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Violation des droits de la personnalité d’une société : juge compétent dans l’Union

Une personne morale, qui invoque une publication de données inexactes la concernant sur internet et la non-suppression de commentaires à son égard, peut former un recours tendant à la rectification de ces données, à la suppression de ces commentaires et à la réparation de l’intégralité du préjudice subi devant les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts.

par François Mélinle 8 novembre 2017

Une société de droit estonien reproche à une société de droit suédois d’avoir publié sur son site internet des données inexactes sur elle. Elle saisit alors un juge estonien pour lui demander de condamner cette société suédoise à rectifier ces données, à supprimer des commentaires et à réparer le préjudice subi.

Se pose dès lors la question de la compétence du juge.

La problématique juridique

Le règlement Bruxelles I bis n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale énonce, par son article 7, § 2, qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.

En l’espèce, si la société plaignante était estonienne, le site internet était celui d’une société suédoise, diffusé en langue suédoise.

Il est dès lors possible de s’interroger sur le lieu où le préjudice allégué s’est matérialisé. S’agit-il de l’Estonie, en raison de la localisation du siège de la société plaignante dans cet État et en raison de l’accessibilité du site internet sur le territoire de celui-ci ? Ou de la Suède, à partir de laquelle les informations litigieuses ont été diffusées, dans la langue locale ?

À cet égard, il est important de rappeler que l’expression « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire », utilisée par l’article 7, vise à la fois le lieu de l’événement causal et celui de la matérialisation du dommage (v. par ex. CJCE 7 mars 1995, Shevill e.a., C-68/93, points 20 et 21, D. 1996. 61 , note G. Parleani ; Rev. crit. DIP 1996. 487, note P. Lagarde ; RTD eur. 1995. 605, note M. Gardeñes Santiago ; JDI 1996. 543, note A. Huet) mais qu’en l’espèce, la seule question était de savoir si le juge estonien saisi pouvait être considéré comme compétent au titre du lieu de la matérialisation du dommage allégué : dès lors qu’il était acquis que l’événement causal (correspondant à la diffusion d’informations par un site internet) du dommage allégué était situé en Suède, il n’était pas en effet envisageable de tenter de fonder la compétence du juge estonien en considération du lieu de l’événement causal.

La solution de principe

La solution qu’énonce la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est dépourvue d’ambiguïté : « une personne morale, qui prétend que ses droits de la personnalité ont été violés par la publication de données inexactes la concernant sur internet et par la non-suppression de commentaires à son égard, peut former un recours tendant à la rectification de ces données, à la suppression de ces commentaires et à la réparation de l’intégralité du préjudice subi devant les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts ».

Cette approche se situe dans la ligne de celle déjà retenue à propos d’une personne physique qui se plaignait d’une atteinte aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site internet. La CJUE avait alors posé que la personne qui s’estime lésée doit avoir la faculté de saisir d’une action en responsabilité, au titre de l’intégralité du dommage causé, les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts (CJUE 25 oct. 2011, eDate Advertising e.a., C-509/09 et C-161/10, point 41, Dalloz actualité, 7 nov. 2011, obs. S. Lavric ; ibid. 2012. 1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; ibid. 1279, chron. T. Azzi ; ibid. 1285, chron. S. Bollée et B. Haftel ; ibid. 2331, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Rev. crit. DIP 2012. 389, note H. Muir Watt ; RTD com. 2012. 423, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ; ibid. 554, obs. F. Pollaud-Dulian ; RTD eur. 2011. 847, obs. E. Treppoz ; RLDI nov. 2011. 76, n° 2524, obs. Costes ; JCP 2012. 35, obs. S. Francq).

Il faut par ailleurs souligner le fait que la CJUE prend soin, dans son arrêt du 17 octobre 2017, de préciser que le centre des intérêts de la personne morale correspond au lieu où sa réputation commerciale est la plus établie et doit donc être déterminé en fonction du lieu où elle exerce l’essentiel de son activité économique. Si le centre des intérêts d’une personne morale peut coïncider avec le lieu de son siège statutaire lorsqu’elle exerce, dans l’État membre où ce siège est situé, l’ensemble ou l’essentiel de ses activités et que la réputation dont elle y jouit est, par conséquent, plus importante que dans tout autre État membre, la localisation de ce siège n’est toutefois pas, en soi, un critère décisif dans le cadre d’une telle analyse (arrêt, point 41).

La CJUE déduit de ces éléments que, lorsque la personne morale concernée exerce la majeure partie de ses activités dans un État membre autre que celui de son siège statutaire, cette personne peut attraire l’auteur présumé de l’atteinte au titre du lieu de la matérialisation du dommage dans cet autre État membre.

La délimitation de la jurisprudence antérieure

En revanche, la CJUE considère que la personne morale ne peut pas former un recours tendant à la rectification des données et à la suppression des commentaires devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel les informations publiées sur internet sont ou étaient accessibles.

Cette solution peut, au premier abord, surprendre, compte tenu de la solution adoptée dans une affaire jugée précédemment. La CJUE a ainsi jugé, en 2001, qu’en cas d’atteinte alléguée aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site internet, la personne qui s’estime lésée a la faculté de saisir d’une action en responsabilité, au titre de l’intégralité du dommage causé, soit les juridictions de l’État membre du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus, soit les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts. Et la CJUE avait ajouté que cette personne peut également, en lieu et place d’une action en responsabilité au titre de l’intégralité du dommage causé, introduire son action devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été, celles-ci étant alors compétentes pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre de la juridiction saisie.

L’arrêt du 17 octobre 2017 justifie toutefois, par rapport à ce précédent, la solution qu’il consacre. Compte tenu de la nature ubiquitaire des données et des contenus mis en ligne sur un site internet et du fait que la portée de leur diffusion est en principe universelle, une demande visant à la rectification des premières et à la suppression des seconds est une et indivisible et ne peut, par conséquent, être portée que devant une juridiction compétente pour connaître de l’intégralité d’une demande de réparation du dommage (arrêt, point 48).