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Vent de contradictoire sur les opérations du technicien désigné par le juge-commissaire : quelle intensité ?

Il n’existe pas de jurisprudence constante selon laquelle l’article L. 621-9, alinéa 2, du code de commerce serait interprété comme autorisant le technicien désigné par le juge-commissaire à établir et remettre son rapport sans avoir à respecter le principe du contradictoire. Si la Cour de cassation juge que la mission que le juge-commissaire peut confier à un technicien n’est pas une mission d’expertise judiciaire soumise aux règles du code de procédure civile et n’exige donc pas l’observation d’une contradiction permanente dans l’exécution des investigations, elle s’assure de l’association du débiteur ou du dirigeant aux opérations du technicien.

Article L. 621-9, alinéa 2, du code de commerce

Dans le cadre des procédures collectives, le juge-commissaire a le pouvoir de désigner un technicien en vue de lui confier une mission qu’il détermine. Le siège de ce pouvoir est l’article L. 621-9, alinéa 2, du code de commerce, issu de la loi du 26 juillet 2005. Ce texte formalise ce qui était, sous l’empire de la législation antérieure, une pratique validée par la jurisprudence sur le fondement du texte énonçant la mission du juge-commissaire de « veiller au déroulement rapide de la procédure et à la protection des intérêts en présence » (Com. 15 mai 2001, n° 98-15.002 P , du Buit c. Madru, D. 2001. 2031 , obs. A. Lienhard ; ibid. 2002. 83, obs. F. Derrida ; sur l’historique, v. not. P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, 11e éd., Dalloz Action, 2020, n° 331.313 et M. Menjucq, B. Saintourens et B. Soinne [dir.], Traité des procédures collectives, 3e éd., LexisNexis, 2021, n° 785). En pratique, ces désignations sont fréquentes non seulement pour examiner la comptabilité du débiteur mais aussi afin de vérifier si les conditions du prononcé de sanctions professionnelles ou d’une action en responsabilité pour insuffisance d’actif sont réunies.

Irrecevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité

C’est cette dernière hypothèse qu’illustre l’espèce ayant donné lieu aux décisions sous commentaire. Les liquidateurs d’une entreprise placée sous liquidation judiciaire ont exercé une action en responsabilité pour insuffisance d’actif en se fondant sur un rapport établi par un technicien désigné par le juge-commissaire. Les dirigeants ont interjeté appel de leur condamnation en se prévalant de la violation de l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme, prétendant que l’expertise n’avait pas respecté le principe de la contradiction (Chambéry, 1re ch., 11 janv. 2022, n° 21/00633). Le jugement ayant été confirmé, un pourvoi en cassation est formé à l’occasion duquel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est soulevée. Celle-ci porte sur la conformité aux articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du deuxième alinéa de l’article L. 621-9 dans la portée que lui donnerait l’interprétation jurisprudentielle constante par la Cour de cassation. Selon les demandeurs à la QPC, cette jurisprudence autoriserait le technicien désigné par le juge-commissaire à établir et remettre son rapport sans avoir à respecter le principe du contradictoire. La Cour de cassation déclare irrecevable la QPC, lui déniant son caractère sérieux, en se fondant sur l’inexactitude du postulat des requérants. Elle énonce qu’il n’existe pas de jurisprudence constante selon laquelle l’article L. 621-9, alinéa 2, du code de commerce serait interprété comme autorisant le technicien désigné par le juge-commissaire à établir et remettre son rapport sans avoir à respecter le principe du contradictoire. Elle s’en explique en indiquant que, « si la Cour de cassation juge que la mission que le juge-commissaire peut confier à un technicien n’est pas une mission d’expertise judiciaire soumise aux règles du code de procédure civile et n’exige donc pas l’observation d’une contradiction permanente dans l’exécution des investigations, elle s’assure de l’association du débiteur ou du dirigeant aux opérations du technicien ».

Explicitation de jurisprudence

Ce n’est pas la première fois que cette disposition fait l’objet d’une QPC et se heurte à une irrecevabilité (Com. 1er févr. 2011, n° 10-40.057, Dalloz actualité, 10 fév. 2011, obs. A. Lienhard ; D. 2011. 513, obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés 2011. 193, obs. P. Roussel Galle ). Toutefois, son intérêt est tout autre. Dans la précédente procédure, les dirigeants avaient mal formulé leur QPC, laquelle ne visait que le texte et non l’interprétation jurisprudentielle relative à l’application du contradictoire (A. Lienhard, Procédures collectives, 9e éd., Encyclopédie Delmas, 2020, n° 41.21). Or le texte est taisant quant aux modalités de déroulement des opérations. La Cour de cassation avait considéré que ces dispositions, « qui se bornent à conférer compétence au juge-commissaire pour désigner un technicien en vue d’une mission ne méconnaissent pas, par elles-mêmes, les droits de la défense, le principe de la contradiction ou celui de l’égalité des armes ».

Dans la présente affaire, les dirigeants ont fait usage de leur « droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à [une] disposition » (Cons. const. 6 oct. 2010, n° 2010-39 QPC, Dalloz actualité, 8 oct. 2010, obs. I. Gallmeister ; AJDA 2011. 705, tribune E. Sagalovitsch ; D. 2010. 2744, obs. I. Gallmeister , note F. Chénedé ; ibid. 2011. 529, chron. N. Maziau ; ibid. 1585, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 1713, obs. V. Bernaud et L. Gay ; ibid. 2298, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2014. 124, étude S. Gilbert ; AJ fam. 2010. 487, obs. F. Chénedé ; ibid. 489, obs. C. Mécary ; Constitutions 2011. 75, obs. P. Chevalier ; ibid. 361, obs. A. Cappello ; RTD civ. 2010. 776, obs. J. Hauser ; ibid. 2011. 90, obs. P. Deumier ). Mais ils échouent au seuil de leur entreprise. Ils se méprennent sur le contenu de cette jurisprudence, qui doit être posée par la Cour de cassation et présenter un caractère de constance, notion qui « englobe […] celle de répétition mais la dépasse et la déforme pour désigner une interprétation qui présente toutes les qualités pour être transposable aux cas futurs analogues » (Rép. civ., Jurisprudence – Élaboration de la jurisprudence, par P. Deumier, n° 20).

L’irrecevabilité de la QPC donne l’occasion à la Cour de cassation de rétablir explicitement le sens de sa jurisprudence : la mission du technicien est soustraite à la réglementation des mesures d’instruction mais elle est soumise au principe de la contradiction.

Une mission soustraite à la réglementation des mesures d’instruction : pourquoi ?

Raisons

La Cour de cassation confirme que « la mission que le juge-commissaire peut confier à un technicien n’est pas une mission d’expertise judiciaire soumise aux règles du code de procédure civile ». Cette éviction du régime commun pourrait être critiquée (v. not. J.-L. Vallens, Expertise ordonnée par le juge-commissaire : la question du contradictoire refait surface, RTD com. 2016. 337 ) mais elle a aussi ses justifications.

Justification pratique

La procédure collective est dominée par un impératif de célérité et d’efficacité qui conduit généralement à un allègement du formalisme procédural. À ce titre, les « minutieuses dispositions » (L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, 11e éd., LexisNexis, 2020, n° 603) relatives aux mesures d’instruction et expertises dans le code de procédure civile ne sont pas forcément adaptées aux enjeux de la matière, qu’il s’agisse, à titre de simples exemples, du formalisme imposé de la décision nommant l’expert (C. pr. civ., art. 265), de l’obligation faite à ce dernier de convoquer les parties en principe par lettre recommandée avec avis de réception à chaque opération (C. pr. civ., art. 160), ou encore du formalisme des dires à expert (C. pr. civ., art. 276). Il peut être opportun de soumettre la mesure à un régime spécial, même si certaines règles communes poursuivent un objectif de célérité qui aurait son utilité : possibilité de ne pas tenir compte d’observations communiquées hors délai (C. pr. civ., art. 276, al. 2), obligation d’établir des dires récapitulatifs (C. pr. civ., art. 276, al. 3), possibilité de déduire toute conséquence du défaut de communication de documents à l’expert (C. pr. civ., art. 275). L’expertise en procédure collective fait ainsi figure d’expertise « particulière », comme il en existe d’autres (T. Moussa [dir.], Droit de l’expertise, 4e éd., Dalloz Action, 2020, livre 5), ou de « mécanisme d’investigations sui generis » (G. Berthelot, « La mission confiée au technicien désigné par le juge-commissaire ne constitue pas une expertise judiciaire », Gaz. Pal. 13 juill. 2021, n° 424k8, p. 49).

Justification théorique

L’éviction du régime commun peut aussi se justifier par le fait que le recours au technicien en procédures collectives ne correspond pas totalement à une « mesure d’instruction » au sens strict véhiculé par le titre VII du livre Ier du code de procédure civile consacré à « l’administration judiciaire de la preuve ». Le critère d’identification de la mesure d’instruction résulte de sa vocation probatoire. Dès lors, la notion sied surtout aux configurations contentieuses, c’est-à-dire aux procès dans lesquels des plaideurs en conflit cherchent à établir les faits nécessaires au succès de leurs prétentions. Mais dans les procédures sans litige, le juge procède plutôt à des investigations destinées à l’éclairer globalement : les mesures sont moins directement destinées à offrir aux parties une preuve qu’à permettre au juge de se faire une idée de la situation. Ainsi, en matière gracieuse, caractérisée par l’absence de litige (C. pr. civ., art. 25), « le juge procède, même d’office, à toutes les investigations utiles » (C. pr. civ., art. 27).

Il en va de même en matière de procédures collectives : comme l’a démontré un auteur, la juridiction n’est pas saisie d’un litige mais d’une contestation objective portant sur la situation du débiteur (J. Théron, Les règles dérogatoires à la procédure, in F. Macorig-Venier [dir.], Le droit des entreprises en difficulté après 30 ans. Droit dérogatoire, précurseur ou révélateur ?, Presses UT1, 2017, p. 133-146). C’est en ce sens qu’il faut comprendre la jurisprudence selon laquelle l’intervention du technicien est une « mission d’investigation » et non une mesure d’expertise au sens du code de procédure civile (Com. 23 juin 1998, n° 96-12.222 P, Forand c. Euchin, D. 1999. 71 , obs. A. Honorat ). Ces investigations sont avant tout destinées au juge, raison pour laquelle il n’y a pas de « parties » (Com. 24 mars 2021, n° 19-21.457). Elles poursuivent, au premier chef, un objectif d’information, conformément à la mission du juge-commissaire d’être la « plaque tournante de l’information » (M. Menjucq, B. Saintourens et B. Soinne [dir.], op. cit., n° 783), mais aussi, par là même, sont consubstantielles à la « magistrature économique »...

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