Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Une marque déchue peut être invoquée pour agir en contrefaçon

La Cour de cassation reconnaît qu’une atteinte à une marque antérieure déchue, faite pendant la période antérieure à sa déchéance, peut être sanctionnée au titre de la contrefaçon et en donne les conditions.

par Alice Beyensle 23 novembre 2020

Monsieur B… a déposé le 5 décembre 2005 la marque verbale Saint Germain n° 05 3 395 502 pour des boissons alcooliques. Il a assigné, le 8 juin 2012, les sociétés Cooper International Spirits, Établissements Gabriel Boudier et St Dalfour en contrefaçon pour avoir distribué une liqueur de sureau sous la dénomination « St-Germain ». Dans une autre instance, à la suite d’un jugement du tribunal de grande instance de Nanterre du 28 février 2013, confirmé par l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 22 février 2014, devenu irrévocable, M. B… a été déchu de ses droits sur sa marque à compter du 13 mai 2011. Malgré la déchéance de ses droits sur la marque antérieure, il a maintenu ses demandes contre les trois sociétés pour la période antérieure à cette déchéance, soit du 8 juin 2009 au 12 mai 2011. Le tribunal le déboute de sa demande. Le 13 septembre 2016, la cour d’appel de Paris confirme la décision du tribunal. Le demandeur se pourvoit donc en cassation. La Cour de cassation se trouvant devant une question inédite décide de surseoir à statuer et saisit la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Le 26 mars 2020, la CJUE se prononce sur l’interprétation des articles 5, paragraphe 1, sous b), 10 et 12 de la directive n° 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008, en offrant la liberté aux États membres d’accepter ou de refuser qu’une marque déchue puisse être invoquée dans le cadre d’une action en contrefaçon pour la période précédant sa déchéance, c’est-à-dire pour la période allant de son enregistrement à cinq ans plus tard (CJUE, 5e ch., 26 mars 2020, aff. C-622/18, Dalloz actualité, 22 avr. 2020, obs. J. Daleau ; Dalloz IP/IT 2020. 500, obs. F. Pollaud-Dulian ; RTD com. 2020. 341, obs. J. Passa ).

À la suite de ce renvoi préjudiciel, la Cour de cassation saisit la liberté accordée par la CJUE en acceptant que les effets de la déchéance d’une marque ne concernent que la période pour laquelle un usage de la marque doit être démontré. Ainsi, la Cour de cassation précise dans cet arrêt du 4 novembre 2020 les conditions nécessaires pour qu’une atteinte à une marque antérieure déchue, faite pendant la période antérieure à sa déchéance, par une marque contestée, puisse être sanctionnée au titre de la contrefaçon. Dans ce cas particulier, cette dernière va estimer que, si l’usage de la marque antérieure déchue n’a pas besoin d’être démontré, il n’en est pas de même pour la marque contestée.

L’absence de nécessité de démontrer l’usage de la marque antérieure déchue

La Cour de cassation casse totalement l’arrêt de la cour d’appel de Paris qui se fonde sur l’absence d’usage de la marque antérieure pour apprécier l’existence d’un acte de contrefaçon. Au contraire, la Cour de cassation indique qu’il ne s’agit pas d’un deuxième examen de l’usage de la marque antérieure, la déchéance de cette dernière ayant déjà été prononcée pour défaut d’usage. Ainsi, en suivant les recommandations faites par la CJUE, la Cour de cassation se réfère aux « éléments résultant de l’enregistrement de la marque » et non à l’usage de la marque antérieure (CJUE 26 mars 2020, préc., pts 38 et 39). En l’espèce, cela signifie que la Cour de cassation renvoie aux pièces fournies par l’opposant, alors même qu’elles avaient été considérées comme « vagues et peu circonstanciées » pour établir l’usage de la marque antérieure. Ainsi, même si ces dernières n’ont pas été assez pertinentes pour démontrer l’usage de la marque, elles ne doivent pas, pour autant, être négligées pour apprécier si la marque en cause a exercé sa fonction essentielle (CJCE 22 juin 1976, Société Terrapin Ltd c. société Terranova Industrie CA Kapferer & Co., aff. C-119-75, pt 6, JCP 1976. I. 2825, note J.-J. Burst et R. Kovar).

Selon la Cour de cassation, il est nécessaire de procéder ainsi pour ne pas dénaturer les articles L. 713-3 et L. 714-5 du code de la propriété intellectuelle, dans leur rédaction antérieure à l’ordonnance du 13 novembre 2019, de leur substance. En effet, ces articles disposent clairement qu’aucun usage de la marque antérieure n’a besoin d’être démontré pour agir en contrefaçon si la marque est enregistrée depuis moins de cinq ans. Seul un risque de confusion dans l’esprit du public visé par les produits et services doit être démontré. Si, comme le soutient la cour d’appel, un risque de confusion ne peut être démontré sans atteinte à la fonction essentielle de la marque, « qui est de garantir au consommateur l’identité d’origine du produit ou du service désigné, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit ou ce service de ceux qui ont une autre provenance » (CJCE 18 juin 2002, Koninklijke Philips Electronics NV c. Remington Consumer Products Ltd, aff. C-299/99, pt 30, RTD com. 2002. 769, obs. M. Luby ; ibid. 2003. 500, obs. J. Azéma ; Propr. ind. 2012, n° 2, p. 38-39, note A. Folliard Monguiral), la démonstration de l’usage de la marque antérieure n’en est pas pour autant nécessaire. En effet, dans ce cas et selon la Cour de cassation, la démonstration de l’atteinte à la fonction de garantie d’origine de la marque ne nécessiterait pas la fourniture de pièces aussi probantes que celles demandées lors de la démonstration de l’usage d’une marque.

Le besoin de démontrer l’usage de la marque contestée

Alors que la cour d’appel se fonde sur l’absence d’usage de la marque antérieure pour rejeter l’action en contrefaçon, la Cour de cassation s’intéresse, quant à elle, à l’usage de la marque contestée. Les hauts magistrats reprennent l’ensemble des pièces présentées par l’opposant pour démontrer l’usage de la marque contestée et observent qu’elle a bien été exploitée en France pour produire de la liqueur de sureau. La marque contestée était donc connue du public pertinent dans la période antérieure à la déchéance de la marque antérieure. De plus, la Cour de cassation rappelle que, lors d’une saisie-contrefaçon, la date devant être prise en compte n’est pas celle de l’acte de saisie-contrefaçon mais bien celle des preuves ayant été établies grâce à cet acte. En démontrant l’exploitation de la marque contestée, non autorisée par le titulaire de la marque antérieure, ce dernier prouve que les conditions de l’action en contrefaçon, prévues à l’article L. 713-3 du code de la propriété intellectuelle, sont réunies.

Pour autant, même si les conditions de l’action en contrefaçon sont remplies grâce à la démonstration du titulaire de la marque antérieure déchue, il est peu probable que ce dernier voie sa demande indemnisée à hauteur des efforts fournis et de la longueur de la présente procédure. En effet, comme le soulèvent les défenderesses, le titulaire de la marque antérieure ne devrait pas percevoir plus qu’une « indemnisation symbolique ». Soit ce dernier peut demander une somme forfaitaire, et le juge apprécie alors souverainement le montant des dommages et intérêts (G. Henry, L’évaluation en droit d’auteur, LexisNexis, 2007, p. 304, pt 385), soit, en l’absence de forfait, le juge doit prendre en considération distinctement les conséquences économiques négatives, c’est-à-dire le manque à gagner et les pertes subies, le préjudice moral et les bénéfices réalisés par le contrefacteur dont les économies d’investissements intellectuels, matériels et promotionnels (H. Diaz, Évaluation et indemnisation du préjudice résultant du délit de contrefaçon, Dalloz actualité, 21 mars 2018, obs. ss. Crim. 27 févr. 2018, n° 16-86.881). Ainsi, peu importe le choix fait par l’opposant, les dommages et intérêts qu’il percevra dépendront du degré d’exploitation de sa marque antérieure, et non uniquement de l’usage de la marque contestée. Dès lors, si l’usage d’une marque antérieure déchue n’a pas besoin d’être démontré dans le cadre d’une action en contrefaçon, son absence de démonstration a tout de même de lourdes conséquences sur le montant de la réparation du préjudice subi.