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Troubles anormaux du voisinage : responsabilité de plein droit du propriétaire actuel

L’action fondée sur un trouble anormal du voisinage est une action en responsabilité civile extracontractuelle qui, indépendamment de toute faute, permet à la victime de demander réparation au propriétaire de l’immeuble à l’origine du trouble, responsable de plein droit.

Longtemps conçue comme une déclinaison de la responsabilité du fait personnel, la théorie des troubles anormaux du voisinage a désormais un fondement autonome, la Cour de cassation visant « le principe suivant lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (Civ. 2e, 19 nov. 1986, n° 84-16.379). Ce régime de responsabilité est « objectif », c’est-à-dire qu’il ne repose pas sur la preuve d’un comportement fautif de l’auteur du dommage : seul compte l’existence d’un trouble excédant la gêne normalement attendue dans le cadre de relations de voisinage, ceci étant apprécié in concreto par les juges, en tenant compte de la situation particulière de la prétendue victime (v. R. Bigot et A. Cayol, Le droit de la responsabilité civile en tableaux, préf. P. Brun, Ellipses, 2022, à paraître, p. 204). Dès lors, l’absence de faute ne permet pas d’échapper à une condamnation (Civ. 3e, 4 févr. 1971, n° 69-12.528). Parallèlement, l’existence d’une faute ne cause pas nécessairement un trouble anormal du voisinage : encore faut-il que les juges du fond caractérisent l’anormalité de la nuisance (Civ. 2e, 24 mars 2016, n° 15-13.306, D. 2016. 1779, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin ). Le caractère objectif de ce régime de responsabilité a, de nouveau, été affirmé avec force par la troisième chambre civile le 16 mars 2022.

En l’espèce, l’usufruitière d’un pavillon a déclaré à son assureur un sinistre « dégâts des eaux », puis a assigné sur le fondement de la théorie des troubles anormaux du voisinage les propriétaires actuels du pavillon voisin, ainsi que leurs prédécesseurs, en réalisation des travaux rendus nécessaires par les infiltrations et en paiement de dommages-intérêts. La cour d’appel déclare les propriétaires actuels responsables sur le fondement de ladite théorie dans la proportion de 60 % des désordres affectant le pavillon de la demanderesse. Elle rejette, par ailleurs, les demandes adressées par ces derniers contre leur assureur, aux motifs que « le fait dommageable est celui qui constitue la cause génératrice du dommage, en l’espèce les fuites sur le réseau des canalisations enterrées de la propriété de M. et Mme F, dont l’origine remonte à 1997 et 2005, soit antérieurement au 25 janvier 2007, date de prise d’effet de l’assurance multirisques habitation » (pt 13). Elle considère, en outre, que les conditions générales du contrat d’assurance ne couvrent pas les dommages provenant d’une canalisation enterrée chez l’assuré et qu’il s’agit là d’une clause de non-garantie, laquelle n’a pas à répondre au formalisme édicté par l’article L. 112-4 du code des assurances (pt 18).

Ces trois points sont contestés par les voisins dans leur pourvoi en cassation.

Le caractère objectif de la responsabilité résultant d’un trouble anormal de voisinage

Les voisins soutiennent, tout d’abord, « que le vendeur est responsable du trouble anormal de voisinage causé par l’immeuble vendu avant la cession ; qu’en imputant aux seuls acquéreurs la responsabilité d’un trouble anormal de voisinage dont la cour d’appel relevait elle-même qu’il trouvait sa cause dans des conduites fuyardes, dont les premiers désordres « remontaient à 1997 et 2005 », à une époque où les consorts G étaient propriétaires du bien en sorte qu’ils devaient nécessairement assumer une part du dommage ainsi causé, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales qui découlaient de ses propres constatations, a violé le principe en vertu duquel nul ne peut causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (pt 7). La Cour de cassation considère que ce moyen n’est pas fondé. Elle affirme, dans un attendu de principe, que l’« action fondée sur un trouble anormal du voisinage est une action en responsabilité civile extracontractuelle qui, indépendamment de toute faute, permet à la victime de demander réparation au propriétaire de l’immeuble à l’origine du trouble, responsable de plein droit » (pt 8), et en conclut que la responsabilité des voisins devait être retenue, le fait qu’ils n’aient pas été propriétaires de ce fonds au moment où les infiltrations avaient commencé à se produire n’étant pas dirimant (pt 9).

Déterminer la nature de l’action fondée sur un trouble anormal du voisinage suscite des difficultés particulières en raison des liens de cette dernière, d’une part, avec le droit des biens et, d’autre part, avec le droit de la responsabilité civile. Souvent présentée comme une limite aux prérogatives du propriétaire, révélant la dimension sociale du droit de propriété (A. Cayol, Le droit des biens en tableaux, Ellipses, 2019, p. 114), une telle protection ne concerne-t-elle pas davantage les dommages causés aux « propriétés » voisines plutôt qu’aux propriétaires voisins ? (J. Carbonnier, Droit civil. Les biens, t. 3, 19e éd., 2000, PUF, coll. « Thémis/Droit privé », p. 279, n° 172). Il s’agirait ainsi d’un rapport réel entre fonds voisins : l’un d’entre eux serait « lésé » en raison d’une diminution ou d’une perte partielle de ses utilités, de ses potentialités d’usage, résultant de l’activité déployée par le propriétaire de l’autre (F. Danos, La nature personnelle de l’action en réparation des troubles anormaux du voisinage, RDC 2020/2, p. 113). Bien qu’une doctrine autorisée ait ainsi pu soutenir la nature réelle de l’action fondée sur les troubles anormaux du voisinage (J. Carbonnier, op. cit., p. 279, n° 172 ; A. Sériaux, Droit des obligations, 2e éd., 1992, PUF « Droit fondamental », p. 444, n° 125 ; R. Libchaber, « Le droit de propriété, un modèle pour la réparation des troubles du voisinage », in Mélanges C. Mouly, t. 1, Litec, 1998, p. 421), la Cour de cassation a clairement affirmé qu’il s’agit d’une action en responsabilité civile extracontractuelle et non d’une action réelle immobilière (Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-22.474, Dalloz actualité, 18 oct. 2018, obs. N. Kilgus ; D. 2018. 1806 ; AJDI 2019. 470 , obs. N. Le Rudulier ; RTD civ. 2018. 948, obs. W. Dross ).

Il est vrai qu’elle n’est plus, depuis longtemps, cantonnée aux rapports entre propriétaires. La jurisprudence retient une conception extensive de la notion de voisin : il n’est pas nécessaire que le voisin soit propriétaire du fonds. Seul importe le fait qu’il l’occupe. Il peut ainsi parfaitement s’agir d’un locataire (Civ. 3e, 17 avr. 1996, n° 94-15.876, D. 1997. 271 , obs. CRDP Nancy II ; AJDI 1997. 208 , obs. C.-H. Gallet ; RTD civ. 1996. 638, obs. P. Jourdain ; Civ. 2e, 31 mai...

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