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Vers une juridiction nationale de traitement dématérialisé des injonctions de payer

Poursuivant le Chantier de la justice ouvert le 6 octobre 2017, un projet de loi de programmation pour la Justice 2018-2022 prévoit en son article 13 la création d’une juridiction nationale de traitement dématérialisé des injonctions de payer. 

par Corinne Bléryle 29 mars 2018

Le thème du numérique, faisant l’objet des propositions 1 à 7 du rapport Molfessis-Agostini, s’achevait sur une préconisation, elle-même reprise du rapport de l’Institut Montaigne (Justice : faites entrer le numérique, 2017), à savoir celle d’une juridiction nationale de traitement dématérialisé des injonctions de payer s’inspirant des procédures européennes. Celle-ci nous paraissait très intéressante et pouvoir être mise en œuvre sans trop de difficulté (V., C. Bléry, Amélioration et simplification de la procédure civile : du bon et du moins bon). C’est l’objet de l’article 13.

L’article 13. I, modifie le code de l’organisation judiciaire, en créant le tribunal de grande instance unique pour tout le territoire : ce I enrichit ainsi la sous-section 2 de la section 1re du chapitre 1er du titre 1er du livre II, intitulée « Compétence particulière à certains tribunaux de grande instance) d’un article L. 211-16-1.

Celui-ci prévoit que « un tribunal de grande instance spécialement désigné [sur l’incidence de ce terme, V. infra] connaît :

  • 1° des demandes d’injonction de payer ;
  • 2° des demandes formées en application du règlement (CE) n° 1896/2006 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 instituant une procédure européenne d’injonction de payer tel que modifié par le règlement (UE) n° 2015/2421 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2015 ;
  • 3° des oppositions aux ordonnances portant injonction de payer lorsqu’elles tendent exclusivement à l’obtention de délais de paiement.

Les oppositions aux ordonnances portant injonction de payer autres, que celles tendant exclusivement à l’obtention de délais de paiement, relèvent des juridictions matériellement et territorialement compétentes ».

La loi est donc l’occasion de centraliser, non seulement, les demandes en injonction de payer françaises, mais aussi les injonctions de payer transfrontalières, qui actuellement relèvent du juge du tribunal d’instance (COJ, art. L. 221-1) et du président du tribunal de commerce, dans la limite de la compétence d’attribution de cette dernière juridiction (C. com., art. L. 722-3-1). Le règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale prévoit selon les situations plusieurs chefs de compétence territoriale possibles qui sont mentionnés dans le formulaire de demande d’injonction de payer européenne. L’article 1424-1 du code de procédure civile précise que lorsque ce règlement désigne les juridictions d’un État membre sans autre précision, la juridiction territorialement compétente est celle du lieu où demeure le ou l’un des défendeurs. Lorsque le défendeur est un consommateur, la compétence appartient aux seules juridictions de l’État membre où le défendeur à son domicile (Règl. (CE) n° 1896/2006, 12 déc. 2006, art. 6, § 2. – Adde Rép. pr. civ., Injonction de payer, n° 137, par C. Brahic-Lambrey). Ce sont les États membres qui déterminent quelles sont les juridictions nationales compétentes : ce serait donc l’occasion – logique – d’aligner les procédures internes et européennes.

Notons d’ailleurs que ce dispositif serait complété par un nouvel article L. 211-4-2 du code de l’organisation judiciaire – créé par l’article 54 du PLPJ – donnant compétence au tribunal de grande instance (c’est-à-dire à tous les tribunaux de grande instance) pour connaître des demandes fondées sur le règlement européen « petits litiges », alors qu’aujourd’hui c’est le tribunal d’instance qui en connaît par application de l’article L. 221-4-1 du même code.

La centralisation joue aussi pour les oppositions tendant seulement à obtenir des délais de paiement. En effet, elles impliquent une reconnaissance du droit du créancier. En revanche, une vraie contestation sur le droit de celui-ci justifie que la procédure soit confiée à un juge proche des plaideurs.

L’article 13, II. fait de ce tribunal de grande instance à compétence nationale une juridiction plateforme… sans qu’on sache où les dispositions concernées figurent (elles ne semblent pas codifiées). Le II prévoit, d’une part, que « les demandes d’injonction de payer et les oppositions aux ordonnances portant injonction de payer sont formées par voie dématérialisée devant le tribunal de grande instance spécialement désigné mentionné à l’article L. 211-16-1 du code de l’organisation judiciaire » et, d’autre part, que « les oppositions aux ordonnances portant injonction de payer sont traitées par voie dématérialisée lorsque l’opposition tend exclusivement à l’obtention de délais de paiement ».

Là encore, ces choix nous semblent assez équilibrés… à condition que la voie dématérialisée proposée aux justiciables et aux juges soit performante. Ils suscitent quand même quelques interrogations :

  • l’article L. 211-16-1 parle de « tribunal de grande instance spécialement désigné ». On peut se demander lequel sera « désigné » ? La terminologie, et la place du nouvel article dans le code de l’organisation judiciaire, laissent penser que ce sera un tribunal existant. Ne faudrait-il pas plutôt dire que la juridiction à compétence nationale sera « instituée » ? La logique du 2.0, de la cyberjuridiction et de faire de ce « tribunal de grande instance » une institution plateforme, virtuelle, sans attache territoriale ? Est-ce, dès lors, encore un tribunal de grande instance ?
  • combien de juges et de greffiers seront affectés au traitement de ce contentieux ? Sera-ce une affectation exclusive ? Logiquement, leur localisation géographique importerait peu…
  • il semble aussi logique d’admettre que les oppositions seront toutes effectuées devant le tribunal de grande instance national, via la plateforme, et que celles qui contesteront le fond seront redirigées vers le tribunal de droit compétent, par application de l’article 82 du code de procédure civile : par voie électronique, par courriel – mais il faudrait prévoir que la transmission se fait « par tout moyen » ? – ou après rematérialisation ?…
  • enfin, quid des systèmes 1.0 existants, à savoir IP WEB (il s’agit d’un traitement de données à caractère personnel permettant la dématérialisation des échanges entre les huissiers de justice et les tribunaux d’instance ou les SAUJ. En pratique, l’huissier de justice saisit en ligne, sur IP WEB, la requête en injonction de payer et l’adresse à la juridiction avec les pièces numérisées ou dématérialisées : v. l’arrêté du 11 juill. 2017 modifiant l’arrêté du 3 mars 2011 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel visant à la dématérialisation des échanges entre les huissiers de justice et les tribunaux d’instance ou juridictions de proximité relatifs aux requêtes en injonctions de payer et à leur traitement) et SECURIGREFFE (qui permet les injonctions de payer devant le tribunal de commerce : V. l’arrêté du 9 févr. 2016 portant application des dispositions du titre XXI du livre Ier du code de procédure civile aux greffiers des tribunaux de commerce, préc.) ?

Notons pour finir que l’article 13 doit entrer en vigueur à compter d’une date définie par décret en Conseil d’État et au plus tard le 1er janvier 2021 (PLPJ, art. 7, III).