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« On a voulu briser Chikli pour sa morgue, pour sa vanité »

La procureure de la République a requis quatorze ans d’emprisonnement contre Gilbert Chikli, et dix ans contre Anthony Lasarevitch, organisateurs selon elle de l’escroquerie au « Faux le Drian ». Contre les autres prévenus, elle a requis entre deux et quatre ans d’emprisonnement. En dehors de Sylvain R., tous les prévenus ont demandé leur relaxe. Délibéré le 11 mars.

par Julien Mucchiellile 14 février 2020

Après que plusieurs avocats eurent évoqué l’effarement de leur client (Jean-Yves Le Drian), leur confiance trahie et leur grand âge (Aga Khan, M. Kirac, milliardaire russe), et demandé des dommages et intérêts (un euro symbolique), la procureure Alice Chérif, alerte et très avisée, a débuté son réquisitoire en ramenant les termes du débat, largement médiatisé, à une dimension plus juridique. « On a beaucoup glosé, dit-elle, sur le fait qu’il s’agissait d’une histoire de masque, c’est d’abord une histoire d’escroquerie aux faux ordres de virement […] Ces faits, c’est comme un braquage, c’est comme un hold-up. » Elle tance : « C’est ingénieux, astucieux, extraordinaire ? Non, c’est immoral, au-delà des millions, ce sont des personnes très âgées, des personnes plus ou moins affaiblies. » Mais l’arme du braqueur, c’est la voix de Gilbert Chikli, 54 ans, principal prévenu dans ce dossier, dont la réputation, la procureure en convient, a engendré le soupçon. « Qui peut avoir le culot de se faire passer pour le ministère de la Défense et réussir à déplacer des millions ? »

La procureure fait l’inventaire des soupçons. « Le premier nom qui est sorti, c’est Samuel T. Il a été placé en détention dans ce dossier. Aucun élément objectif n’a pu être raccroché à ce dossier. Ensuite, c’est Julien T. Seul Monsieur Chicki en a parlé. » Elle cite trois autres noms : toutes ces portes ont été fermées.

Elle raille la défense des prévenus, quand leur seule réponse aux charges qui leur sont présentées consiste à tout nier en bloc. Les téléphones saisis ? Ce n’est pas à eux, malgré la présence d’éléments personnels (des photos de leur femme, par exemple). Les messages ? Ils ne les ont pas écrits, et si oui, c’était du « mytho », à ne pas prendre au sérieux, car sachant que l’on était écouté (parloirs sonorisés à ma maison d’arrêt, NDLR), on se moquait de la justice.

Sur la mise en cause de Lasarevitch : surnommé le gros, il est mis en cause par Sebastian Zawadzki, dont les déclarations sont circonstanciées (pour l’accusation), évolutives et peu dignes de foi (pour la défense). Le Polonais aurait affirmé avoir rencontré Lasarevitch à plusieurs reprises, notamment avec une femme à Barcelone, ce que cette femme a confirmé. « L’audience a été très longue, je ne vais pas reprendre toutes les preuves, mais toutes mènent à la culpabilité de Chikli et Lasarevitch dans ce dossier. Lasarevitch c’est l’homme de l’ombre, c’est l’organisateur, c’est le metteur en scène, c’est aussi le donneur d’ordre », en témoignent les messages qu’il envoie lorsqu’il est en Ukraine. Contre Albert Z., prévenu d’avoir aidé pour le blanchiment des fonds, elle requiert trois ans dont un an avec sursis, sans mandat de dépôt, et 40 000 € d’amende. Dix-huit mois contre le coursier Rudy K., dont six mois avec sursis. Deux ans contre Jérémy D. et cinq ans contre Sebastian Zawadzki. Contre Sylvain R., l’homme arrêté en Pologne et qui a prêté son nom pour l’ouverture des comptes dédiés à recevoir l’argent frauduleusement acquis : trois ans ferme, qu’il a déjà effectué en partie en Pologne, dans des conditions difficiles qui ne respectaient pas ses droits les plus élémentaires. La procureure considère que Sylvain R. devrait être libre désormais, mais son avocat craint que la Pologne ne cherche à le poursuivre encore, et demande au tribunal de prendre une décision qui ne laisse aucun doute sur le fait qu’il ne retournera pas en prison dans le cadre de cette affaire, comme une dispense de peine.

La procureure demande dix ans contre Lasarevitch, soulignant que cette escroquerie n’est pas anodine, plus grave selon elle que celles aux quotas de taxe carbone dans laquelle « vous n’avez pas de contact humain. Ce sont des écritures comptables, aucune personne n’est atteinte dans son estime d’elle-même, ce n’est pas une personne manipulée qui pense faire son devoir de patriote ou d’aide à la France », tranche-t-elle. Ces prévenus-là, « Ce ne sont pas des voyous, ce sont des escrocs, c’est une différence. Ce sont des personnes qui ont décidé de mettre leur intelligence, leur bagou, leur force de conviction au service d’une infraction. Je pense que la logique de Chikli c’est de se dire que, tous les matins, il y a un pigeon quelque part, et qu’il suffit de le trouver. Il se sentait intouchable, et il a recommis des faits. C’est l’homme de la lumière qui se moque de tout. » Elle demande 12 ans d’emprisonnement et deux ans pour le délit de prise de nom d’un tiers.

« Vous n’êtes pas la procureure de la République, mais la procureur des riches ! »

La défense a plaidé jusque tard dans la nuit. Pour Albert Z., « celui dont, en quatre après-midi d’audience, on a parlé 40 minutes », la relaxe est demandée, car selon son avocate, il n’est pas possible de prouver que les fonds reçus ont une origine illégale (elle évoque une Tsedaka, une collecte dans la communauté juive). Pour Rudy K., un homme fragile sur le plan psychologique, terriblement angoissé pendant l’audience et tout à fait dévoué à Anthony Lasarevitch envers qui il se sentait redevable, son avocat dit ! « Sur le plan de son discernement, le potentiel de celui-ci n’est pas extraordinairement développé […] Dans cette construction, M. K. était le maillon faible, il n’était pas assisté d’un avocat, en garde à vue, il était celui sur lequel on fait pression. Il n’a jamais pensé que ce qu’il avait fait était illégal. Je vous demande également d’apprécier la réalité de la souffrance de M. K. »

Pour Jérémy D. ! : « Je vous l’avais dit, ne vous fiez pas aux apparences, et Mme la procureure s’y est fiée, elle a justifié la peine requise par le fait qu’il se moque peut-être du tribunal. » Jérémy D. aurait créé les boîtes mails qui ont servi aux escroqueries, mais d’après son avocate, il s’est contenté de changer les mots de passe d’accès à des courriels.

Me Olivier Kaminski, pour Anthony Lasarevitch, commence par faire des comparaisons avec des affaires criminelles ou des affaires terroristes, dont les mis en cause ont fait moins de détention provisoire que son client, ou contre qui des peines plus faibles sont requises. « Le crime de viol (au siège de la police judiciaire parisienne, NDLR) est peut-être moins grave que les atteintes au bien selon Mme le procureur de la République. » Sur les faits : « Donnez-moi un seul élément matériel qui le ramène aux faits Aga Khan ! » L’avocat charge le prévenu absent. « Zawadzki est poursuivi pour une trentaine de faits de blanchiment en Pologne. C’est un type qui est vaseux, qu’est-ce qu’on dit d’un type qui donne 4, 5 versions sur « le gros » ? Ce n’est pas acceptable. On est dans cette espèce d’écume, cette espèce d’à peu près, mais au fond y’a rien de concret, d’objectif, de matériel. » Sur la peine : « On demande des peines gigantesques pour montrer que c’est très grave, c’est très lourd. Parce qu’on a un ministre en partie civile, il faut lui faire la peau. » Puis, sur les victimes « On parle de personnes qui ont procédé à des virements de millions d’euros comme on va faire ses courses au président, c’est la vérité ! Vous n’êtes pas la procureure de la République, mais la procureur des riches ! »

Engin, à 23h32, Me Stéphane Sebag s’est levé, puis, après avoir déploré les conditions de ce procès (heure tardive, salle trop petite), il a dit : « Ma légion d’honneur c’est de défendre celui-là, vous savez pourquoi ? Parce qu’il est maltraité. On a voulu briser Chikli dès le départ, pour sa morgue, pour sa vanité, pour ses frasques télévisuelles. » Le seul élément à charge, d’après lui, sont les expertises, car les autres sont des éléments indirects et sont le fruit de la violation et de l’atteinte à la vie privée de Chikli. Ce sont des expertises dont la validité est contestable, elles sont peu utilisées en judiciaire, de nombreux laboratoires refusent d’en faire, car elles ne sont pas assez fiables. Il rappelle que la procureure estime que c’est l’évidence même que la voix de l’escroc est celle de Chikli. « L’évidence, c’est ce qui s’impose à l’esprit sans qu’il soit besoin d’une quelconque preuve. La vérité judiciaire est à rebours de cela, et l’on doit faire cet effort de se battre contre les évidences. »

La décision sera rendue le 11 mars.