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« Vous faisiez partie de la meute, alors oui, vous avez fait ! »

Le 14 juillet 2017, à Sevran, une cinquantaine de jeunes avaient agressé des policiers, tabassant l’un d’entre eux. En octobre 2020, cinq jeunes hommes ont été condamnés à six ans d’emprisonnement, pour des violences en réunion sur des policiers, sans avoir porté un coup. Le procès en appel s’est tenu à Paris, les 6 et 7 janvier.

par Julien Mucchiellile 8 janvier 2021

Au pied de la cité Basse de Sevran (Seine-Saint-Denis), quand les festivités du 14 juillet 2017 se sont tues, les feux de poubelle ont démarré. Vers 1h du matin, une patrouille de police est caillassée : demi-tour, la voiture fonce se mettre à l’abri, en attendant le renfort demandé. C’est une unité de motards de la Compagnie de sécurisation et d’intervention (CSI) 93 qui se rend sur les lieux. La colonne progresse. « On était plongés dans une pénombre, et j’ai vu surgir de la pénombre plein d’individus, certains armés de bars de fer », témoigne Anouar A. H., situé en avant-dernière position dans la colonne. Il voit son collègue prendre un coup sur le casque, la bulle de son carénage est brisée par un projectile. Parmi les agresseurs, certains contrôlent un caddie rempli de projectiles, d’autres hurlent « Serrez-les ! On va les fumer ! » Il s’enfuit en moto, prend une pierre dans la cuisse et retrouve ses collègues. Un avocat de la défense lui demande : « Vous avez été pris de panique ? » « C’est pas de la panique », répond un second policier, Kévin C., à la barre de la cour d’appel de Paris. « C’est pas de la peur, mais à ce moment on se retourne, et on comprend rapidement la situation, et malgré la cinquantaine d’individus qui nous menacent, ou va secourir notre collègue. » Gwenaël G. n’a pas pu s’enfuir. Il était deuxième dans la colonne. « Je vois pas grand-chose. Je descends de ma moto, et en même temps la colonne va repartir. Je n’ai pas le temps de remonter, mes agresseurs sortent des fourrés, je tente de m’enfuir à pied, mais je ne sais pas pourquoi, je trébuche et tombe au sol, et je me dis : “là, je vais me faire laminer”», explique-t-il avec beaucoup de calme, mais au moment où des dizaines de personnes se ruent sur lui pour le passer à tabac, le policier n’a plus aucun échappatoire (« je me suis dit, ils vont me finir »), et, en désespoir de cause, sort son arme de service. « Je décide de tirer jusqu’à ce qu’ils partent, je vide 3 à 5 cartouches », il tire n’importe où, « dans tous les sens », et les jeunes détalent. Kévin C. : « Quand on revient, un individu est en train de sauter sur le carénage de la moto couchée sur le flanc, et d’autres s’enfuient. Notre collègue, on ne le voit pas, jusqu’à ce qu’il sorte de sous la moto, à quatre pattes. » Romain D., qui était le binôme de Gwenaël G., s’ouvre un peu de la souffrance psychologique causée par ces faits. « Le voir dans cette situation, c’est dur. » Dans la salle d’audience, il est réconforté par ses collègues.

À la suite de renseignements anonymement reçus, la police interpelle plusieurs personnes, tous des jeunes hommes du quartier. Sept sont mis en examen pour tentative de meurtre sur personne dépositaire de l’autorité publique (PDAP) et placés en détention provisoire. Certains sont rapidement placés sous contrôle judiciaire, d’autres, non. Le 2 octobre, un jugement du tribunal correctionnel de Bobigny, car les faits ont été requalifiés en violences sur PDAP en réunion, relaxe deux prévenus et en condamne cinq, à des peines de six ans d’emprisonnement - certains avaient un casier judiciaire, d’autres non, mais le tribunal a décidé d’uniformiser la peine. Aucun des prévenus n’a été condamné pour avoir lui-même porté des coups aux policiers.

« Ça vous fait plaisir de regarder un homme se faire frapper à terre ? »

Les cinq condamnés ont fait appel. Axel A. est le premier à être interrogé par le président de la cour. Axel A. a su qu’un guet-apens se préparait, il est descendu, dit-il, pour voir. Il était proche du policier frappé à terre. Axel A. dit avoir vu le policier sortir une grenade, de manière absurde s’être mis en garde, avant de renoncer et de partir « Au moment où il se fait frapper, je me retire.

— Vous aviez déclaré avoir eu envie de frapper le policier.

— J’ai eu une petite pulsion.

— Mais, touché par la grâce, vous y avez spontanément renoncé ? Et pourquoi vous être mêlé à tout cela ?

— J’étais curieux. Puis après je me suis dit que j’avais jamais eu de problèmes, je venais d’avoir mon bac, je n’allais pas me mettre dans ce genre de problème.

- Qu’est-ce qui a pu vous passer par la tête pour vous approcher d’un policier français avec l’intention de le frapper ?

— J’ai eu peur.

— Peur de quoi ? enchaîne l’avocate générale. « Peur de mourir. » Le prévenu reprend la description de l’action. « Quand je m’écarte, je suis dos à la scène, je ne vois pas ce qu’il se passe - C’est quoi, la scène ? Ça vous fait plaisir de regarder un homme se faire frapper à terre ? Non ? Alors pourquoi vous restez ? – Par curiosité, pour savoir – C’est un spectacle ? - non, c’est juste que je regarde – C’est bien ce que je dis. »

En s’enfuyant, il n’avait pas vu l’arme de Gwenaël G. quand celui-ci, pour s’en sortir, a tiré au hasard. Axel A. s’est effondré 40 mètres plus loin, touché au ventre. Il a fait quatre jours de coma et souffre de séquelles à l’estomac.

Le second prévenu, Harouna M., a été cueilli par les enquêteurs sur la base de ses relations téléphoniques avec d’autres personnes mises en cause. Celui-ci a mis la vidéo sur Twitter, ce qui est anodin, mais certaines personnes affirment reconnaître sa voix sur la vidéo, ce qui est plus compromettant ; aucune expertise n’ayant été faite, les magistrats ne s’attardent pas sur ce point. Harouna M. a vu le policier se faire tabasser, mais réfute, comme ses co prévenus, avoir pris part aux violences, ainsi qu’être partie à l’action.

Arnold D. se lève à son tour. « Alors Monsieur, quelle est votre version des faits ? » Accompagné d’un ami, il a vu la scène de violence. Lui aussi a eu une « pulsion », celle de s’attaquer également au policier, ce qui agace le président : « C’est quoi un policier, pour vous ? Quelqu’un qui maintient l’ordre ? Moi, j’aurais pas de pulsion à frapper un policier ! » Arnold D. précise qu’il n’a frappé personne. « Ce n’est pas ce que l’on vous reproche, ce qui vous est reproché, c’est d’être dans un groupe, pas d’avoir porté des coups », c’est aussi ce qui est reproché aux quatre autres prévenus, car, parmi la cinquantaine ou plus « d’individus déterminés à nous impacter », disent les policiers, seuls ces cinq-là comparaissent devant la cour, et à aucun d’eux, il n’est reproché d’avoir porté des coups, mais simplement d’avoir participé aux violences en réunion, et de s’être rendu coupables de ces violences au même titre que les auteurs principaux, par le biais de la coaction. Un avocat pose la question à un policier : « Et les 45 autres, ça vous fait quoiqu’on ne les juge pas ? – Si vous avez des noms, je suis preneur – Mon client dit qu’il n’a rien à voir là-dedans – Ils disent tous ça – Les deux relaxés le disaient aussi, et ils ont fait 17 mois de détention provisoire. »

Jordy M. n’habite plus Sevran depuis 2015, mais il revient chaque 14 juillet pour assister au feu d’artifice en famille. Ce soir-là, la rumeur circulait qu’un guet-apens se tiendrait, il l’a bien entendue, mais il s’en fichait, Jordy M., et n’est pas descendu pour contempler le « spectacle ». D’ailleurs, quand il est convoqué au commissariat, Jordy M. dit à sa mère qu’il serait entendu comme témoin, certainement, mais il est placé en garde à vue, suspecté d’avoir pris part à un crime. Sur une écoute, les policiers comprennent qu’il s’est mis d’accord avec un ami sur une version à servir aux enquêteurs. « Je voulais juste qu’il témoigne en ma faveur, parce que je n’avais rien à voir », dit-il à la cour. L’écoute dit : « Wesh, mais toi t’as rien fait ma gueule ! » Mais un autre mis en examen dans l’une de ses nombreuses déclarations (fluctuantes), le place au niveau des Algeco, l’un des lieux de caillassage.

Nasredine R. est le seul à avoir été reconnu par un policier, Kévin N., venu spécialement le deuxième jour d’audience pour réitérer son propos. « Je cours après des individus, ils prennent la fuite, je saisis l’un d’eux par l’épaule » et agrippe son sweat-shirt, mais le jeune, en se tortillant, se libère de l’étoffe à capuche et s’enfuit. « Il portait des lunettes et un léger embonpoint ». Nasredine R. précise qu’il ne porte plus de lunettes depuis 2013, mais des lentilles de contact, et qu’effectivement, il avait 2-3 kilos en plus. Mais Kévin N. est formel, aujourd’hui encore il reconnaît Nasredine R., son visage était éclairé par les lampes à l’intérieur de l’Algeco, chose qu’il n’aurait jamais dite auparavant, intervient l’un des avocats de Nasredine R. Le deuxième avocat remarque à son tour que le policier n’avait pas mentionné l’existence de Nasredine R. lors de sa première audition. « J’étais fatigué, et encore stressé », répond le fonctionnaire. Question rhétorique d’un avocat : « On reproche aux prévenus d’avoir changé de version. Est-ce que vous avez changé de version ? »

Avant d’écouter les plaidoiries, Nasredine R. voudrait ajouter : « Ma vie, elle a changé depuis que je suis allé en prison, tout ça parce que quelqu’un me reconnaît. 18 mois pour quelqu’un qui n’a rien fait, c’est dur. J’ai du mal à m’exprimer car je suis quelqu’un de réservé. J’ai voulu laisser la justice voir les choses, je pensais qu’elle allait me croire. »

« Vous faisiez partie de la meute, alors oui, vous avez fait ! »

L’avocate générale, après les plaidoiries des parties civiles, se lève à son tour. Elle a « rarement vu un tel déferlement de violences, il y avait la volonté de mettre à mort ce policier, mais c’est difficile de recréer une telle scène au milieu des boiseries de la cour d’appel de Paris. » Elle cite : «”Niquez-les ! Tuez-les !” C’est ça, l’atmosphère du dossier. Aucun ne se dit qu’il est en train de participer à un acte terrible. » Hypothèse : « C’est une action concertée, organisée, qui a plusieurs buts : la vengeance et la volonté d’évincer les policiers du quartier », pour poursuivre leur trafic de drogue. « Ils faisaient partie de cette horde qui avait décidé de mettre un homme à mort. Lorsqu’on voit une scène pareille, on s’enfuit, on essaie d’appeler les secours, c’est ça qu’on fait quand on a un minimum d’humanité en soi. Vous faisiez partie de la meute, alors oui, vous avez fait ! » Après avoir brièvement résumé les minces éléments qui pèsent sur les prévenus, l’avocate générale a demandé huit ans d’emprisonnement contre Axel A. et Arnold D., six ans contre les autres. « Nasredine R. ne connait pas les autres, n’habite pas au même endroit, mais il a été reconnu par un policier. Est-ce suffisant ? Je laisse à la cour le soin d’apprécier. Pour ma part, je l’ai trouvé extrêmement convaincant (le policier), mais une erreur n’est pas totalement impossible. »

« Nous sommes dans cette situation classique où il faut des coupables »

En défense, Me Emmanuel Trink regrette que l’avocate générale n’ait pas fait d’observation en réponse aux conclusions qu’il avait déposées, demandant la relaxe de Harouna M. Son client n’a même pas été extrait pour la reconstitution, la juge d’instruction l’ayant oublié – ou ayant sciemment omis de demander son extraction. L’avocat s’en insurge, car cette reconstitution est aujourd’hui brandie par l’accusation. « La juge d’instruction se comporte comme si c’était déjà cuit », fustige-t-il, mais « nous sommes dans cette situation classique où il faut des coupables. Mais où est-ce qu’on est pour mettre six ans de prison sans preuve véritable ? Je demande la relaxe. La grandeur de la justice, c’est de ne pas condamner à tout prix. »

Me Sébastien Schapira, pour Jordy M., déplore que l’ordonnance de renvoi soit un copier-coller du réquisitoire définitif, et que le jugement soir ne soit, bien que reformulé, une reprise de l’ordonnance de renvoi. Il implore les juges de douter. Les arguments du parquet, « dans une espèce de fausse démonstration qui vous a été faite », se résument à : il savait (que le guet-apens se tiendrait), et : il a changé de version. Mais Arnold D., le seul qui situe Jordy M. sur les lieux, ne l’a fait que dans une seule déclaration, et a lui aussi souvent changé de version. Et l’ami de Jordy M. – qui n’a rien à voir avec les faits – confirme qu’ils ont passé la soirée ensemble. « Comprenez mon inquiétude », dit l’avocat. Tous les avocats ont plaidé la relaxe. La décision sera rendue le 5 février.