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Le travail dissimulé à l’abri des certificats ? La chambre criminelle répond par la négative

L’existence de certificats E101 et A1 ne fait obstacle ni à une condamnation du chef de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié en cas d’omission de procéder à la déclaration préalable à l’embauche ni à une condamnation du chef de travail dissimulé par dissimulation d’activité au titre d’un défaut d’inscription au registre du commerce et des sociétés.

par Nathalie Mihmanle 5 février 2021

Quatre arrêts, rendus par la chambre criminelle le 12 janvier 2021, se prononcent sur la portée des certificats administratifs prévus dans les règlements européens de coordination des systèmes de sécurité sociale. Deux certificats sont en cause : le certificat E101, devenu A1, qui atteste de la législation de sécurité sociale applicable à un travailleur qui n’est pas affilié dans le pays de travail et le certificat E101, devenu S1, qui permet aux personnes qui résident dans un autre pays que le pays compétent de bénéficier de prestations en nature de l’assurance maladie maternité.

Trois de ces arrêts portent sur le champ de la force probante des certificats E101 (A1). Ils se situent dans la continuité de l’arrêt Bouygues de la Cour de justice de l’Union européenne du 4 mai 2020 (aff. C-17/19) aux termes duquel les certificats E101 (A1) ne s’imposent aux juridictions de l’État d’accueil qu’en matière de sécurité sociale. Ils indiquent que l’existence d’un certificat E101 (A1) ne fait donc pas obstacle à une condamnation du chef de travail dissimulé dans deux hypothèses : en cas de dissimulation d’emploi salarié pour ne pas avoir procédé à la déclaration préalable à l’embauche (DPAE) ou en cas de dissimulation d’activité en raison d’un défaut d’inscription au registre du commerce et des sociétés. Ces hypothèses doivent être soigneusement distinguées d’autres cas de poursuite pour travail dissimulé, pour absence de déclarations auprès des organismes de protection sociale notamment. Le certificat E101 (A1) est alors opposable au juge pénal qui ne peut que relaxer.

Le quatrième arrêt est complémentaire. Il indique que tous les certificats n’ont pas la même valeur probante. Si le certificat E101 (A1) crée une présomption de régularité de l’affiliation de l’assuré social et est opposable au juge pénal, tel n’est pas le cas du certificat E106 (S1). Simple attestation de droits pour certaines prestations, le certificat E106 (S1) ne lie pas le juge répressif et ne fait donc pas obstacle à des poursuites pour travail dissimulé, quel qu’en soit le chef.

Le contentieux relatif aux divers certificats (E101, E106, etc.) prévus dans les règlements européens de coordination des systèmes de sécurité sociale, au soutien de la circulation des travailleurs, semble inépuisable. Quatre arrêts rendus par la chambre criminelle le 12 janvier 2021 en attestent. Ils apportent d’utiles précisions sur l’incidence de ces certificats en cas de poursuites pénales pour travail dissimulé. Trois d’entre eux concernent la portée du certificat E101, devenu A1, alors que le quatrième a trait à la portée du certificat E106, devenu S1.

Pour rappel, deux situations distinctes sont incriminées sous le chef de travail dissimulé : la dissimulation d’activité et la dissimulation d’emploi salarié. La dissimulation d’activité est notamment consommée en cas de défaut d’inscription au registre du commerce et des sociétés (C. trav., art. L. 8221-3, 1°) ou lorsqu’il n’a pas été procédé aux déclarations qui doivent être faites aux organismes de protection sociale (C. trav., art. L. 8221-3, 2°). La dissimulation d’emploi salarié est une infraction qui peut être constituée dans trois hypothèses : en raison soit d’un défaut de déclaration préalable à l’embauche (C. trav., art. L. 8221-5, 1°), soit de l’absence ou de l’irrégularité du bulletin de paie (C. trav., art. L. 8221-5, 2°), soit d’un défaut de déclaration des salaires et cotisations (C. trav., art. L. 8221-5, 3°). Ne sont pas visés par cette infraction les seuls auteurs immédiats du délit de travail dissimulé mais également ceux qui ont recours sciemment, directement ou par personne interposée, aux services de ceux qui exercent un travail dissimulé (C. trav., art. L. 8221-1, 3°).

En l’espèce, dans les trois premiers arrêts (nos 17-82.553, 18-86.709 et 18-86.757), plusieurs sociétés ont fait l’objet de poursuites. Certaines d’entre elles ont été jugées coupables du délit de recours au travail dissimulé après avoir bénéficié de l’emploi de travailleurs détachés par l’intermédiaire d’une entreprise qui avait omis de s’immatriculer au registre du commerce et des sociétés et qui n’avait pas procédé pas aux déclarations préalables à l’embauche. D’autres l’ont été du chef de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, faute également d’avoir procédé aux déclarations préalables à l’embauche, ou par dissimulation d’activité pour défaut d’inscription au registre du commerce et des sociétés. L’ensemble de ces sociétés se prévalent de l’existence de certificats E101 (A1), opposables au juge répressif, pour contester leur condamnation.

Relevons que l’un de ces arrêts (n° 17-82.553) concerne la très connue affaire de l’EPR de Flamanville. On rappellera, d’une part, qu’elle a révélé les conditions de logement et de travail particulièrement indignes que subissent de nombreux travailleurs détachés, ou réputés tels (v. F. Muller, L’affaire Flamanville : détachement ou fraude sociale ?, Dr. soc. 2012. 675 ). D’autre part, elle a récemment donné lieu à un important arrêt de la chambre sociale qui précise les conditions d’engagement de la solidarité financière du donneur d’ordre (Soc. 4 nov. 2020, n° 18-24.451, D. 2020. 2175  ; RJS 1/2021, n° 60).

S’il est clair, depuis plusieurs années, que le certificat E101 (A1), attestant de l’affiliation d’un travailleur au système de sécurité sociale de l’organisme émetteur, bénéficie d’une présomption de régularité opposable aux institutions compétentes de sécurité sociale et aux juridictions des autres États membres, la portée exacte de cette solution restait encore à préciser. La chambre criminelle a ainsi été amenée en 2019, dans une des affaires commentées, à demander à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de se prononcer sur les contours de la force probante des certificats E101 (A1) (Crim. 8 janv. 2019, n° 17-82.553, D. 2019. 546, point de vue J. Icard ). Elle lui a plus particulièrement demandé de se prononcer sur son incidence en droit du travail dans une hypothèse de travail dissimulé pour omission de procéder à la déclaration préalable à l’embauche.

En substance, la CJUE a répondu que le certificat E101 (A1) s’impose uniquement dans le champ des règlements de coordination de sécurité sociale, pour les besoins desquels il a d’ailleurs été créé (CJUE 14 mai 2020, Bouygues travaux publics, aff. C-17/19, § 47 et 48, D. 2020. 1112  ; ibid. 1523, point de vue J. Icard ). Aussi, la présomption de régularité de l’affiliation n’implique pas une présomption de régularité du détachement tout court ; elle n’a aucun effet sur la validité de l’opération de détachement du point de vue du droit du travail. La solution est parfaitement logique dès lors que les mobilités européennes, et en particulier le détachement, n’obéissent pas aux mêmes règles que l’on se place du point de vue du droit du travail ou du point de vue du droit de la sécurité sociale. La Cour de justice ajoute toutefois, pour le cas d’espèce, qu’il appartient à la juridiction nationale d’analyser la portée de la déclaration préalable à l’embauche afin de savoir si elle relève effectivement de la sécurité sociale au sens des règlements européens ou si elle relève de logiques qui lui sont partiellement ou totalement extérieures.

La chambre criminelle, dans une analyse particulièrement détaillée, raisonne donc ici conformément aux indications données par la Cour de justice de l’Union européenne et déroule un raisonnement en trois temps.

Elle reprend, dans un premier temps, les apports des arrêts A-Rosa (CJUE 27 avr. 2017, aff. C-620/15, D. 2017. 984 ; ibid. 2018. 313, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; Dr. soc. 2017. 579, obs. J.-P. Lhernould  ; ibid. 866, étude M.-C. Amauger-Lattes ; RDT 2017. 462, étude N. Mihman ; RDSS 2017. 769, obs. M. Badel ), Ömer Altun (CJUE 6 févr. 2018, aff. C-359/16, AJDA 2018. 1026, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser ; D. 2018. 296 ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke  ; ibid. 2019. 347, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot  ; RDT 2018. 219, obs. M. Castel ) et du plus récent arrêt Vueling (CJUE 2 avr. 2020, aff. C-370/17 et C-37/18, RDT 2020. 380, étude K. Chatzilaou ). Pour rappel, dans le premier arrêt, la Cour de justice prive le juge national de l’État de travail du pouvoir d’écarter un certificat E101 ou A1 dans l’hypothèse d’une erreur de qualification de l’institution de sécurité sociale émettrice, y compris manifeste. Dans le deuxième, elle confirme l’opposabilité du certificat administratif tout en ouvrant la possibilité de l’écarter en cas de fraude avérée sur la base d’éléments recueillis dans le cadre d’une enquête judiciaire dans le respect du principe de coopération entre institutions de sécurité sociale et des garanties du droit à un procès équitable. Dans le troisième, elle referme la porte qu’elle avait précédemment entrouverte en renforçant le caractère obligatoire de la procédure administrative de demande de retrait de ce document. En particulier, il est requis du juge de l’État membre d’accueil qu’il constate que l’institution émettrice s’est bien abstenue de procéder au réexamen du certificat et de prendre position, dans un délai raisonnable, sur les éléments qui lui étaient présentés. En rappelant ces solutions, la chambre criminelle réaffirme la conformité de sa jurisprudence à celle de la Cour de justice. Après quelques années de résistance (v. Crim. 11 mars 2014, n° 12-81.461, Dalloz actualité, 14 mars 2014, obs. J. François ; D. 2014. 671 ; Dr. soc. 2014. 827, chron. R. Salomon ; JT 2014, n° 163, p. 12, obs. X. Delpech ; RSC 2014 . 355, obs. A. Cerf-Hollender ; RTD eur. 2015. 348-30, obs. B. Thellier de Poncheville , et les débats doctrinaux qui s’en sont suivis : not. N. Chavrier et L. Chabaud, Affaire EasyJet et Vueling Airlines, une atteinte grave à la primauté du droit de l’Union européenne, SSL n° 1641, 1er sept. 2014), elle a finalement admis, en l’absence de fraude caractérisée dans les conditions imposées par la Cour de justice, que la présomption de régularité de l’affiliation du travailleur issue du certificat faisait obstacle à une condamnation du chef de travail dissimulé « pour défaut de déclarations aux organismes de protection sociale » (Crim. 18 sept. 2018, n° 13-88.631, Dalloz actualité, 3 ocr. 2018, obs. S. Fucini ; AJ pénal 2018. 581, obs. F. Chopin ).

Toutefois, dans les présents arrêts, sont distinguées les poursuites du chef de travail dissimulé engagées pour défaut de déclarations aux organismes de protection sociale, dont l’objet est d’assurer l’affiliation des travailleurs concernés à l’une ou à l’autre branche du régime de sécurité sociale, et celles engagées pour défaut de déclaration préalable à l’embauche.

C’est pourquoi, conformément au chemin indiqué par la Cour de justice de l’Union européenne, la chambre criminelle recherche, dans un second temps, en se livrant à une exploration historique par le biais de travaux parlementaires ou de circulaires d’application, si la déclaration préalable à l’embauche a pour unique finalité d’assurer l’affiliation des travailleurs concernés à une branche du régime de sécurité sociale ou si elle répond à d’autres finalités. Il en ressort que cette déclaration est justifiée par la lutte contre le travail clandestin, par la lutte contre la fraude fiscale, et assure une concurrence non faussée entre les entreprises. Elle favorise le contrôle opéré par différents organismes (inspection du travail, médecine du travail en raison du lien qui unit la déclaration préalable à l’embauche et la demande d’examen médicale d’aptitude à l’embauche). Elle vient donc à l’appui de nombreuses règles relatives aux conditions d’emploi et de travail des travailleurs, y compris relatives à leur santé et leur sécurité.

La chambre criminelle raisonne de manière analogue concernant l’inscription au registre du commerce et des sociétés (v. en part. pourvoi n° 18-86.757). Cette inscription s’imposant notamment à tout employeur dont l’activité est entièrement tournée vers la France et entraînant l’assujettissement de celui-ci aux dispositions du code du travail, elle est évidemment étrangère aux finalités couvertes par le certificat E101 (A1).

La chambre criminelle en conclut, dans un troisième temps, que l’existence de certificats E101 et A1 ne fait obstacle ni à une condamnation du chef de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié en cas d’omission de procéder à la déclaration préalable à l’embauche ni à une condamnation du chef de travail dissimulé par dissimulation d’activité au titre d’un défaut d’inscription au registre du commerce et des sociétés.

On observera que l’URSSAF, en raison de sa mission de recouvrement des cotisations sociales, est en revanche directement affectée par la présomption de régularité dont bénéficie le certificat E101 (A1). Elle est ainsi irrecevable, comme cela ressort de deux arrêts (nos 18-86.709 et 18-86.757), à se constituer partie civile, notamment pour un préjudice tiré de « l’ampleur de sa mission de contrôle et des démarches judiciaires qu’elle a dû engager ». Celui-ci ne peut être constitué dès lors que les travailleurs concernés sont présumés être régulièrement affiliés au régime de sécurité sociale de l’État ayant émis le certificat, autrement dit dès lors qu’il n’y a pas eu d’irrégularité du point de vue du recouvrement des cotisations sociales. À défaut d’avoir pu obtenir le retrait du certificat ou d’avoir été en mesure de prouver une fraude de l’employeur ainsi que la passivité de l’organisme émetteur face à la preuve de cette fraude, il n’est donc pas possible à l’URSSAF d’invoquer un quelconque préjudice en lien avec sa mission.

Enfin, dans le quatrième arrêt du même jour (n° 20-80.647), la chambre criminelle se prononce sur un cas classique de fraude dans le secteur du transport routier : en l’espèce, une société implantée en Espagne, mais n’y ayant pas une activité réelle, emploie des conducteurs routiers résidant en France pour des trajets entre la France et l’Espagne. À la suite d’un contrôle de l’URSSAF, et en l’absence de régularisation de la situation, la société est poursuivie pour des chefs de travail dissimulé par dissimulation d’activité et travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié. L’arrêt confirmatif de la condamnation de la société est notamment critiqué en ce qu’il contreviendrait à la valeur normative du certificat E106, devenu S1. Or ce certificat, délivré par l’institution compétente de sécurité sociale, a un objet plus restreint que le certificat E101 : il permet au travailleur et aux membres de sa famille qui résident avec lui sur le territoire d’un autre État membre, de bénéficier des prestations en nature de l’assurance maladie maternité, servies pour le compte de l’institution compétente par l’institution du lieu de résidence. Autrement dit, il a essentiellement pour fonction de faciliter l’accès des travailleurs transfrontaliers aux prestations maladie et maternité dans leur État de résidence. En conséquence de quoi, ce certificat n’entraîne pas de présomption de régularité d’affiliation et n’est pas donc pas de nature à lier le juge répressif, ce que confirme la chambre criminelle dans le présent arrêt.

La chambre criminelle pose donc une distinction claire entre le certificat E101 (A1) qui atteste de l’affiliation du salarié au régime de sécurité sociale de l’État émetteur et le certificat E106 (S1) qui n’entraîne aucune présomption de régularité.

Ces arrêts illustrent l’enchevêtrement des règles relevant du « droit social », discipline se nourrissant de plusieurs branches du droit. L’unité de ces règles est d’ailleurs au cœur même du délit de travail dissimulé. Leurs solutions sont cependant heureuses, rappelant que les États n’ont pas été totalement désarmés par la Cour de justice de l’Union européenne dans leur lutte contre la fraude sociale.