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UBS : amende record infligée à la banque suisse

La société mère, établie en Suisse, et l’une de ses filiales françaises ont été condamnées à une amende de 3,7 milliards d’euros et 800 millions d’euros de dommages-intérêts au bénéfice de l’État, partie civile, pour démarchage bancaire illicite et blanchiment aggravé de fraude fiscale

par Julie Galloisle 1 mars 2019

À n’en pas douter, ce jugement, rendu le 20 février 2019 par le tribunal correctionnel de Paris, fera date au sein de la justice financière française (v. not. challenges.fr, 20 févr. 2019) au regard du prononcé, à l’encontre de l’établissement bancaire, de condamnations particulièrement lourdes, au niveau tant pénal que civil. Ces dernières s’inscrivent néanmoins dans le droit fil d’une législation particulièrement hostile à toute forme d’évasion fiscale, comme l’atteste la récente loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude (v. not. J. Gallois, Les apports de la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude. Remarques sur une loi à caractère répressif, AJ pénal 2018. 560 ).

Pour comprendre cette condamnation, il importe de revenir sur les principaux points de ce complexe contentieux, après un nécessaire rappel des faits.

Rappel des faits

Le groupe UBS, qui ambitionnait de s’implanter dans les principaux États européens, et ce afin d’exercer l’activité de gestion de fortune sous l’autorité de fonctionnement du département correspondant de la maison mère implantée en Suisse, UBS AG, a créé en France, en juin 1999, une filiale de la société UBS Holding (France) SA, la société UBS France (UBSF). Cette société est dédiée à cette activité de banque privée et gestion de fortune pour le compte d’une clientèle majoritairement constituée de personnes physiques de nationalité française. La société UBSF exerçait ainsi cette activité classique, pour les clients désireux d’ouvrir des comptes déclarés mais aussi pour une clientèle française ayant des comptes non déclarés en suisse.

Dans le but de développer sa clientèle quant à l’ouverture de tels comptes non déclarés, la société mère a envoyé en France des commerciaux d’affaires chargés de démarcher des clients français fortunés. Des clients et prospects étaient ainsi rencontrés lors de différents events (événements promotionnels), auxquels la banque UBSF s’associait, tels que des tournois sportifs ou soirées, voire qu’elle organisait elle-même. Le problème était que la société UBS AG, à la différence de la société UBSF, n’avait pas le droit de prospecter, encore moins de démarcher des clients en France, faute de disposer du « passeport européen » prévu par les directives 2006/48/CE et 2004/39 pour le faire. Elle ne disposait pas davantage de licence bancaire pour opérer en France.

Ainsi, outre l’organisation d’évasion fiscale vers la Suisse, d’avoirs de contribuables français – un transfert de ces avoirs se faisait d’un compte déjà non déclaré à l’étranger vers un compte UBS en zone off-shore (hors Suisse) puis rapatrié sur le compte UBS Suisse –, et ce pour la période entre 2004 et 2012, laquelle était constitutive du délit de blanchiment aggravé de fraude fiscale, la société UBS AG s’est vu reprochée le délit de démarchage bancaire illicite. Quant à la société UBSF, elle était poursuivie des chefs de complicité de ces deux délits.

Il importe de préciser que des négociations avaient été entamées par la banque suisse avec le procureur national financier aux fins de conclure une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), applicable aux faits de blanchiment de fraude de fiscale (C. pr. pén., art. 41-1-2). L’attrait pour cette convention n’est aujourd’hui plus à démontrer, notamment en cette matière (v. s’agissant de la CJIP conclue par la HSBC Private Bank Suisse, TGI Paris, ord., 14 nov. 2017, Dalloz actualité, 15 nov. 2017, obs. M. Babonneau ; AJ pénal 2018. 30, note O. Claude ; v. encore s’agissant de la Société Générale, TGI Paris, 4 juin 2018). Procédure transactionnelle mise en place spécialement pour les personnes morales n’exposant que les faits et la qualification juridique susceptible de leur être appliquée, autrement dit ne conduisant pas à une déclaration de culpabilité encore moins à un jugement de condamnation, elle n’avait toutefois pas abouti, faute d’accord du groupe UBS quant au montant transactionnel proposé, à savoir un peu plus d’un milliard d’euros.

Le procureur national financier a dès lors renvoyé les deux sociétés, outre plusieurs responsables personnes physiques, devant le tribunal correctionnel de Paris.

Refus de transmission des questions prioritaires de constitutionnalités

Ces dernières ont d’abord formulé plusieurs questions prioritaires de constitutionnalités (QPC).

Une première avait été déposée par la société UBS AG aux fins de contester l’interprétation jurisprudentielle issue de l’arrêt Talmon rendu le 20 février 2008, qui, en plus de consacrer l’autonomie du délit de blanchiment de fraude fiscale, refuse de subordonner la poursuite de ce délit à une plainte préalable de l’administration fiscale (Crim. 20 févr. 2008, n° 07-82.977, 2e moyen, Bull. crim. n° 43 ; Dr. pénal 2008, comm. n° 67, obs. M. Véron ; RSC 2008. 607, obs. H. Matsopoulou ; RTD com. 2008. 879, obs. B. Bouloc ; AJ pénal 2008. 234, obs. A. Darsonville ). Selon la société prévenue, cette absence d’exigence de plainte préalable nécessaire à la mise en mouvement l’action publique créerait, pour le justiciable, une situation de confusion juridique et d’arbitraire contraire aux articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDH), outre une atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, de l’indépendance des pouvoirs législatif et exécutif.

Alors que l’existence du « verrou fiscal » est, depuis plusieurs années maintenant, contestée au point qu’il a récemment été partiellement levé (art. L. 228, LPF, dans sa rédaction issue de la L. n° 2018-898, 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, v. nos obs., AJ pénal 2018. 560, préc.), le tribunal correctionnel refuse sans grande surprise de transmettre la question à la Cour de cassation pour renvoi au Conseil constitutionnel. Plus précisément, pour les juges parisiens, la question n’est pas sérieuse au motif que « l’interprétation jurisprudentielle des dispositions légales critiquées ne porte atteinte à aucun des principes constitutionnels invoqués. Les poursuites sur le délit général, distinct et autonome de blanchiment, sont exercées de manière libre et indépendante par le ministère public, qui dispose de l’opportunité des poursuites, et selon les mêmes modalités, quelle que soit l’infraction d’origine » (p. 26).

Le tribunal correctionnel reprend ici la solution rendue par la chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 25 mars 2015, pour refuser la transmission au Conseil constitutionnel, d’une QPC rédigée de manière quasi identique, portant sur l’article 324-1, alinéa 2, du code pénal (Crim. 25 mars 2015, n° 14-85.251, Dalloz jurisprudence). Elle avait en effet jugé que le fait que la poursuite pour délit de blanchiment de fraude fiscale ne soit pas soumise aux dispositions de l’article L. 228 du Livre des procédures fiscales, au demeurant considéré comme conforme à la Constitution (Cons. const. 22 juill. 2016, n° 2016-555 QPC, consid. n° 17), ne porte pas atteinte au principe de légalité résultant de l’article 8 de la DDH. Elle avait également retenu que les poursuites en matière de blanchiment, même de fraude fiscale, exercées sur le fondement de l’article 324-1 du code pénal, sont conformes à la loi, dépourvues de tout arbitraire et ne portent pas atteinte à l’article 7 de la DDH, nonobstant l’absence de plainte préalable de l’administration après saisine de la commission des infractions fiscales.

À cette solution, la juridiction de jugement ajoute que « le blanchiment du délit de fraude fiscale qui serait conditionné à une plainte de l’administration fiscale ne pourrait qu’entraîner une atteinte aux principes constitutionnels invoqués même proportionnée, et non le contraire » (p. 26). Il faut dire que, comme le rappelait la partie civile, le législateur, lorsqu’il a voté la loi n° 96-392 du 13 mai 1996 instituant le délit de blanchiment, n’a expressément pas voulu soumettre la poursuite du délit de blanchiment de fraude fiscale aux règles procédurales spécifiques applicables en matière de fraude fiscale (débats parlementaires devant le Sénat les 17 et 18 octobre 1995 ; p. 25).

Deux autres questions ont été formulées par les sociétés UBS AG et UBS France, considérant la possibilité donnée aux autorités publiques de poursuivre des faits de complicité de fraude fiscale sous la qualification de blanchiment aggravé de fraude fiscale, alors que les régimes répressifs entre les deux sont fort différents et les peines « sans commune mesure »– les articles 121-6 et 121-7 du code pénal, à l’aune de l’article 1741 du code général des impôts, s’agissant du complice et les articles 324-1 et suivants, s’agissant de l’auteur –, comme contraire au principe d’égalité des citoyens devant la loi tel que prévu par les articles 6 de la DDH et 1er de la Constitution. 

Ces questions sont toutefois rapidement écartées par les juges parisiens au motif que, « d’une part, les éléments constitutifs des infractions de blanchiment et de complicité de fraude fiscale sont différents et ne protègent pas les mêmes intérêts [et], d’autre part, le ministère public dispose de l’opportunité des poursuites en toute liberté et indépendance » (p. 30 et 32). Et la demande d’irrecevabilité des poursuites qui avait, dans le prolongement de ces deux questions, été formulée a logiquement été rejetée (p. 33).

Exceptions et incidents de procédure au fond

Dans le prolongement de ces deux QPC, plusieurs exceptions de nullité ont été soulevées.

Un certain nombre d’entre celles formulées diversement par les personnes renvoyées devant la juridiction correctionnelle contestaient, conformément aux dispositions de l’article 385 du code de procédure pénale, la recevabilité de plusieurs moyens de preuves ou de mandats d’arrêt. Aucune n’a cependant prospéré (p. 33-50).

Plus particulièrement, on relèvera l’exception d’incompétence des juridictions françaises. Les sociétés UBS AG, en qualité d’auteur principal, et UBS France, en qualité de complice, soutenaient en effet l’incompétence territoriale du tribunal correctionnel de Paris, faute de fait ayant été commis en France. Les différents dirigeants français poursuivis soutenaient également l’incompétence personnelle des juridictions françaises, dans la mesure où la condition préalable nécessaire à la reconnaissance de la compétence visée par l’article 113-8 du code pénal, à savoir l’existence d’une dénonciation officielle par l’autorité du pays où le fait a été commis, en l’occurrence la Suisse, ou l’existence d’une plainte de la victime précédant la poursuite du délit de blanchiment de fraude fiscale, faisait défaut.

Les critiques sont, sans surprise, écartées par le tribunal correctionnel, à l’appui de l’article 113-2 du code pénal. Aux termes de ce texte en effet, la loi pénale française est applicable dès lors que l’un des faits constitutifs de l’infraction a été commis sur le territoire de la République, ce qui comprend des faits plus larges que les seuls éléments constitutifs de l’infraction. Il est en effet constant que la jurisprudence ne subordonne pas la compétence des juridictions françaises à la commission d’un élément constitutif de l’infraction sur le territoire français (v., s’agissant notamment de la prise en compte des actes préparatoires commis en France, Crim. 11 avr. 1988, n° 87-83.873, Bull. crim. n° 144). En tout état de cause, il importe de mettre ici en exergue le lien de dépendance existant entre la fraude fiscale commise en France, infraction principale, et le blanchiment aggravé de fraude fiscale, infraction de conséquence, cette dernière, bien qu’autonome, supposant à titre constitutif – ou, tout du moins, à titre préalable – la commission de la première (comp. s’agissant du recel, Crim. 1er oct. 1986, n° 84-94.124, Bull. crim. n° 262). 

Par ailleurs, une exception de prescription de l’action publique, selon les dispositions de l’article 8 du code de procédure pénale, prises dans leur rédaction antérieure à la loi n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale (JO 28 févr.), s’agissant des faits de démarchage illicite et une partie des faits de blanchiment de fraude fiscale, était également soulevée. Quant au premier délit, d’une part, la société UBS AG prétendait qu’il s’agissait d’une infraction instantanée incriminant une prise de contact non sollicitée, de sorte qu’il se serait écoulé plus de trois ans avant que le premier acte interruptif de prescription – un soit-transmis du parquet de Paris au service national des douanes judiciaires (SNDJ) – n’intervienne. Quant au second délit d’autre part, la société UBS AG relevait que la saisine initiale visait seulement les faits de blanchiment de la fraude fiscale portant sur des fonds prétendument récoltés par un démarchage illicite. Elle précisait par ailleurs que c’est par réquisitoire supplétif du 26 mars 2014 que le parquet a étendu la saisine des juges d’instruction aux faits de blanchiments de fraude fiscale, commis de 2004 à 2012, et portant sur des sommes qui n’étaient pas le produit du démarchage illicite. Aussi, dans la mesure où l’information judiciaire n’avait pas révélé l’existence de sommes provenant du démarchage illicite, seules les sommes qui n’en étaient pas issues devaient être concernées par la prévention de blanchiment. Selon ce raisonnement, plus de trois années se seraient écoulées entre les comptes ouverts avant le 26 mars 2011 et le premier acte interruptif, cette infraction ne pouvant au reste se voir appliquer le régime du recul du point de départ de la prescription de l’action publique en matière d’infractions continues et/ou occultes (p. 56).

La société UBSF ainsi que plusieurs des dirigeants considèrent quant à eux que l’ensemble des faits qui leur étaient reprochés étaient atteints par la prescription, ces faits étant tous antérieurs au 1er mars 2008, de sorte qu’il s’était écoulé plus de trois ans avant que le premier acte interruptif en date du 1er mars 2011, à savoir le soit-transmis, n’intervienne.

Si le tribunal correctionnel de Paris estime effectivement que le premier acte interruptif de prescription est bien intervenu le 1er mars 2011 (p. 61), l’extinction de l’action publique des faits reprochés n’est pas pour autant acquise. Les juges parisiens considèrent que « la prescription ne commence à courir qu’à partir du dernier acte de démarchage illégal et du dernier acte de blanchiment de fraude fiscale reproché, lorsque ce démarchage et ce blanchiment s’inscrivent dans une fraude complexe et qu’ils sont exécutés et se sont poursuivis sur une longue période, ce qui est le cas en l’espèce » (ibid.). Il est en effet constant que le délai de prescription du délit de blanchiment, infraction continue, « commence à courir au jour où la dissimulation ou le placement cesse » (v. not. Crim. 20 mai 2015, n° 14-82.767, inédit). Mais les juges parisiens appliquent ici un raisonnement similaire s’agissant du délit de démarchage bancaire illicite, en le considérant également comme continu – cela ressort particulièrement de l’emploi de la formule « ils sont exécutés et se sont poursuivis », et non comme d’habitude –, et donc comme perdurant tant que le comportement est commis. Il en résulte que, dans la mesure où il a été constaté que « le dernier acte de démarchage incriminé se situ[ait] lors de l’événement sportif de Roland Garros en 2011 sachant que de nombreux events avaient été organisés entre 2008 et 2011 tandis que les actes de blanchiment s[’étaie]nt poursuivis jusqu’en 2012 (offre et fonctionnement de comptes numérotés, banque restante, au nom de structures off-shore, etc.) » (ibid.), et que, contrairement à ce que soutenaient la société UBS AG, le réquisitoire introductif du 12 avril 2012, portait à la fois sur des faits commis entre 2007 et 2011 de démarchage bancaire illicite, complicité de ce délit, de blanchiment en bande organisée de fonds obtenus à l’aide de ces démarchages et de blanchiment aggravé de fraude fiscale, l’action publique de ces deux délits n’était pas éteinte pour cause de prescription des faits.

En tout état de cause, il importe de noter que la prescription de ces infractions n’était pas acquise compte tenu de l’indivisibilité des faits. Selon les juges parisiens, en effet, « les faits reprochés à la société de droit suisse UBS AG avec la complicité de sa filiale française, UBSF, pouvaient s’inscrire dans une politique générale d’établissement bancaire et former entre eux un tout indivisible depuis au moins l’année 2004 » (ibid.).

L’ensemble des exceptions ainsi soulevées par les prévenus n’a donc pas prospéré, ce qui a conduit à l’étude de la caractérisation des délits reprochés.

La caractérisation des délits reprochés à la société UBS AG

S’agissant d’abord du délit de démarchage bancaire illicite. La société UBS AG se voit reprocher d’avoir envoyé en France des chargés d’affaires suisses dans différentes manifestations sportives et artistiques aux fins de démarcher des clients français, alors qu’elle ne dispose ni d’agrément ni de passeport européen lui permettant de commercer librement avec cet État. Il importe de rappeler que l’article L. 353-2, 1°, du code monétaire et financier punit toute personne pour avoir recouru à l’activité de démarchage bancaire ou financier – qui se définit comme « toute prise de contact non sollicitée, par quelque moyen que ce soit, avec une personne physique ou une personne morale déterminée, en vue d’obtenir, de sa part, un accord portant » sur l’une des opérations financières énumérées par le texte (CMF, art. L. 341-1, al. 1er) – sans remplir les conditions prévues aux articles L. 341-3 et L. 341-4 », lesquelles énumèrent les personnes habilitées, au contraire, à se livrer à une telle activité, à l’instar des établissements de crédit ou les sociétés de financement agréés et habilités à intervenir sur le territoire français. Dans ces circonstances, et alors que la société UBS AG répond à la définition de l’établissement de crédit mais n’est ni agréée ni habilitée à intervenir sur le territoire français, elle ne pouvait se livrer à une quelconque activité de démarchage (p. 176). Sa responsabilité pénale devait donc être retenue, dans la mesure où de telles activités avaient bien été commises par des chargés d’affaires suisses lors d’events et de rendez-vous dans des agences d’UBSF (p. 181 à 184).

S’agissant ensuite du délit de blanchiment de fraude fiscale. Il importe de préciser que, dans le prolongement des QPC formulées, le tribunal correctionnel était saisi au fond d’une demande de requalification des faits de blanchiment de fraude fiscale reprochés à la société UBS AG et de complicité de blanchiment de fraude fiscale reprochés à la société UBSF, en complicité de fraude fiscale. Cette demande a toutefois été rejetée par les juges répressifs. Car s’il appartient effectivement à la juridiction de jugement de restituer à la poursuite sa véritable qualification, les faits ici reprochés correspondent à la qualification de blanchiment de fraude fiscale et non de complicité de fraude fiscale. Quel que soit le moyen utilisé pour être consommé, le délit de fraude fiscale, tel que prévu à l’article 1740 du code général des impôts, requiert en effet la réalisation d’un résultat juridique qui est la soustraction à l’établissement ou au recouvrement de l’impôt. Or les faits reprochés aux deux sociétés « sont des opérations qui consistent dans le placement de fonds provenant de fraudes fiscales sur des comptes situés en Suisse puis leur gestion au moyen de procédés ou de dispositifs destinés à dissimuler, à placer ou à convertir sciemment lesdits fonds non déclarés » (p. 174). Il s’agit donc d’« agissements en aval faisant appel à des montages et stratagèmes complexes destinés à gérer le produit direct ou indirect de la fraude fiscale commise par des résidents fiscaux français » (ibid.). Ces agissements correspondent donc à la définition du blanchiment, telle que visée à l’article 324-1, 2°, du code pénal, lequel réprime « le fait d’apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit », et non à celle de la complicité, laquelle suppose une aide ou une assistance, pouvant certes intervenir postérieurement à la commission de l’infraction si elle était prévue en amont du comportement infractionnel mais permettant la soustraction de l’impôt en elle-même. Il est donc bien ici question de faits de blanchiment autonomes et distincts de la fraude fiscale, lesquels n’exigent donc pas à l’existence d’une plainte préalable de l’administration fiscale, aux fins de mettre en mouvement l’action publique.

Le délit de blanchiment implique d’abord, pour être caractérisé, de démontrer l’existence d’un délit principal, ici la fraude fiscale. Comme cela vient d’être rappelé, le délit de fraude fiscale est constitué dès lors que le contribuable a soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l’établissement ou au paiement total ou partiel d’un impôt (CGI, art. 1740). Or les différents éléments de preuve rapportés – tous recevables (v. supra) – ainsi que les investigations menées auprès de la direction nationale des vérifications de situations fiscales ont permis d’obtenir le montant des sommes non déclarées, objet de la fraude fiscale, à savoir 3 773 008 769 €. D’un point de vue matériel, il a été relevé, à l’encontre de la société UBS AG, que le principal service que cette dernière a fourni à ses prospects et clients résidents fiscaux français, et donc clients du département France International, a été la possibilité de bénéficier du secret fiscal et de proposer des services permettant de mettre hors d’atteinte des avoirs non déclarés à l’administration fiscale. Et ce rôle s’est accentué après l’entrée en vigueur de l’accord conclu avec l’Union européenne pour l’application de la direction Épargne du 3 juin 2003 sur l’imposition des revenus de l’épargne, applicable à la Suisse depuis le 1er juillet 2005. La société UBS AG a en effet mis en place un service de « banque restante », c’est-à-dire un service payant par lequel le client demande à la banque ne pas lui envoyer son courrier à son domicile mais de le garder en banque, service associé par la banque à un risque de fraude fiscale (p. 188). Elle a par ailleurs permis à ses clients d’avoir un compte CQUE, dit compte numéroté, utilisable pour leurs correspondances ou retrait d’espèce, et de choisir un pseudonyme quant à l’usage de ce compte, des fiches Bristol contenues dans des cartons permettant de faire le lien entre le pseudonyme et le véritable nom du client (p. 189). Il a encore été relevé que la société UBS AG n’éditait pas d’imprimé fiscal unique (IFU), et ce, même à la demande du client. Enfin, il ressort des différents éléments de preuve rapportés que la société UBS AG proposait à ses clients la constitution de trusts et de fondations au travers de sociétés off-shore, aussi appelées sociétés de domicile, sur lesquels des fonds dissimulés étaient déposés, créant au reste entre la banque UBS AG trustee et son client, « un lien quasi définitif » (ibid.). D’un point de vue moral, le délit de fraude fiscale est intentionnel (CGI, art. 1740 ; C. pén., art. 121-3, al. 1er). Il suppose donc de l’auteur « la conscience de l’inexactitude des déclarations faites à l’administration » (Crim. 16 mars 2013, n° 12-81.496, Dalloz jurisprudence). Mais, comme souvent en matière d’infractions d’affaires, les juges du fond, chargés d’apprécier souverainement cette intention (v. not. Crim. 14 févr. 2007, n° 06-84.366, Dalloz jurisprudence), considèrent le délit caractérisé par l’acte matériel ou encore par le comportement de l’auteur. Le jugement n’échappe pas à ce raisonnement déductif puisque les juges parisiens ont retenu que « la mise en place d’un programme de mise en conformité à compter d’avril 2013 démontre qu’UBS AG savait que ses clients ne déclaraient pas leurs revenus à l’administration fiscale française. À partir de cette époque, UBS AG a demandé à ses clients de prouver leur conformité fiscale, ou de quitter la banque ». Ils ont également relevé que, « dans ses instructions internes d’avril 2013, UBS AG considère comme preuve suffisante (et même comme la « meilleure preuve ») que le client est en règle vis-à-vis de son fisc le fait qu’il opte pour la transmission de l’information dans le cadre de l’application de la directive Épargne » et que « le fait qu’aucun IFU n’était délivré aux clients jusqu’en 2007 et qu’ensuite aucun client apparemment n’en demandait permet aussi de déduire la non-conformité du client » (p. 191), et donc son intention de frauder. Le délit principal de fraude fiscale est dès lors caractérisé en tous ses éléments.

Le délit de blanchiment de fraude fiscale implique encore, pris dans l’une de ses deux formes matérielles, un concours apporté à une opération portant sur le produit de la fraude fiscale (C. pén., art. 324-1, 2°). À ce niveau, les juges parisiens ont retenu que « le recours au service de banque restante, l’absence de délivrance d’IFU, le recours massif à des comptes numérotés, à des sociétés offshore ou à des entités de type trusts ou fondation, à des contrats d’assurance-vie, le fait que l’immense majorité des clients de France International ait opté pour la non-transmission des informations au titre de la directive Epargne, démontr[ai]ent que la direction et les représentants de la société UBS AG, avaient parfaitement conscience que la grande majorité de ses clients (environ 80 %), dont les comptes étaient gérés par le département France International, omettait sciemment de déclarer leurs avoirs à l’administration fiscale française » (p. 191). Et d’en déduire que « la banque a[vait] donc volontairement apporté son concours à des opérations de placement, dissimulation, conversion de sommes non déclarées à l’administration fiscale ».

Enfin, le délit de conséquence suppose une intention frauduleuse, c’est-à-dire que le blanchisseur ait connaissance de placer ou de dissimuler le produit d’une fraude fiscale (C. pén., art. 121-3, al. 1er). Mais, comme pour le délit principal, les juges du fond, souverains quant à l’appréciation de cette intention, déduisent cette dernière des circonstances dans lesquelles l’acte reproché a été conduit. Ils se livrent sans surprise à cette même appréciation (« le caractère intentionnel du blanchiment de la fraude fiscale des clients de France International se déduit du caractère constant et réitéré des agissements de la banque UBS AG, de l’importance des sommes concernées, et du recours organisé et systématique à des pratiques de démarchage illicite sur le territoire national, en s’appuyant sur sa filiale française et enfin de la mise à disposition de ses clients d’une série de services constituant autant de procédés permettant la gestion, le placement et la dissimulation de leurs avoirs non déclarés en partie collectés sur le territoire national » (p. 191-192).

Remarquons que, dans cette phase de caractérisation du délit de blanchiment, le tribunal correctionnel retient l’existence, au détriment de l’administration fiscale, d’un préjudice découlant directement du délit de blanchiment, existence non requise à titre constitutif.

Il retient par ailleurs la circonstance aggravante de concours habituel et d’utilisation des facilités que procure l’exercice de l’activité d’établissement bancaire, s’agissant de faits s’étant commis de 2004 à 2012.

Il en résulte que la responsabilité pénale de la société UBS AG, s’agissant de ces faits commis, à chaque échelon hiérarchique de la ligne de métier banque privée d’UBS AG, par ses représentants au sens de l’article 121-2 du code pénal, doit être engagée.

La caractérisation de la complicité de la société UBSF

Quant à la société UBSF, si elle est habilitée à démarcher des clients et prospects en France, elle se voit néanmoins reprocher des faits de complicité de démarchage bancaire illicite, en raison de sa participation au démarchage réalisé par la société UBS AG, puis de complicité de blanchiment aggravé de fraude fiscale.

Il est en effet relevé, outre le fait que les équipes de direction de la société mère et de sa filiale étaient étroitement imbriquées et qu’il existait une confusion des pouvoirs et une subordination des dirigeants d’UBSF à l’égard de la société mère, que la société UBSF avait mis en place, avec la société UBS AG, un système de coopération transfrontalière permettant la collecte des avoirs des résidents fiscaux français vers la Suisse (p. 177). Notamment des reconnaissances d’affaires, c’est-à-dire des actes par lesquels un chargé d’affaires « receveur » reconnaît à un chargé d’affaires « référent », du même État ou d’un autre État, tout ou partie des avoirs qu’il collecte d’un client ou d’un prospect, avaient été réalisées par la société UBSF, ce qui engageait sa responsabilité, si, à l’occasion de ces affaires reconnues à la France, UBS AG commettait des infractions telles que le démarchage illégal ou le blanchiment de fraude fiscale (p. 180). Il ressort également d’instructions internes qu’elle avait permis la diffusion de publicités sur les produits financiers de la société UBS AG, laquelle ne pouvait être réalisée que par ses soins en raison de son habilitation, en ce qu’il s’agissait d’actes de démarchage. La diffusion avait en effet été « “revue et approuvée” par UBSF et faite “au nom d’UBS France” » (p. 178). Pour le tribunal correctionnel, il n’était dès lors pas douteux que « cette présentation s’inscri[vai]t dans la stratégie consistant, comme pour les évents à faire, au nom d’UBSF, des actes interdits à UBS AG » (p. 179). Il a dès lors retenu que, de 2004 à 2008, les dirigeants de la société UBSF avaient sciemment aidé et assisté la société UBS AG dans ses activités de collecte, notamment au moyen de démarchage illicite des avoirs de clients ou prospects français, puis de blanchiment de la fraude fiscale.  

Rappelons que la lettre de l’article 121-7, alinéa 1er, du code pénal estime « complice d’un crime ou d’un délit la personne qui a sciemment par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation », ce qui suppose de celui-ci qu’il ait réalisé un acte présentant une utilité au délinquant, peu important que cet acte ait contribué directement – la consommation – ou indirectement – la préparation – à l’infraction. Les juges parisiens ont, en l’espèce, retenu que la participation d’UBSF aux agissements illicites commis par UBS AG s’était développée de manière systématique dans le cadre de synergies ou de politiques communes aux deux banques présentées comme des « synergies commerciales ». Notamment, ils relèvent que la société « UBSF a coopéré à l’initiative “Core Affluent” non seulement en “on shore” ou “domestique” mais aussi en coopération avec France International caractérisant un acte de complicité ». Ils ont également retenu que, « dans le cadre des synergies mises en place entre UBS AG et sa filiale française, il était demandé aux commerciaux de repérer les clients ou prospects français susceptibles d’avoir besoin de recourir à l’activité off-shore d’UBS et de les orienter vers des chargés d’affaires d’UBS AG fréquemment présents sur le territoire national ». De ces éléments en a été déduit que « ces synergies n[’étaie]nt […] pas le fait de chargés d’affaires qui dérap[ai]ent mais découl[ai]ent d’une véritable stratégie qui engage la responsabilité d’UBSF ». Le tribunal correctionnel a encore retenu que « la banque suisse et sa filiale française [avaie]nt […] jusqu’en 2008 conjointement organisé des events sur le territoire national » (p. 192). Il a dès lors été jugé que « le lien entre démarchage illicite et blanchiment de la fraude fiscale était absolument clair dans l’esprit non seulement des organes et représentants d’UBSF mais également des commerciaux et autres salariés de la banque », et a pu conclure qu’« en servant d’intermédiaire ou de relais avec sa maison mère, en recommandant à celle-ci des clients désirant placer des avoirs non déclarés à l’administration fiscale, en organisant avec elle des événements promotionnels, en mettant des moyens logistiques au service de sa maison mère, UBS France a[vait] sciemment aidé ou assisté la société UBS AG à commettre les délits consistant à effectuer des opérations de démarchage illicite donnant lieu ensuite à des opérations de blanchiment aggravé de fraude fiscale » (p. 194). La juridiction correctionnelle en a dès lors conclu, comme pour la société mère, l’engagement de sa responsabilité pénale au sens de l’article 121-2 du code pénal, les faits de complicité qui lui étaient reprochés ayant été commis par ses organes (p. 195).

Les personnes physiques

Aux côtés des personnes morales, plusieurs personnes physiques ont également été poursuivies du chef de complicité de démarchage bancaire illicite et blanchiment aggravé de fraude fiscale. Si certaines d’entre elles ont été relaxées de ces chefs de prévention, d’autres ayant des responsabilités au sein de l’une voire des deux sociétés du groupe UBS ont, quant à elles, été déclarées coupables.

Les condamnations

Ce qui interpelle particulièrement dans cette décision n’est pas tant la caractérisation des délits à l’encontre des prévenus mais les condamnations prononcées sur l’action publique et les intérêts civils, ces dernières envoyant, à n’en pas douter, un signal fort quant au traitement judiciaire des affaires d’évasion fiscale.

Sur l’action publique d’abord. Car le tribunal correctionnel de Paris condamne la société UBS AG au paiement d’une amende s’élevant à 3,7 milliards d’euros. La juridiction de jugement a ici repris le raisonnement et la quasi-totalité des réquisitions du procureur national financier, lesquelles prenaient la base « non discutable » des avoirs provenant de repentis fiscaux français ayant eu leur compte chez UBS en Suisse, pour calculer l’amende. Après avoir rappelé qu’aux termes de l’article 324-3 du code pénal, « les peines d’amende mentionnées aux articles 324-1 et 324-2 peuvent être élevées jusqu’à la moitié de la valeur des biens ou des fonds sur lesquels ont porté les opérations de blanchiment » et que l’article 131-38 du même code dispose que « le taux maximum de l’amende applicable aux personnes morales est égal au quintuple de celui prévu pour les personnes physiques par la loi qui réprime l’infraction », les juges parisiens ont constaté que l’amende maximale encourue était portée à 9,25 milliards, prise sur la base du montant précité de 3 773 008 769 €, équivalent aux sommes au minimum non déclarées et déposées chez UBS AG au 1er janvier de la dernière année régularisée ; montant finalement retenu au titre de l’amende, après avoir été arrondi, soit beaucoup plus que l’amende transactionnelle initialement proposée par le procureur national financier… (v. supra).

S’agissant de la société UBSF, cette dernière est quant à elle condamnée à une amende de 15 millions d’euros. Cette amende « mineure », comparativement à celle infligée à sa mère, se trouve justifiée principalement en raison de deux circonstances. La première, parce que la société UBSF connaissait, chaque année, de 1999 à 2011, des pertes, à l’exception certes des années 2007 et 2008 mais pour lesquelles elle n’avait connu qu’un résultat à peine supérieur à l’équilibre. La seconde, parce que sa part dans la distribution de dividendes ayant eu lieu en 2007 et 2008 avait été quasi nulle, à savoir seulement 7,75 millions d’euros, alors même que le montant cumulé des augmentations de capital souscrites par la société UBS AG sur cette période s’était élevée à 269 millions d’euros pour UBS Holding France et à 100 millions d’euros pour UBS France et le montant des subventions pour le tout à 289 millions d’euros (p. 201). 

Quant aux cinq responsables personnes physiques déclarés coupables, ils ont été respectivement condamnés à des peines d’emprisonnement avec sursis allant de six à dix mois et d’amende s’élevant de 50 000 à 300 000 € (p. 202 à 205).

À ces peines s’ajoute, au titre des intérêts civils, une condamnation solidaire de la société UBS AG, la société UBSF et de trois ex-cadres dirigeants à payer à l’État français, constitué partie civile, la somme de 800 millions d’euros de dommages - intérêts, soit un éventuel total à payer pour la société UBS AG de 4,5 milliards d’euros…