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Interview

Antoine Garapon : « le numérique est un remède à la lenteur de la justice »

Le numérique promet un bouleversement qui inquiète tout autant qu’il enthousiasme. À l’appui d’une réflexion qui questionne l’avenir de la justice, cet auteur a élaboré une théorie général du droit digital, à l’heure où la Chancellerie compte faire du numérique une vertu cardinale de sa réforme présentée le 20 avril dernier en Conseil des ministres.

le 4 mai 2018

La rédaction : Pourquoi une théorie générale du droit à partir du numérique ? Est-ce un nouveau paradigme ?

Antoine Garapon : On ne peut pas aborder le digital comme un simple secteur du droit. On est fasciné par les innovations en cours (blockchain, intelligence artificielle, legaltech) au risque d’en oublier l’origine et d’en sous-estimer les conséquences. La machine à vapeur a révolutionné l’industrie et pas seulement le transport, elle a bouleversé les sociétés et renversé des régimes. Le numérique affecte ainsi tous les secteurs et, au-delà, nos manières de vivre. C’est pourquoi, plutôt que d’enquêter une nouvelle fois sur les réalisations du numérique – effectives ou à venir – et de se demander ce qu’elles risquent de générer, ce livre reprend le problème à la racine en partant d’une théorie de la connaissance et de la culture.

La rédaction : En quoi le numérique fait-il rupture et pourquoi trouble-t-il si profondément le droit ?

Parce qu’il est une révolution symbolique. L’informatique contribue à produire du sens de façon nouvelle et donc aussi du droit, c’est-à-dire qu’il opère une transformation des médiations à travers lesquelles l’homme construit les significations sociales. L’informatisation du droit modifie les moyens de diffusion de celui-ci mais également son élaboration. C’est une source alternative de normativité juridique.

La rédaction : La « justice digitale », est-ce une autre façon de parler de « justice prédictive » ?

Antoine Garapon : Ce terme de « justice digitale » recouvre ce qu’on nomme la justice prédictive mais il va au-delà. Il s’arrête sur le projet – et le succès – de ce qu’on appelle la legaltech, c’est-à-dire des start-up qui s’intéressent au droit, mais aussi la blockchain.

La rédaction : Vous citez en conclusion la phrase de Justinien « la justice consiste à donner à chacun ce qui lui est dû ». Cette aspiration est-elle compatible avec le digital ? 

Antoine Garapon : Elle est tout à fait compatible à condition de faire une distinction. Le numérique ne livre pas des décisions de justice, il apporte des solutions. Ce n’est pas du mépris parce que beaucoup de justiciables attendent des solutions à leur problème, et le numérique peut donc beaucoup améliorer l’accès à la justice et à l’information, mais le droit ne peut être réduit à une agence d’information, il recouvre des enjeux éthiques et la justice est une expérience sociale et humaine. 

La rédaction : Justement, quel regard portez-vous sur la dématérialisation de certaines procédures (injonction de payer, « petits litiges »), portée par le projet de loi de programmation sur la justice ? 

Antoine Garapon : La réforme va dans le bon sens. Cela va permettre d’apporter une solution rapide aux justiciables qui veulent voir leur affaire traitée. Le numérique est un remède à la lenteur de la justice, il peut en réduire les coûts et offrir un moyen de la rendre plus certaine. C’est en particulier le cas pour les litiges simples, par exemple lorsqu’un particulier est en conflit avec son garagiste. Une grande inquiétude règne aujourd’hui chez les professionnels – avocats, magistrats, greffiers, notaires –, auxquels on pourrait ajouter le législateur qui est pris de cours par ces évolutions.

Le rôle du pouvoir est de les rassurer et pour cela il doit se repenser à l’ère numérique. Il doit montrer qu’il a compris les attentes légitimes des justiciables face au numérique : la réduction des coûts et des délais et davantage de prévisibilité qui sont les trois maux de tout système de justice. Mais il doit également aider les professions à se réformer. On ne va pas « désinventer » internet… 

La rédaction : Pourtant, vous avancez que la révolution numérique, parce qu’elle est avant tout une révolution de l’écriture, est porteuse d’inégalités. En quoi ?

Antoine Garapon : La numérisation consiste à coder sous forme de nombre des événements du monde physique. Pour y parvenir, il faut opérer une transformation intermédiaire qui consiste à organiser les données dans des programmes pour les traiter. Ce langage fait presque de nous des analphabètes. Dans l’écriture numérique, le traitement est effectué par des programmes qui combinent les caractères sans donner au lecteur la clé de cette combinaison. On a mis des siècles à alphabétiser tout le monde.

En France, il est de 95 %, et tout d’un coup, on redevient analphabète car très peu de gens peuvent comprendre ce qu’est un code source ou un algorithme. C’est la raison pour laquelle un rôle nouveau des pouvoirs publics consiste à garantir l’impartialité et les performations intrinsèques des algorithmes qui sont utilisés, à contrôler les legaltech qui peuvent affecter nos valeurs. Dans une démocratie, je préfère faire confiance à l’État pour dire la loi plutôt qu’aux ingénieurs qui crée les machines. Quand j’entends que les GAFA vont signer une charte éthique, je ne leur fais aucune confiance ; c’est comme si un syndicat de renards prétendait garantir la sécurité des poules… 

La rédaction : Pourquoi dites-vous que la justice prédictive risque de se transformer en « normativité secondaire qui se substituerait à la norme de droit elle-même ? »

Antoine Garapon : L’individu fait avant tout une utilisation personnelle de la machine. La géolocalisation est une application d’abord personnelle pour se situer dans le monde. Quand on a interrogé les juges sur l’utilisation qu’ils font des big data, ils ont avancé avec enthousiasme que cela leur permettait de connaître « leur propre jurisprudence ». C’est un premier stade du raisonnement.

Mais il y a un pas à ne pas franchir, c’est d’en faire un « usage performatif ». Un juge peut être tenté d’estimer que s’il a les moyens de savoir comment la majorité de ses collègues trancherait l’affaire qui lui est soumise, le moins risqué pour lui est de les suivre. C’est ce que j’appelle « l’effet moutonnier » de la justice prédictive : elle pousse au conformisme et réclame plus d’indépendance d’esprit aux juges qui veulent aller à contre-courant. L’ambivalence de l’outil nous fait injonction de repenser les métiers du droit à partir de cette dynamique.

La rédaction : Ce danger n’est-il pas inévitable à partir du moment où on introduit la justice prédictive dans notre mode de raisonnement ?

Antoine Garapon : L’effet performatif du numérique sera révélé a posteriori. Il va se produire, c’est très probable mais temporairement. La jurisprudence est un système de sagesse collective « auto correctrice ». Lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation du 15 janvier 2018 (v. Dalloz actualité, 16 janv. 2018, art. T. Lefort isset(node/188641) ? node/188641 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>188641), le président de la République a souhaité que figurent dans les jugements les « opinions dissidentes ». Cette pratique, tirée du common law, montre bien que lorsqu’un jugement est un raisonnement collectif. En intensifiant l’argumentation juridique jusque dans les jugements, la volonté politique introduira une dynamique qui empêche le juge de s’isoler dans une logique « moutonnière ».

La rédaction : Vous reliez la révolution numérique à une « nouvelle gouvernementalité marquée par une extension du raisonnement économique dans tous les secteurs de la vie humaine ». Cela fait-il écho à la théorie de Michael Sandel (Ce que l’argent ne saurait acheter, éd. Seuil, 2012) ? Le numérique serait-il le symptôme d’une appropriation marchande de la justice ?

Antoine Garapon : J’irai plus loin que Sandel. On est en train de mettre en place une « légalité systémique du droit ». Ce modèle est parfaitement nouveau depuis l’Antiquité : la rationalité du droit ne gît plus d’un ordre externe. Désormais, la rationalité se trouve à l’intérieur du fonctionnement du système. La mondialisation repose sur ce phénomène, le néolibéralisme également, et le numérique le renforce encore. Dans tous ces domaines, le centre de gravité c’est l’individu. La justice va être affectée car il s’agit d’un mouvement massif du droit.

Le numérique présente ce paradoxe d’augmenter l’égalité au niveau microéconomique : les individus sont dans une relation plus égalitaire avec le sachant, ils accèdent globalement mieux à l’information juridique, et gagnent en conséquence du pouvoir en négociation. Mais, d’un autre côté, le numérique creuse les inégalités au niveau macroéconomique. La mondialisation et le numérique vont accuser les inégalités entre les oracles et les analphabètes, entre la Silicon Valley et l’Europe, voire demain la Chine. Toute la question est comment concilier ce bénéfice d’égalité au niveau micro avec l’écart au niveau macro. C’est une des grandes réflexions de demain et la principale tâche du politique. Personne n’a encore de solutions.

 

Propos recueillis par Thomas Coustet

Antoine Garapon

Magistrat et secrétaire général de l’institut des hautes études sur la justice (IHEJ). Il vient de publier aux éditions PUF Justice digitale. Révolution graphique et rupture anthropologique, coécrit avec l’épistémologue Jean Lassègue, chercheur au CNRS (avril 2018).