, v. Crim. 19 mars 2013, n° 12-81.676, préc.). Ainsi, les juges se sont penchés sur l’identité des auteurs présumés des actes, laquelle était soumise au débat. En effet, d’après le moyen au pourvoi, les juges d’appel auraient dû s’interroger sur le point de savoir si les différents actes dénoncés avaient été commis sur ordre des plus hautes autorités de l’État dans l’exercice de sa souveraineté ou si, au contraire, ils étaient l’œuvre de militaires qui avaient agi en dehors de toute décision desdites autorités. La nuance est fondamentale, car s’il s’était agi de militaire agissant de façon autonome, l’immunité de juridiction n’aurait pas pu (et pas dû), en théorie, être retenue. Le cadre des agissements, ou plutôt leur finalité a déjà pesé dans la balance par le passé. Dans l’arrêt du 15 décembre 2015 (Crim. 15 déc. 2015, n° 15-83.156, Bull. crim. n° 292 ; D. 2016. 13 ; ibid. 2424, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, L. Miniato et S. Mirabail ; AJ pénal 2016. 74, note L. Chercheneff et D. Ventura ), le second vice-président de la République de Guinée équatoriale était poursuivi pour blanchiment, corruption, détournements publics de fonds, abus de biens sociaux et abus de confiance. L’immunité de juridiction lui a été refusée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi qui en revendiquait le principe notamment parce que l’ensemble des infractions qui étaient reprochées « à les supposer établies, ont été commises à des fins personnelles avant son entrée dans ses fonctions actuelles, à l’époque où il exerçait les fonctions de ministre de l’Agriculture et des forêts ». Si dans l’arrêt soumis à commentaire, les infractions ont été manifestement commises par les militaires, il n’en demeure pas moins qu’elles sont le résultat d’une politique anti-terroriste développée et mise en œuvre par les membres du gouvernement américain que les juges de cassation ne manquent pas d’énumérer. La chambre criminelle s’est ainsi davantage intéressée à la nature des actes faits incriminés.

Il résulte de la jurisprudence que « les États étrangers et les organisations qui en constituent l’émanation ne bénéficient de l’immunité de juridiction, immunité relative et non absolue, qu’autant que l’acte qui donne lieu au litige ou qui leur est imputé à faute participe, par sa nature et sa finalité, à l’exercice de la souveraineté de ces États et n’est donc pas un acte de gestion » (Civ. 1re, 9 mars 2011, n° 09-14.743, Bull. civ. I, n° 49 ; D. 2011. 890, obs. I. Gallmeister ; Rev. crit. DIP 2011. 385, avis P. Chevalier ; ibid. 401, rapp. A.-F. Pascal . Dans le même sens, Cass., ch. mixte, 20 juin 2003, nos 00-45.629 et 00-45.630, Bull. ch. mixte, n° 4 ; D. 2003. 1805, et les obs. ; Rev. crit. DIP 2003. 647, note H. Muir Watt  ; Civ. 1re, 19 nov. 2008, n° 07-10.570, Bull. civ. I, n° 266). L’immunité de juridiction est, selon le professeur Yves Mayaud, « appréciée au fil des espèces », « en référence explicite à la souveraineté » (Rép. pén.,  Terrorisme, par Y. Mayaud, n° 403). Après avoir exposé que le transfert à Guantanamo puis le traitement réservé aux victimes ont été décidés et organisés par les autorités politiques américaines, « et au plus haut niveau de l’État par le Président Georges W. Bush » et mis en œuvre par l’armée dans le cadre des opérations de lutte contre le terrorisme (D. A. Amman, Le dispositif américain de lutte contre le terrorisme, RSC 2002. 745 ), la chambre de l’instruction a retenu que « ces actes relevaient de l’exercice de la souveraineté de l’État concerné et ne constituent pas des actes de simple gestion ». La Cour de cassation a considéré qu’une telle position ne méconnaissait pas le droit applicable. Si la finalité des actes en question ne fait pas débat, leur nature en revanche est problématique. Les demandeurs au pourvoi ont mentionné des actes de torture, ce qui n’a d’ailleurs pas été remis en cause par les juges. La finalité paraît ainsi prévaloir sur la nature des faits incriminés que l’immunité de juridiction fait échapper à la répression française. Tirant les conclusions de son raisonnement, la Cour de cassation a appliqué le principe de l’immunité de juridiction.

La décision est décevante quant à la torture, alors même que sa prohibition constitue une limite à l’immunité de juridiction, une norme de jus cogens ainsi que l’a rappelé le pourvoi (Rép. dr. int.,  Immunité, par C. Kessedjian, n° 116 ; Rép. dr. int.,  Jus cogens, par D. Carreau, nos 58 s.). La Haute cour s’est contentée, de façon brève, de considérer qu’« en l’état du droit international, les crimes dénoncés, quelle qu’en soit la gravité, ne relèvent pas des exceptions au principe de l’immunité de juridiction ». À la lecture de la décision, on est tenté de déduire que, dès lors que les faits relèvent de la souveraineté de l’État, leur gravité n’a pas d’importance. On peut également supposer que la Cour de cassation a préféré ne pas s’aventurer sur un terrain déjà miné. Une décision contraire aurait signifié que la juridiction nationale s’opposait ouvertement au traitement réservé à Guantanamo Bay, lequel pourtant, n’est pas un secret (J. Cantegreil, La doctrine du « combattant ennemi illégal », RSC 2010. 81 ). Refuser l’immunité de juridiction paraissait, en l’espèce, difficilement imaginable d’un point de vue purement diplomatique et politique. En revanche, sur le plan purement juridique, il n’était pas déraisonnable de l’imaginer. Cependant, ainsi que la juridiction d’appel l’a souligné, il paraît inutile d’aller plus loin en auditionnant, par exemple, les responsables américains « dès lors qu’ils ne peuvent être poursuivis, ni mis en examen, ni faire l’objet de mandats d’arrêt ».

Enfin, d’après le pourvoi, en retenant le bénéfice de l’immunité de juridiction et s’opposant à la poursuite des mis en cause devant les juridictions pénales françaises et à leur mise en examen, la chambre de l’instruction a porté atteinte à la substance même du droit des parties civiles à accéder à un tribunal. En réponse, la Haute cour a rappelé le caractère relatif du droit d’accès à un tribunal, tel que garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle a jugé que l’immunité n’entraînait pas une limitation de ce droit « dès lors que cette limitation est consacrée par le droit international et ne va pas au-delà des règles généralement reconnues en matière d’immunité des États ». Procédant à une mise en balance des intérêts, les juges ont conclu que « l’octroi de l’immunité, conformément au droit international, ne constitue pas une restriction disproportionnée au droit d’un particulier d’avoir accès à un tribunal ». Sur ce point, la solution était sinon compréhensible, du moins prévisible dès lors qu’une décision défavorable de la part d’une juridiction ne suppose pas, en principe, une violation du droit au procès équitable. C’est en cela que la position de la chambre criminelle diffère de l’arrêt du 4 janvier 2005 précité. À l’époque, l’ordonnance en cause était un refus d’informer ce qui pouvait, en effet, lourdement porter atteinte au droit d’accès à un tribunal. En 2021, la donne est différente puisqu’il est question d’un non-lieu, les juridictions d’instruction ayant estimé être allées au bout de ce qu’elles pouvaient faire en matière d’investigations. Sur cet ultime point, la Haute cour a botté en touche, considérant qu’il s’agissait d’une question de « pur fait » échappant à son appréciation.