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Variations procédurales à la troisième chambre civile : revirement en procédure d’expropriation et cancellation des écrits

La Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence sur la question du sort de l’appel du jugement rendu en matière d’expropriation en cas de non-communication des pièces dans le délai de trois mois à compter de la déclaration d’appel. Est jugé que la caducité de l’appel n’est encourue que si l’appelant n’a pas conclu dans ce délai. En revanche, cette sanction est disproportionnée pour le cas où l’appelant ne communique pas ses pièces dans ce même délai, celles-ci devant seulement être communiquées « en temps utile ». Par ailleurs, justifie la suppression de propos outrageants tenus dans les conclusions le juge du fond qui, pour caractériser l’étrangeté à la cause des propos litigieux, constate qu’ils étaient « gratuits ».

La procédure civile n’est pas une matière réservée. D’autres chambres de la Cour de cassation que la deuxième peuvent avoir à en connaître (v. récemment, à propos des apports de la chambre commerciale à la procédure civile, M. Barba, Quand le juge d’appel n’a pas à réformer, annuler ou confirmer le jugement, note ss. Com. 27 nov. 2024, n° 22-14.250 F-B, Dalloz actualité, 18 déc. 2024 ; D. 2024. 2060 ). Soit à titre principal, parce qu’une procédure spéciale se rattache à une matière de fond connue d’une autre chambre. Soit incidemment, parce que la question principale posée par le pourvoi n’est pas une question de procédure, mais une question de fond relevant de la compétence matérielle d’une autre chambre. Dans ce cas, la procédure suit le fond.

Dans un arrêt du 16 janvier 2025, la troisième chambre civile a été amenée à trancher deux questions intéressantes de procédure pour chacune de ces raisons.

La première question examinée, connue à titre principal, concerne la procédure suivie lors de l’appel du jugement rendu en matière d’expropriation. L’expropriation est une matière de fond relative à l’immeuble et elle est, à ce titre, dévolue à la compétence de la troisième chambre civile qui connaît en conséquence de la procédure encadrant son déroulement. La décision est à ce titre particulièrement intéressante puisqu’elle opère un revirement de jurisprudence fondé sur l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette décision justifie une publication à la Lettre de la chambre.

La seconde question porte sur le sujet de la suppression d’un passage des conclusions d’une partie, c’est-à-dire de la cancellation d’un écrit judiciaire. Elle n’est appréhendée par la troisième chambre civile qu’à titre incident. Bien que moins spectaculaire, elle présente néanmoins un intérêt sur un sujet récurrent.

Tout part, en l’espèce, d’une décision de quarante-deux propriétaires de vendre leurs parcelles grevées de droits de préemption détenus par une commune. À cette fin, les propriétaires ont régulièrement notifié une déclaration d’intention d’aliéner. L’établissement public foncier de Nouvelle-Aquitaine (EPF), délégataire de ces droits de préemption, a décidé de les exercer et a proposé aux vendeurs un prix d’acquisition six fois inférieur au montant qu’ils en réclamaient. Le prix de vente proposé ayant été refusé par les vendeurs, l’EPF a saisi la juridiction de l’expropriation aux fins de fixation du prix. Dix procédures différentes existent.

Sur les appels des jugements d’expropriation interjetés par les propriétaires, la Cour d’appel de Poitiers a ordonné la suppression d’un paragraphe des conclusions des appelants et les a condamnés à payer à l’EPF la somme d’un euro à titre de dommages-intérêts. Elle a par ailleurs déclaré caducs les appels interjetés.

Dix pourvois sont formés et joints à raison de leur connexité. Ils comportent deux moyens. Le premier, qui porte sur la question de la suppression d’un passage des conclusions, est rejeté. En revanche, le second moyen, relatif à la procédure de l’appel du jugement d’expropriation, est fondé et justifie la cassation partielle des arrêts attaqués.

La procédure de l’appel du jugement rendu par le juge de l’expropriation

Le second moyen concernait la procédure applicable devant la cour saisie d’un appel du jugement ayant fixé le prix du bien préempté. Plus particulièrement, il s’agissait pour les expropriés d’interroger le régime de la sanction encourue par l’appelant qui ne remet pas valablement ses premières conclusions et documents au greffe de la cour d’appel.

En la matière, il faut se souvenir que la procédure d’expropriation confronte des intérêts antagonistes qu’il convient d’équilibrer. D’un côté, l’expropriation est mue par la poursuite d’un intérêt général, lequel motive seul l’action de l’expropriant et justifie une certaine célérité une fois le projet déclaré d’utilité publique par le juge administratif. De l’autre, il faut préserver les droits de l’exproprié en passant devant le juge (judiciaire) de l’expropriation. Après examen des contestations, ce dernier peut seul prononcer l’aliénation du bien et évaluer l’indemnisation de l’administré. Lorsque, comme c’était le cas en l’espèce, le bien n’est pas exproprié mais que la personne publique exerce son droit de préemption, l’objet du litige est distinct. Il ne s’agit pas de prononcer une aliénation, mais de se borner à fixer judiciairement le prix de vente. La contestation de ce prix fixé par le juge suit la procédure d’expropriation et les règles observées pour la fixation des indemnités.

La recherche d’équilibre entre ces intérêts antagonistes a conduit le pouvoir réglementaire à prévoir certaines particularités pour la procédure d’appel du jugement rendu par le juge de l’expropriation. Cette procédure se singularise par son efficacité, accrue par rapport au droit commun de l’appel civil (C. expr., art. R. 311-29). En particulier, à des fins de célérité au stade liminaire de l’instance, les parties doivent observer une concentration de l’ensemble de la matière litigieuse dès les premières conclusions d’appel (M. Plissonnier, Concentration et procès civil, préf. S. Amrani-Mekki, t. 641, LGDJ, 2024, n° 68). L’article R. 311-26 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique dispose en effet en ses alinéas 1 à 4 que :

« À peine de caducité de la déclaration d’appel, relevée d’office, l’appelant dépose ou adresse au greffe de la cour ses conclusions et les documents qu’il entend produire dans un délai de trois mois à compter de la déclaration d’appel.
À peine d’irrecevabilité, relevée d’office, l’intimé dépose ou adresse au greffe de la cour ses conclusions et les documents qu’il entend produire dans un délai de trois mois à compter de la notification des conclusions de l’appelant. Le cas échéant, il forme appel incident dans le même délai et sous la même sanction.
L’intimé à un appel incident ou à un appel provoqué dispose, à peine d’irrecevabilité relevée d’office, d’un délai de trois mois à compter de la notification qui lui en est faite pour conclure.
Le commissaire du gouvernement dépose ou adresse au greffe de la cour ses conclusions et l’ensemble des pièces sur lesquelles il fonde son évaluation dans le même délai et sous la même sanction que celle prévue au deuxième alinéa […] ».

Il résulte de cette disposition que les parties sont tenues, dès leurs premières conclusions d’appel, d’invoquer l’ensemble de leurs prétentions, moyens et pièces (ces dernières sont désignées par le code comme les « documents »). À défaut, les éléments invoqués ultérieurement sont irrecevables (Civ. 3e, 25 nov. 1998, n° 97-70.132, AJDI 1999. 531 , obs. C. Morel ; RDI 1999. 74, obs. C. Morel ; 24 oct. 2012, n° 11-22.458, Dalloz actualité, 20 nov. 2012, obs. C. Fleuriot), sauf s’il s’agit de répliquer au mémoire adverse sans présenter de demande nouvelle (Civ. 3e, 9 juin 1999, n° 98-70.112, D. 1999. 179 ; AJDI 1999. 1146 , obs. M. Huyghe ; RDI 1999. 390, obs. C. Morel ; 5 mai 2015, n° 14-12.568 ; 25 janv. 2018, n° 16-25.138, Dalloz actualité, 6 févr. 2018, obs. G. Hamel ; AJDA 2018. 189 ; D. 2018. 240 ; AJDI 2018. 616 , obs. F. Lévy ; ibid. 2019. 97, chron. S. Gilbert ) ou si le nouveau mémoire est justifié par une évolution du litige provoquée, par exemple, par un rapport d’expertise (Civ. 3e, 6 déc. 2018, n° 17-24.312, Dalloz actualité, 10 janv. 2019, obs. D. Pelet ; D. 2018. 2364 ; AJDI 2019. 97, chron. S. Gilbert ).

Cependant, à deux égards au moins, ce dispositif est plus complexe qu’il n’y paraît.

D’une part, il oblige certes les parties à tout invoquer dès leurs premières conclusions à peine d’irrecevabilité des éléments omis, mais il contient de surcroît une sanction pour l’hypothèse où une partie manque de déposer tout jeu de conclusions dans le délai. Alors, la carence n’est pas l’omission d’un élément de la matière litigieuse (sanctionnée, lorsque l’élément oublié est soulevé ultérieurement, de l’irrecevabilité), mais celle d’un acte de procédure. Dans cette hypothèse, même si la Cour de cassation a pu juger qu’une déclaration d’appel suffisamment charpentée était suffisante (Civ. 3e, 16 nov. 1983, n° 82-70.203 ; 17 janv. 1990, n° 89-70.014, D. 1991. 59 , obs. P. Carrias ; AJDI 1990. 429 ; RDI 1990. 349, obs. C. Morel et M. Laroque ; ibid. 349, obs. C. Morel et M. Laroque ), la sanction encourue est celle de la caducité de l’appel principal (ou de sa déchéance sous le régime de l’anc. art. R. 13-49 c. expr.), de l’irrecevabilité des conclusions de l’intimé ou du commissaire du gouvernement ou encore de l’irrecevabilité de l’appel incident ou provoqué.

D’autre part, ce dispositif a fait naître une interrogation sur le point de savoir si, en exigeant que les « documents » soient...

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