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Mme Chantal Arens quitte la première présidence de la Cour de cassation le 30 juin 2022, pour prendre sa retraite. Dalloz actualité a eu l’opportunité de l’interroger sur son bilan à la tête de cette institution mais également sur les grands chantiers qui attendent la haute juridiction.
le 30 juin 2022
La rédaction : De tous les arrêts rendus sous votre première présidence, quels sont ceux qui vous ont le plus marqué dans l’activité juridictionnelle de ces trois dernières années, notamment en assemblée plénière ou en chambre mixte ?
Chantal Arens : Permettez-moi pour commencer de vous donner quelques éléments du contexte dans lequel s’inscrit aujourd’hui l’activité juridictionnelle de la Cour de cassation.
Il est sans doute opportun de rappeler que les effets conjugués d’une importante grève des avocats à la fin de l’année 2019 et de la crise sanitaire ont fortement ralenti l’activité de l’ensemble des juridictions judiciaires et, par voie de conséquence, le volume d’affaires nouvelles soumises à la Cour de cassation a logiquement baissé en 2020. En matière civile, le nombre des pourvois enregistrés est passé de 17 071 en 2019 à 13 814 en 2020 pour revenir à 16 421 pourvois en 2021. Dans le même temps, le nombre de pourvois traités a connu une évolution parallèle avec 17 813 pourvois civils terminés en 2019, 14 340 en 2020 puis une progression pour atteindre 16 192 pourvois civils traités en 2021.
En matière pénale, l’activité est restée relativement plus stable, le nombre de pourvois enregistrés étant passé de 8 040 en 2019 à 7 200 en 2020, puis 7 408 en 2021. Dernièrement, nous avons constaté une progression des pourvois traités portant le nombre de dossiers terminés dans l’année à 6 677 en 2021 contre 6 470 en 2019 et 6 547 en 2020.
Avec ces chiffres, vous pouvez constater qu’une des particularités de la Cour de cassation est de traiter un volume très important d’affaires, près de 23 000 pourvois par an, sans commune mesure avec le nombre de décisions rendues par les autres cours faîtières que sont le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ou par les cours suprêmes d’Europe, comme la Suède ou le Royaume-Uni, qui ont le plus souvent instauré un système de filtrage et traitent en moyenne une centaine d’affaires par an.
La Cour de cassation ne procède en effet à aucun filtrage des pourvois dont elle est saisie. Tous sont enregistrés. Depuis septembre 2020, nous avons cependant mis en place des « circuits différenciés » : un « circuit court » pour juger rapidement les pourvois qui ne nécessitent pas un examen approfondi et dont la solution s’impose ; un « circuit approfondi » pour les affaires posant une question de droit nouvelle, d’actualité ou ayant un impact important pour les juridictions du fond ; un « circuit intermédiaire » pour toutes les affaires ne relevant ni du circuit court ni du circuit approfondi.
Le « circuit approfondi » doit permettre d’assurer une étude du dossier concomitante par le parquet général, le service de documentation, des études et du rapport et les rapporteurs lorsque se pose une question de droit nouvelle, une question d’actualité jurisprudentielle, une question se posant de façon récurrente, une question ayant un impact important pour les juridictions du fond, ou une question susceptible d’entraîner un revirement de jurisprudence.
Pour revenir à votre question, les arrêts les plus marquants ont été pour moi ceux qui ont les conséquences les plus directes sur la société civile, dont les enjeux sociétaux sont les plus forts. Ces décisions sont de celles qui font désormais l’objet d’un « circuit approfondi ».
La première des audiences que j’ai présidées à laquelle je pense est celle qui a conduit aux deux arrêts du 25 mars 2022 sur les conditions de prise en compte des préjudices des victimes par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI). Ces arrêts, intervenant peu de temps avant les plaidoiries des parties civiles dans le procès des attentats dits « du 13 novembre », étaient très attendus et l’ensemble des magistrats de la formation a pleinement mesuré les enjeux de ces décisions.
L’un des dossiers concernait l’indemnisation de membres de la famille d’une personne décédée lors de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016. Ces victimes demandaient la réparation du préjudice dit « d’attente et d’inquiétude » qu’elles ont ressenti durant tout le temps où elles étaient sans nouvelles de leur proche. L’autre affaire portait sur l’indemnisation des proches d’une personne décédée après une agression à coups de couteau : ils demandaient réparation, au nom de la victime, des souffrances que celle-ci avait endurées avant son décès du fait de la conscience qu’elle avait eue de sa mort imminente.
L’aspect technique de ces pourvois résultait d’une situation juridique tenant au fait que la loi actuelle ne prévoit pas de référentiel de réparation des préjudices corporels. Une nomenclature, dite « Dintilhac » a prévu une liste de « postes » correspondant à des définitions précises de divers préjudices.
J’ai voulu rassembler trois chambres (la première chambre civile, la deuxième chambre civile et la chambre criminelle) lors d’une audience solennelle afin de rendre une décision qui soit à la hauteur des enjeux de ces questions et tienne compte du ressenti des citoyens mais aussi du coût pour la société. Les deux arrêts rendus ont reconnu, de manière spécifique et autonome, le préjudice « d’attente et d’inquiétude » et le préjudice « d’angoisse de mort imminente ». Ce sont des décisions lisibles et claires, qui donnent des outils aux juges du fond pour une plus juste indemnisation des victimes et des proches de la victime directe.
La seconde affaire à laquelle je pense est celle qui a permis à la Cour de cassation de rappeler que le « mandant », c’est-à-dire celui qui charge une personne d’agir à sa place en lui donnant un mandat, n’est pas responsable de toutes les actions de celui qui a reçu le mandat, c’est-à-dire le « mandataire ». Par deux arrêts encore, la formation de chambre mixte que je présidais a décidé qu’en cas de dol du mandataire, la responsabilité du mandant n’était engagée que si sa faute personnelle était établie. Cette solution jurisprudentielle, qui semble a priori technique, couvre en réalité de nombreuses situations de la vie quotidienne de nos concitoyens, dans les copropriétés d’immeuble, les relations entre professionnels ou au sein des familles… Là encore, la Cour de cassation s’est voulue pédagogue pour faciliter, pour l’avenir, l’interprétation de sa jurisprudence par les praticiens du droit.
La rédaction : Sous votre première présidence a été rendu le Rapport Cour de cassation 2030, dont le groupe de travail était présidé par André Potocki. Quelles suites sont actuellement envisagées à la Cour de cassation pour les recommandations issues de ce Rapport ?
Chantal Arens : Nous avons en effet souhaité, avec le procureur général, engager une réflexion à court, moyen et long terme sur la Cour de cassation pour lui permettre de s’adapter « aux évolutions rapides d’un monde en perpétuel changement »1.
La Cour se réforme depuis plusieurs années avec la rédaction des arrêts en style direct depuis octobre 2019 ou encore les circuits différenciés que je viens d’évoquer.
Dans la suite des propositions du Rapport Cour de cassation 2030, les réflexions se sont poursuivies au sein de la Cour pour la mise en œuvre prioritaire de certaines d’entre elles. Ainsi, par exemple, le travail déjà engagé pour le développement du dialogue réciproque avec les juges du fond s’est concrétisé dans la création de l’Observatoire des litiges judiciaires, composé des représentants des conférences des premiers présidents, des procureurs généraux, des présidents et des procureurs de la République, de la Chancellerie et de représentants des instances représentatives des avocats, qui a pour objet de mieux identifier, en amont de la Cour, les contentieux émergents et d’améliorer ainsi leur traitement, de la première instance à la cassation.
S’agissant plus spécifiquement du processus d’élaboration des décisions, nous avons poursuivi la réflexion sur la motivation enrichie qui a été définie comme « une motivation qui mentionne des éléments traditionnellement passés sous silence et qui les articule de manière à ce qu’ils constituent les maillons intermédiaires du raisonnement justifiant le principe posé dans la décision ». À côté des cas déjà identifiés de rédaction en motivation enrichie pour les revirements de jurisprudence ou lorsque l’arrêt tranche une question de principe ou lorsque la solution qu’il retient présente un intérêt pour le développement du droit notamment, il est envisagé d’avoir recours à la motivation enrichie « lorsque l’affaire est susceptible d’avoir un retentissement social important avec un fort impact médiatique » rejoignant ainsi la préoccupation relevée dans le rapport de la commission présidée par le président André Potocki de faciliter la compréhension des arrêts par le plus grand nombre. De même, il est prévu, en accord avec les avocats aux conseils, de recourir davantage à la procédure interactive afin d’enrichir le débat pour parvenir à la meilleure décision.
La Cour s’est emparée d’autres recommandations, même si les travaux ne sont pas totalement aboutis, comme la création d’un « service d’appui aux magistrats » qui s’inscrit dans une réflexion nationale sur l’équipe autour du juge et suppose la mise à disposition de juristes assistants notamment, l’allègement des conditions de recevabilité des demandes d’avis présentées par les juridictions du fond, qui suppose une réforme textuelle, ou encore l’extension de la cassation sans renvoi.
Ce rapport a donné un cap pour la Cour de cassation et au-delà pour l’institution judiciaire et plusieurs instruments, pour reprendre une figure de navigation, sont mis en œuvre pour dépasser les défis et tenir le cap.
La rédaction : En octobre 2021 était inauguré le nouveau site de la Cour de cassation. Pensez-vous que ce changement a pu, après ces derniers mois, faciliter le partage de la culture juridique avec le plus grand nombre que vous appeliez de vos vœux dans le communiqué de presse du 4 octobre 2021 ?
Chantal Arens : Depuis son lancement, le nouveau site internet de la Cour de cassation est consulté chaque mois par plus de 200 000 personnes, ce qui est un véritable succès s’agissant d’un site institutionnel traitant de thématiques, certes larges mais également spécifiques : le droit et la justice.
La refonte du site devait répondre à un défi majeur : mieux faire connaître la Cour de cassation, son rôle, ses missions, son activité juridictionnelle et, par là même, rendre plus accessible et plus lisible aux citoyens l’institution judiciaire. Il me semble que ce défi est en passe d’être relevé.
Les utilisateurs du site viennent d’abord y lire les décisions rendues par la Cour : les justiciables, praticiens du droit, universitaires et étudiants consultent majoritairement la jurisprudence de la Cour de cassation. Mais ils y trouvent aussi une large offre multimédia de commentaires d’arrêts, de conférences, de podcasts sur la jurisprudence, de reportages sur la vie et les métiers de la Cour par exemple. Il s’agit donc pour la Cour de cassation, avec ce nouveau site, de faire rayonner et partager avec le plus grand nombre une culture juridique et judiciaire.
Le droit couvre tous les aspects de nos vies, et ce dès notre naissance, mais l’intérêt que porte chaque citoyen à la matière juridique varie en fonction de ses centres d’intérêt, de sa profession, et des événements qui rythment sa vie personnelle.
Le nouveau site internet de la Cour de cassation est parvenu à concilier ces deux réalités : à partir d’une masse considérable et variée de données juridiques, l’utilisateur peut désormais personnaliser sa navigation (alertes, notifications, espace de travail en ligne, etc.) et ainsi accéder rapidement à l’information qui lui est la plus utile.
Il permet aussi aux justiciables de faire certaines de leurs démarches en ligne : demander un certificat de non-pourvoi, l’aide juridictionnelle ou suivre l’état d’avancement de leur affaire.
Ce nouveau site, résolument tourné vers ses utilisateurs, a été pensé au service de tous. Il est fondamental pour la Cour de cassation de rester attentive et à l’écoute : le site internet de la Cour continuera de proposer de nouvelles fonctionnalités pour répondre aux attentes des citoyens.
La rédaction : Quelle est l’avancée de l’accès en open data des arrêts rendus par les cours appel grâce à Judilibre ? Quelles difficultés sont rencontrées à ce stade notamment par les juridictions du fond (anonymisation par le greffe, affaires familiales, etc.) ?
Chantal Arens : Depuis le 21 avril dernier, les décisions rendues par les cours d’appel postérieurement au 15 avril sont accessibles à toute personne intéressée, sur le site internet de la Cour, via le moteur de recherche Judilibre.
L’open data des décisions judiciaires, dont la Cour de cassation porte la responsabilité, connaît donc ses premiers développements avec succès.
Cette mise à disposition massive et gratuite des décisions judiciaires aura des conséquences sur la jurisprudence dont il est encore difficile de mesurer l’ampleur. La portée jurisprudentielle des décisions des tribunaux judiciaires et cours d’appel sera-t-elle modifiée ? Quelles conséquences pourraient en résulter quant à l’office de la Cour de cassation ? Quelles questions se poseraient alors aux praticiens, particulièrement aux juges du fond ainsi qu’aux avocats ?
Ce sont ces questions et bien d’autres, qui ont irrigué toute la réflexion conduite par le groupe de travail conduit par monsieur Loïc Cadiet, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, madame Cécile Chainais, professeure à l’université Paris Panthéon-Assas, et par monsieur Jean-Michel Sommer, président de chambre et directeur du service de documentation, des études et du Rapport (SDER) de la Cour de cassation. Les 34 recommandations résultat de ces réflexions conduisent à repenser l’élaboration de la jurisprudence, sous réserve que des moyens significatifs, à hauteur des défis que soulève l’open data, soient déployés.
Techniquement, à ce jour, très peu de difficultés sont rencontrées pour la mise en œuvre de l’open data des décisions des cours d’appel. Le circuit d’anonymisation des décisions est bien respecté par tous les acteurs : les agents du greffe des cours d’appel ne procèdent pas eux-mêmes à l’anonymisation des décisions : ils transmettent les décisions au SDER de la Cour de cassation qui s’en charge, sur instructions des magistrats ayant rendu des décisions.
Des ajustements sont, bien évidemment, encore nécessaires, ce à quoi nous nous employons. En interne, les modalités de distinction des décisions rendues publiquement – les seules qui peuvent être diffusées en open data – des décisions rendues non publiquement doivent encore être affinées. De même, nous sommes à l’écoute des retours des réutilisateurs professionnels (éditeurs juridiques et legal techs) avec qui nous avons des échanges réguliers.
Nous tirons donc un premier bilan technique, certes provisoire mais très positif, de l’open data des décisions judiciaires.
La rédaction : Du 5 au 7 mai 2022 s’est tenu le colloque annuel du réseau des présidents des cours suprêmes de l’Union européenne. Comment ce réseau contribue-t-il au renforcement des relations entre vos homologues à l’international ? Qu’en pensez-vous, à titre personnel, notamment sous l’angle du rayonnement international de la Cour ?
Chantal Arens : Le Réseau des présidents des cours suprêmes judiciaires de l’Union européenne représente un forum précieux pour la Cour de cassation, à un double titre. D’une part, il facilite l’accès de la Cour de cassation aux jurisprudences nationales et aux pratiques des autres cours membres. Les outils d’échanges mis en place – comme la plateforme d’échanges du site intranet du Réseau, les questionnaires adressés par les cours suprêmes portant sur des demandes de droit comparé ou les visites d’étude de magistrats – ainsi que les rencontres régulières organisées avec mes homologues dans le cadre du Réseau, permettent à la Cour de cassation d’échanger de façon fluide et ainsi de mieux connaître les systèmes juridiques et jurisprudences des cours des autres États membres du Réseau.
Dans un contexte d’internationalisation du droit, face à la multiplication des contentieux globalisés, tels que les atteintes à l’environnement ou encore les défis posés par les plateformes de service, le droit comparé prend une place croissante dans le processus décisionnel du juge national et de la Cour de cassation en particulier. Ces questionnements peuvent concerner des contentieux spécifiques (afin de savoir si une autre cour suprême est confrontée au même sujet, tel que les plateformes de services ou la question de la responsabilité des fabricants de prothèses mammaires) mais aussi des sujets transversaux de réflexion, telles que les réglementations existantes concernant les écritures des avocats ou encore les questions liées à l’éthique ou la déontologie des magistrats. Le Réseau est ainsi un outil indispensable en ce qu’il permet d’obtenir une information sûre dans des délais extrêmement rapides.
D’autre part, le Réseau favorise la diffusion de la jurisprudence de la Cour de cassation auprès des autres cours suprêmes européennes. La promotion et la valorisation de ses décisions et méthodes de travail – et, plus largement, des principes et valeurs de notre modèle juridique – constituent des objectifs d’influence stratégique pour la Cour de cassation. Les contacts personnels qui se nouent avec mes homologues dans le cadre du Réseau permettent également de consolider les relations bilatérales que la Cour développe et participent ainsi au renforcement de la qualité de nos actions de coopération.
Ainsi, à l’instar d’autres réseaux judiciaires multilatéraux, le Réseau des présidents des cours suprêmes judiciaires de l’Union européenne participe au développement de la coopération judiciaire en Europe et contribue à la construction d’un espace judiciaire commun, plus que jamais essentielle.
Dans un contexte régional marqué par les remises en cause croissantes des fondements démocratiques mêmes de nos sociétés, le dialogue des juges est absolument crucial pour renforcer et défendre l’État de droit.
La rédaction : Pensez-vous possible, à court ou à moyen terme, que l’ensemble des documents préparatoires (rapport du conseiller et avis de l’avocat général) soient disponibles pour tous les arrêts rendus par la Cour de cassation en open data ? Plusieurs arrêts importants, notamment rendus en 2021 et 2022, ont été accompagnés de l’un de ces documents.
Chantal Arens : Actuellement, seuls les travaux préparatoires élaborés pour les assemblées plénières, les chambres mixtes et les formations solennelles pour avis sont mis en ligne sur le site internet de la Cour de cassation.
La diffusion plus large des travaux préparatoires de l’ensemble des arrêts n’est pas une question nouvelle, puisqu’une réflexion avait déjà été conduite dans le courant de l’année 2018, mais elle est revenue sur le devant de la scène à la faveur des propositions du rapport de la commission Cour de cassation 2030.
Parmi les 37 recommandations qu’elle a formulées, la Commission proposait que « la publication du rapport du conseiller rapporteur et de l’avis de l’avocat général avec celle de l’arrêt devienne progressivement plus fréquente ».
J’ai initié une réflexion à ce sujet au sein de la Cour de cassation dès le mois d’octobre 2021 et un groupe de travail a formulé 16 recommandations à suivre dans l’hypothèse où cette diffusion des travaux préparatoires était décidée.
Le temps est aujourd’hui venu de la concertation et des échanges en interne, indispensables avant tout arbitrage.
Je crois personnellement qu’à l’heure de l’open data, et alors que la Cour de cassation n’a cessé d’œuvrer ces dernières années pour rendre ses arrêts plus clairs et plus lisibles, c’est aller dans le sens de l’histoire que de rendre publics les travaux préparatoires des conseillers rapporteurs et des avocats généraux.
La rédaction : Le Rapport sur la diffusion des données décisionnelles et la jurisprudence a été présenté le 14 juin 2022. Il préconise notamment l’exploitation des possibilités laissées par la motivation enrichie ou dite en forme développée afin d’encore mieux prendre en compte les arguments développés par les juges du fond dans leurs décisions (proposition n° 29). Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées dans l’utilisation de ce nouveau type de motivation dite « enrichie » promu notamment par le premier président Louvel, votre prédécesseur ? Quelles sont les pistes d’amélioration qui vous semblent encore atteignables à ce sujet ?
Chantal Arens : Avec la motivation enrichie, et c’est peut-être la plus parlante des évolutions pour le justiciable, la Cour de cassation formule explicitement la question de droit qui lui est posée ; ensuite, de plus en plus souvent, la Cour cite clairement la source sur laquelle se fonde sa décision ; enfin, la Cour procède à l’interprétation des sources pour formuler une réponse à la question posée, en ayant recours à diverses méthodes telles que celles résultant d’un contrôle de proportionnalité et elle explicite les étapes de son raisonnement.
La proposition n° 29 du Rapport sur la diffusion des données décisionnelles et la jurisprudence encourage la Cour de cassation à se saisir des opportunités offertes par la motivation enrichie pour prendre en compte, dans les motifs de ses arrêts, des arguments retenus par des décisions rendues par les juridictions du fond.
Cette préconisation n’implique pas, pour la Cour de cassation, de rendre systématiquement compte des solutions adoptées par les juridictions du fond ni de les citer. Mais en montrant que les arguments de ces juridictions ont été entendus, elle vise à prévenir d’éventuelles résistances. Elle se lit en miroir de la recommandation n° 10 dont l’objet est d’admettre que la Cour de cassation, à l’instar des juridictions de première instance et d’appel, puisse faire état de décisions d’autres juridictions pour mieux expliquer la solution qu’elle retient, sans pour autant, naturellement, leur donner valeur de précédent obligatoire.
Ces pistes et celles dessinées par la commission Cour de cassation 2030 que j’évoquais plus haut, à la fois innovantes et raisonnées, méritent d’être explorées car elles partagent un même objectif : assurer la sécurité juridique et favoriser la l’accessibilité de la jurisprudence.
La rédaction : On peut lire sur la page d’accueil du site internet de la Cour de cassation le résumé de sa fonction : « La Cour de cassation veille à ce que l’interprétation de la loi soit la même pour tous ». Pour ce faire, vous réunissez régulièrement les premiers présidents des cours d’appel afin de renforcer le dialogue des juges et de développer les outils méthodologiques au service des juges du fond. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre approche de ce sujet essentiel pour l’uniformisation de l’interprétation de la loi ?
Chantal Arens : Le renforcement des relations de la Cour de cassation avec les juridictions du fond est indéniablement l’un des axes forts de ma présidence. En septembre 2019, lors de mon installation, j’avais souligné combien le dialogue des juges, l’accompagnement des juridictions du fond favorisent l’harmonisation de l’interprétation du droit et font évoluer la jurisprudence, source de droit vivant.
Mon expérience à la tête de nombreuses juridictions du fond, notamment la cour d’appel de Paris, ma connaissance fine des attentes des magistrats m’ont permis de répondre aux attentes des juridictions du fond et d’enrichir le dialogue, déjà fécond, que la Cour entretient avec les cours d’appel.
J’ai toujours privilégié l’écoute et le dialogue : avec les magistrats des juridictions du fond et de la Cour mais aussi et à un rythme très régulier, avec les avocats aux Conseils que je tiens à saluer ici tout particulièrement. C’est grâce à ces échanges particulièrement fructueux et constructifs, que nous avons pu mener des réformes2.
S’agissant plus particulièrement des relations avec les juges du fond, deux orientations principales ont guidé mon action : repenser l’existant et créer de nouveaux outils de dialogues.
D’abord, j’ai souhaité donner un nouveau souffle aux outils de dialogue existants afin d’en améliorer l’effectivité.
Les rencontres organisées deux fois par an avec l’ensemble des premiers présidents de cour d’appel ont été complètement repensées. Plutôt que de consacrer ce moment à dresser une revue de la jurisprudence de l’année écoulée, donnant parfois l’impression d’une Cour de cassation surplombante, j’ai préféré proposer aux premiers présidents de chambre d’échanger sur des problématiques juridiques préalablement identifiées ou sur des sujets transversaux partagés comme les États généraux de la justice, ou la mise en œuvre des recommandations de la commission Cour de cassation 2030 ou encore la réforme de la nomenclature des experts judiciaires.
J’ai également complètement redéfini le rôle des magistrats référents cour d’appel Cour de cassation, qui avaient été un peu mis en sommeil ces dernières années. Ces 47 magistrats de cour d’appel sont particulièrement précieux pour améliorer la fluidité des relations entre les cours d’appel et la Cour de cassation : ils transmettent les demandes des juges du fond pour obtenir un éclairage sur un sujet de droit particulier, ce qui permet à la Cour d’organiser une conférence, ou de préparer une fiche explicative ; ils informent également la Cour de cassation de l’émergence de contentieux nouveaux ou de la saisine de plusieurs juridictions pour traiter une série d’affaires nécessitant un traitement rapide afin d’assurer l’harmonisation de la jurisprudence.
La création d’un stage d’immersion à la Cour de cassation, proposé chaque année à 80 nouveaux présidents de chambre de cours d’appel afin de les sensibiliser à la technique de cassation et à la prévention des risques de cassation, est une autre façon de renforcer le dialogue.
Certes, les déplacements de la Cour de cassation vers les cours d’appel que j’avais annoncés n’ont pu être mis en place au rythme que j’avais souhaité en raison de la crise sanitaire, mais, dès que cela a été possible, les magistrats de la Cour sont allés à la rencontre de leurs collègues des cours d’appel, à Lyon par exemple, pour échanger sur la procédure d’appel.
Surtout, et tout au long des années 2020 et 2021, des conférences à distance ont été proposées aux magistrats des 36 cours d’appel sur des thématiques aussi diverses et variées que « Le contentieux des saisies et confiscations pénales », « le contrôle de proportionnalité », « l’actualité du droit des étrangers » ou encore « le droit pénal de l’environnement ».
J’ai aussi engagé une réflexion sur la procédure d’avis par laquelle les juges du fond sollicitent l’avis de la Cour de cassation sur une question de droit nouvelle soulevant des difficultés dans un nombre important de litiges. Cette procédure est encore trop peu usitée (11 demandes en moyenne par an entre 2005 et 2015) alors qu’il peut être un formidable levier de l’accompagnement de la Cour de cassation auprès des cours d’appel. Le groupe de travail « assemblées plénières, chambres mixtes et avis », présidé par Bruno Pireyre, a ouvert des pistes pour faciliter le recours à cette procédure.
Et au-delà de cette modernisation de l’existant, j’ai mis en place plusieurs groupes de travail associant magistrats de la Cour de cassation et des cours d’appel pour proposer de nouveaux outils d’accompagnement des juges du fond.
Des fiches méthodologiques en matière civile comme en matière pénale ont été actualisées ou créées sur les contentieux de l’astreinte, l’expertise, la motivation des peines, le mandat d’arrêt européen ou encore le droit de la presse. Il me paraît important de souligner que les magistrats des cours et tribunaux ont été systématiquement associés à ces travaux, ce qui est essentiel pour bien connaître les besoins des juges du fond.
Un petit guide de lecture des arrêts de la Cour de cassation mais aussi des trames d’arrêt d’appel et de jugement civil, des blocs de motivation ont été élaborés.
La politique de communication de la Cour que j’ai mise en place et à laquelle je suis particulièrement attachée est un autre vecteur de communication au bénéfice des juridictions du fond.
La refonte des sites internet et intranet, la création des lettres de chambre donnant un éclairage clair et pédagogique sur la jurisprudence récente rendue par chacune des chambres, les podcasts de la chambre sociale, sont autant d’outils à la disposition des juges du fond de métropole et d’outre-mer.
Vous le constaterez, les idées et les actions n’ont pas manqué durant ces trois années et malgré un contexte incertain, pour renforcer et nourrir le dialogue de la Cour de cassation avec les juridictions du fond. Il a été fécond et je forme le vœu sincère qu’il continue à l’avenir de s’épanouir encore davantage, dans l’intérêt des justiciables et de l’institution judiciaire.
Notes
1. V. lettre de mission du 23 avril 2020.
2. Le nouveau traitement des pourvois à la Cour de cassation, Entretien avec Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, et François Molinié, président de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, sur une nouvelle étape de la réforme de la Cour de cassation, avant beaucoup d’autres.
Chantal Arens
Magistrate, Chantal Arens a occupé les fonctions de première présidente de la Cour de cassation du 6 septembre 2019 au 30 juin 2022. Elle aura préalablement été successivement présidente des tribunaux de grande instance d'Évreux (2002 à 2007), de Nanterre (2008 à 2010) et de Paris (2010), avant d'etre nommée première présidente de la Cour d'appel de Paris le 30 juillet 2014.