Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Interview

Affaire Lafarge en Syrie : l’entreprise « doit être mise hors de cause »

Christophe Ingrain et Rémi Lorrain, avocats chez Darrois Villey Maillot Brochier, ont obtenu l’annulation de la mise en examen du groupe Lafarge SA pour complicité de crime contre l’humanité dans le dossier syrien. La société reste toutefois poursuivie pour financement d’une entreprise terroriste, violation d’un embargo et mise en danger de la vie d’autrui.

le 25 novembre 2019

La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a invalidé, le 7 novembre 2019, un chef d’accusation sur trois dans la mise en examen de la société Lafarge SA. Le groupe est accusé d’avoir financé des groupes armés en Syrie, dont l’État islamique, via sa filiale syrienne entre 2013 et 2014.

Le 24 octobre, la cour d’appel avait déjà déclaré irrecevables les constitutions de partie civile de Sherpa, association de protection et de défense des populations victimes de crimes économiques, du Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR), du Chredo et de Life for Paris, une association de victimes des attentats du 13 novembre 2015. Sherpa et l’ECCHR ont décidé de se pourvoir en cassation.

La rédaction : La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a invalidé la mise en examen de Lafarge pour complicité de crime contre l’humanité. Quelle est votre réaction ?

Christophe Ingrain : la mise en examen pour ce chef d’accusation n’était pas justifiée. Cela découle de l’application du droit à la situation soumise aux magistrats. Pour démontrer, le cas échéant, une complicité de crime contre l’humanité, il est tout d’abord nécessaire de démontrer l’existence d’un crime contre l’humanité précis. Il faut pouvoir répondre aux questions suivantes : quand a été commis le crime ? Où ? Par qui ? Et comment ? Le crime doit avoir été commis dans des circonstances ou selon une idéologie, un plan concerté, le faisant basculer en crime contre l’humanité. Or, dans le dossier Lafarge, il y avait un sujet sur ce point. L’usine de Lafarge se situait dans la région du nord de la Syrie, touchée beaucoup plus tardivement que les autres par la guerre civile. Et aux endroits et aux dates où les choses se sont précisément déroulées dans notre dossier, il ne pouvait être affirmé que des crimes contre l’humanité ont été commis.

Le second élément à démontrer est la complicité de Lafarge du fait de potentiels versements de sommes d’argent à des groupes armés ayant commis des crimes contre l’humanité. Or, pour être complice, il faut avoir connaissance des crimes qui vont être commis – ou sont susceptibles de l’être – et avoir conscience ou avoir l’intention d’y participer. Ce qui n’était pas le cas dans le dossier. C’est en se fondant sur des éléments comme ceux-là que la chambre de l’instruction a considéré que Lafarge SA ne pouvait pas être mise en examen sur ce chef d’infraction.

Le crime contre l’humanité est l’incrimination la plus grave du code pénal. La justice doit donc faire extrêmement attention à ce que l’ensemble des éléments nécessaires à la mise en examen d’une société soient réunis.

Rémi Lorrain : Depuis le début, nous sommes convaincus que Lafarge n’a pas pu participer, ni de près ni de loin, à un crime contre l’humanité. Il n’y avait, en réalité, même pas le début d’un indice. Le potentiel complice ne partageait évidemment pas le dessein criminel de l’éventuel auteur principal. Ce serait absurde de dire le contraire. La décision de la chambre de l’instruction n’a pas été une surprise pour nous. Nous continuons notre travail pour convaincre les magistrats, comme nous l’avons fait aujourd’hui, que Lafarge SA doit également être mise hors de cause pour les autres infractions qui lui sont reprochées.

La rédaction : Quand aura lieu le procès au fond ?

Rémi Lorrain : Il faut attendre le sort du pourvoi en cassation. Même si l’instruction en théorie se poursuit, on voit mal comment il serait possible de renvoyer – en faisant le règlement de l’information judiciaire – sans avoir la solution de la Cour de cassation.

Le pourvoi traitera aussi du sort procédural des associations [ECCHR et Sherpa qui ont fait appel, ndlr] en qualité de partie civile au procès. Elles ont été évincées par la chambre de l’instruction. Leur objet comme leur agrément ne rentraient pas dans les « clous » des infractions visées par l’information judiciaire [complicité de crime contre l’humanité, financement d’une entreprise terroriste, violation d’un embargo, mise en danger de la vie d’autrui, ndlr].

Chistophe Ingrain : Des règles sont prévues par le code de procédure pénale pour la participation des associations en qualité de partie civile. Leurs statuts doivent leur permettre d’intervenir dans tel ou tel type de contentieux. Une association anticorruption est agréée, par exemple, pour lutter contre la corruption. Dans l’affaire, les associations qui s’étaient constituées partie civile – donc qui bénéficiaient d’un droit dans la procédure – n’y étaient légalement pas autorisées. C’est ce que la chambre de l’instruction a reconnu.

La rédaction : L’association ECCHR se bat pourtant pour les droits de l’homme ? Pourquoi ne peut-elle pas intervenir ?

Christophe Ingrain : Cette notion est trop large pour la chambre de l’instruction. Car l’agrément, auquel sont soumises les associations, leur permet ensuite d’être partie active dans le dossier et d’agir comme un second procureur, en demandant des actes par exemple. Or les exceptions au monopole du parquet pour mener l’action publique doivent rester strictement basées sur les habilitations accordées par le ministère de la justice.

Ne pas avoir l’agrément n’empêche toutefois pas les associations de saisir un procureur pour déposer plainte pour des faits pénalement répréhensibles.

La rédaction : Lafarge reste toutefois accusée de financement d’une entreprise terroriste…

Chistophe Ingrain : Cette infraction répond à une définition et à une jurisprudence très strictes. Notre rôle est de regarder s’il y a une adéquation entre les faits et la définition juridique de l’infraction visée. Nous considérons que les choses sont plus compliquées qu’elles n’y paraissent aux yeux des juges. L’infraction est extrêmement grave : elle exige d’avoir versé des fonds, en connaissance de cause, à un groupe qui va les utiliser pour commettre des actes de terrorisme.

La rédaction : Aux États-Unis, la responsabilité pénale de la personne morale est beaucoup plus facilement engagée. Avez-vous l’impression que tel va être le cas en France au vu de ses dernières législations ?

Rémi Lorrain : Oui, sans doute. Le développement des conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) y contribue d’ailleurs. Prenons l’exemple de la corruption : la jurisprudence a longtemps oscillé entre deux points. La personne morale est-elle victime des faits de corruption ou responsable (de manière concomitante aux dirigeants de l’entreprise) ? L’entreprise a-t-elle retiré un bénéfice de l’infraction ? Ou a-t-elle été exposée à un risque pénal inconsidéré du fait du comportement de son dirigeant ?

La CJIP tranche cette question : l’entreprise est pénalement responsable (notamment parce qu’elle est solvable). Elle transige et paie pour obtenir l’abandon des poursuites. Il ne faut pas s’y méprendre : la justice pénale négociée est encouragée par le législateur pour des infractions qui, bien que médiatisées, ont rarement donné lieu à condamnation par le passé (notamment en raison des difficultés d’administration de la preuve).

Il n’y a qu’à prendre l’exemple de la CJIP en matière de corruption transnationale. Il y a eu autant de CJIP signées et validées pour corruption transnationale sur la seule année 2018 (v. l’affaire Société Générale) que de condamnations définitives d’une personne morale prononcées par une juridiction pénale française pour corruption transnationale depuis que la responsabilité pénale des personnes morales existe pour cette infraction (v. l’affaire « Pétrole contre nourriture »). On parle du succès de la CJIP mais c’est surtout l’échec de la justice pénale traditionnelle.

Chistophe Ingrain : Une CJIP repose sur une vraie négociation. L’avocat doit mettre en adéquation les exigences financières du parquet et ce que le client considère comme étant une juste peine. Ce n’est pas toujours évident. Notamment pour les clients étrangers. Selon la culture américaine, aller se dénoncer et transiger doit engendrer une peine inférieure à celle qui aurait été prononcée à l’issue d’un procès. En France, au contraire, le parquet national financier (PNF) considère que la société bénéficiant d’une CJIP « achète » le droit de ne pas passer en correctionnelle et qu’elle doit le payer au prix cher. Il y a donc un problème d’adéquation des cultures.

Rémi Lorrain : Et pour certaines incriminations, l’amende potentiellement encourue dans le cadre de la CJIP (pouvant aller jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires) est plus élevée que celle qui pourrait être prononcée par le tribunal correctionnel selon le schéma procédural traditionnel. En contrepartie, il n’y a pas d’inscription sur un casier judiciaire.

Chistophe Ingrain : L’entreprise paie aussi pour minimiser le risque réputationnel lié à un procès, de même que pour éviter les perquisitions dans la société, les gardes à vue, etc. Mais la CJIP est « un fusil à un seul coup » (v. la circulaire de janvier 2018). Une entreprise ne pourra en principe pas en bénéficier plus d’une fois.

La rédaction : Y aura-t-il davantage de procès pour défaut de vigilance ?

Chistophe Ingrain : Le manquement au devoir de vigilance au sens large est un outil qui était déjà utilisé par l’accusation. Il existait, avant son inscription dans la loi, au titre des obligations minimales du dirigeant (d’assurer la sécurité de ses employés, par exemple). Avec le texte législatif, le devoir est désormais défini et encadré. Les autorités de poursuites n’ont pas attendu le devoir de vigilance pour aller chercher la responsabilité pénale des dirigeants des maisons mères pour des incriminations commises dans leurs filiales.

La rédaction : Mais dans le cadre de la responsabilité d’un donneur d’ordre pour les actes commis par ses fournisseurs, par exemple ?

Chistophe Ingrain : Dès lors que les liens entre le fournisseur et l’entreprise sont forts, il était déjà possible de retenir la responsabilité pénale du dirigeant de la société mère. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, pour les autorités de poursuite, le droit pénal est une matière très élastique. Les concepts sont suffisamment souples pour y faire entrer de nombreuses situations différentes.

La rédaction : La compliance change-t-elle quelque chose sur le terrain de la preuve ?

Rémi Lorrain : On peut le redouter. C’est certes un outil de prévention, mais qui peut devenir une grille de lecture contre les personnes morales et physiques en cas de poursuites pénales. Prenons un exemple, le risque de corruption. S’il est identifié et cartographié en « rouge », il pourra être interprété par les juges d’instruction comme un indice du défaut de vigilance de l’entreprise à un « instant T ». Au contraire, s’il est cartographié « en vert », les juges reprocheront à la société d’avoir mal identifié le risque. Cet exemple est volontairement caricatural mais plus il sera demandé de l’exigence aux entreprises en termes de prévention, plus leur défaillance sera automatique et facilitera l’administration de la preuve de certains comportements ou de certaines négligences.

 

Propos recueillis par Sophie Bridier et Élise Le Berre (cette interview a été initialement publiée sur le site du quotidien actuEL-direction-juridique.fr)

Christophe Ingrain et Rémi Lorrain

Christophe Ingrain, avocat associé, et Rémi Lorrain, collaborateur chez Darrois Villey Maillot Brochier.