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Interview

Au cœur de la sécurité économique : contrôle des investissements étrangers, protection des actifs stratégiques et lutte contre les ingérences économiques (Partie 1)

Les turbulences d’ordre géopolitique, sanitaire et économique qui ont secoué le monde ces dernières années ont conduit les États à repenser l’équilibre entre attractivité des investissements étrangers et souveraineté économique, entraînant parfois des modifications brutales et structurelles dans l’accompagnement des investissements étrangers dans les secteurs sensibles, ainsi que dans l’évaluation et la prévention des menaces que font peser ces investissements sur leur sécurité nationale et leur ordre public. De la Chine aux États-Unis, du Royaume-Uni à l’Allemagne, en passant par la France, de nombreux États réforment et renforcent leurs mécanismes de contrôle des investissements étrangers. En France, un écosystème dynamique s’est progressivement structuré autour de cette problématique, à la croisée de la politique, de la géopolitique, de l’économie, de la finance, de la stratégie et du droit. Les investissements internationaux, les transactions transfrontalières et les opérations de fusions-acquisitions transnationales sont désormais encadrés par une diversité croissante d’acteurs institutionnels et privés, dans une logique de dialogue renforcé avec l’État. Dans ce contexte, le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), rattaché à la Direction générale des entreprises (DGE) du ministère de l’Économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, joue un rôle central. Chargé de la protection des intérêts économiques fondamentaux de la Nation, le SISSE coordonne les politiques publiques de sécurité économique, en particulier en matière de contrôle des investissements étrangers, de sauvegarde des actifs stratégiques et de lutte contre les ingérences économiques. Pour rendre compte de la richesse de ces pratiques et de l’évolution du contrôle des investissements étrangers en France, Dalloz actualité, en partenariat avec FDI Control, donne la parole aux acteurs clés de ce dispositif. L’entretien avec Joffrey Célestin-Urbain, chef du SISSE de 2018 à 2025, permet de dresser un bilan approfondi, analytique et de référence de sept années marquées par des transformations majeures de la politique française en matière de sécurité économique, ainsi que des instruments juridiques déployés à son service.

le 13 mai 2025

Cet entretien s’inscrit dans une série d’entretiens réalisés en partenariat avec FDI Control, sous la direction de David Chekroun, Professeur de droit des affaires à ESCP Business School et Avocat au Barreau de Paris, et le Cercle Lefebvre Dalloz.

La seconde partie de cet entretien a été publiée dans l’édition du 14 mai de Dalloz actualité.

Les missions et les moyens du SISSE

David Chekroun : Depuis votre prise de fonctions en 2018, le SISSE a notablement renforcé ses outils de veille et d’alerte. Quel bilan dressez-vous des menaces économiques les plus récurrentes traitées par vos services ces dernières années ?

Joffrey Célestin-Urbain : Le bilan le plus marquant – et paradoxalement le plus discret – concerne précisément la mise en place, sans précédent avant 2020, d’un système complet de remontée d’informations et de détection d’alertes impliquant, autour du SISSE, une longue chaîne d’acteurs publics, au niveau national comme au niveau local. Avant 2020, il n’existait aucune statistique consolidée au sein de l’État sur l’état de la menace économique étrangère répertoriée. À partir de 2020, à la suite des réformes de gouvernance de la politique de sécurité économique, le SISSE a constitué une plateforme interministérielle qui recueille quotidiennement l’ensemble des flux d’informations stratégiques collectés par les administrations parties prenantes et susceptibles de constituer une alerte de sécurité économique, c’est-à-dire une menace étrangère, potentielle ou avérée, sur un ou plusieurs actifs stratégiques, matériels ou immatériels, de l’économie française. Ces actifs sont référencés depuis 2019 dans trois listes distinctes et complémentaires, protégées par le secret de la défense nationale. Celles-ci recouvrent à la fois des entreprises, des unités de recherche publiques et des technologies. Dès qu’un service de l’État relève, dans le cadre de ses attributions, une information relative à l’un de ces actifs, il en avise le SISSE, qui procède alors à la caractérisation fine du signalement, pour déterminer s’il révèle une menace pour la sécurité économique de la Nation. Dans l’affirmative, le SISSE s’assure qu’une réponse coordonnée et efficace y est apportée par les services de l’État concernés, dans le but explicite de prévenir ou de neutraliser la menace identifiée. Dans la négative, l’information est écartée comme non pertinente pour la sécurité économique. Le nombre d’alertes recensées a fortement augmenté entre 2020 et 2023, passant de 353 nouvelles alertes par an en 2020 à 968 en 2023, avant de refluer pour la première fois en 2024 (à 750). Au total, en l’espace de cinq ans, sur la période 2020-2024, près de 3 250 menaces pour la sécurité économique de la France ont été détectées et traitées par les services de l’État. Ces menaces se divisent en deux blocs principaux représentant chacun entre 40 et 45 % du total selon les années : d’une part, la prise de contrôle d’entreprises stratégiques par des intérêts étrangers, via la réalisation d’opérations capitalistiques ; d’autre part, les atteintes à la propriété intellectuelle, aux savoir-faire et aux informations sensibles. Les premières peuvent elles-mêmes prendre des formes très diverses : offre publique d’achat amicale ou hostile sur une entreprise cotée, offensive d’un fonds d’investissement activiste, reprise d’un sous-traitant industriel à la barre du tribunal de commerce… Les secondes empruntent également des canaux variés : accords-cadres de partenariats relatifs au financement de programmes de recherche, « phishing expeditions » dans le cadre de procédures judiciaires diligentées depuis l’étranger, attaques cybernétiques…

David Chekroun : Quels ont été, sous votre direction, les principaux axes de mission du SISSE ? En quoi ont-ils évolué entre 2018 et 2025 ?

Joffrey Célestin-Urbain : Les missions du SISSE sont explicitées dans le décret n° 2019-206 du 20 mars 20191 qui a refondu le cadre institutionnel de gouvernance de la politique de sécurité économique. Elles s’articulent autour de trois composantes clefs : l’identification des actifs stratégiques de l’économie nationale (élaboration et mise à jour régulière des listes d’entreprises, de technologies et de laboratoires de recherche à protéger), la veille sur les menaces étrangères qui s’y rapportent ; et le pilotage de la remédiation, c’est-à-dire la mobilisation coordonnée de l’ensemble des moyens utilisables par l’État aux fins de contrecarrer ces mêmes menaces. Ce cadre de missions consacre une approche résolument opérationnelle de la sécurité économique, autour d’une chaîne continue et structurée d’informations (identification et partage d’alertes) qui nourrissent des décisions (neutralisation des menaces). Le principal apport des réformes engagées en 2018-2019 réside dans la systématisation des processus qui sous-tendent le fonctionnement de cette chaîne, avec des responsabilités clairement établies, et une doctrine, des référentiels et une feuille de route communs à l’ensemble des services de l’État. L’année 2019 a été essentiellement consacrée à l’adoption du nouveau cadre de gouvernance de la sécurité économique et à la mise en œuvre des réformes institutionnelles. L’année 2020 a marqué l’atterrissage opérationnel de la nouvelle politique, avec la création de la plateforme interministérielle de détection et de traitement des alertes autour du SISSE. Les années 2021 à 2024 ont été celles de la montée en puissance et du passage à l’échelle du dispositif étatique, dans un contexte de forte augmentation de la volumétrie des alertes enregistrées. Au fil de l’eau, plusieurs ajustements ont été apportés afin d’adapter les défenses économiques de l’État aux nouvelles formes de menaces étrangères, en intégrant les retours d’expériences : élargissement du périmètre des actifs protégés (inclusion du monde de la recherche à partir de 2021, affinement de la liste des technologies stratégiques…), extension des secteurs et des briques technologiques couvertes par le mécanisme de contrôle des investissements étrangers en France (biotechnologies en 2020, énergies bas carbone et matières premières critiques en 2024…), revitalisation de la loi du 26 juillet 1968 dite de « blocage »2… L’État dispose désormais d’un système robuste de contre-prédation économique, qui n’existait pas auparavant, et qui lui permet de traiter efficacement, une à une, jusqu’à un millier de nouvelles alertes chaque année, grâce à une boîte à outils complète.

David Chekroun : Le SISSE a mis en place une plateforme de détection des alertes traitant environ 600 signalements par an. Quels types de signalements sont les plus fréquents ? Quels en sont les débouchés concrets ?

Joffrey Célestin-Urbain : Les alertes les plus représentatives sont d’une part la prise de contrôle d’entreprises considérées comme stratégiques par des intérêts étrangers problématiques et d’autre part, la captation de propriété intellectuelle et de données sensibles pour la sécurité économique. Ces deux catégories d’alertes se déclinent en un large spectre de modes d’action, qui vont de l’espionnage économique et technologique caractérisé, illégal et souterrain (cyberattaques, vols de matériels ou de data, intrusions dans des zones protégées…) à des opérations de forme et d’apparence beaucoup plus classiques mais qui se traduisent in fine par des pertes de souveraineté insidieuses (par ex., vagues de levées de fonds de start-ups françaises auprès de fonds d’investissement étrangers, demandes d’informations adressées à des entreprises françaises dans le cadre d’enquêtes administratives ou judiciaires étrangères, partenariats de recherche déséquilibrés entre un laboratoire public et une entreprise étrangère…). Lorsqu’un signalement est qualifié comme une alerte de sécurité économique, il donne lieu à une réponse structurée de la part de l’État, coordonnée par le SISSE. La réponse est modulée en fonction de la gravité et de l’urgence de l’atteinte (ou des risques), de façon à proportionner les moyens de l’État et à ne pas entraver les transactions légitimes. In fine, chacune des alertes est consignée dans un tableau de bord tenu par le SISSE, qui s’assure de la bonne fin du traitement apporté par les services de l’État par rapport à l’état final recherché (i.e. extinction de la menace) et du reporting continu vers les autorités politiques. L’État dispose d’une large palette d’actions, qui va de l’interdiction pure et simple d’une opération (par ex., refus d’un investissement) à la dissuasion informelle, en passant par l’encadrement des risques et la mise en place de financements publics (par ex., prise de participation en fonds propres dans une entité stratégique menacée).

David Chekroun : Quelles ressources humaines, techniques et institutionnelles avez-vous mobilisées pour renforcer la réponse de la France aux menaces à la sécurité économique ? Disposez-vous de relais en région ?

Joffrey Célestin-Urbain : Le SISSE est un service à compétence nationale, rattaché à la DGE. Il compte en direct une quarantaine de collaborateurs en centrale (à Bercy) et vingt-quatre collaborateurs sur le terrain (les délégués à l’information stratégique et à la sécurité économiques) dans les treize régions de France métropolitaine et dans les outre-mer (Antilles/Guyane, Réunion/Océan indien). Au-delà de ses effectifs propres, qui ont peu évolué depuis 2018, le SISSE anime un réseau de plusieurs centaines d’agents de l’État, sur lesquels il n’a pas d’autorité hiérarchique mais avec lesquels il nourrit des liens fonctionnels quotidiens, dans les différents ministères (Économie et finances, armées, intérieur, justice, affaires étrangères, transition écologique, agriculture, recherche…), parmi les services de renseignement (DGSE, DGSI, DRSD, TRACFIN, DNRED, Gendarmerie, DNRT, DRM) et dans les échelons déconcentrés de l’État (réseau des préfectures). Ces personnels apportent leur concours au quotidien à la sécurité économique, sans y être affectés à plein temps. Par son positionnement institutionnel, le SISSE bénéficie d’un accès privilégié aux pools d’expertise de la DGE sur les grandes verticales thématiques de la politique industrielle (aéronautique, espace, cloud, microélectronique, transport, énergie, chimie, intelligence artificielle, santé, biotechnologies…). Il travaille également étroitement avec la Direction générale du Trésor dans le cadre du contrôle IEF et avec l’Agence des participations de l’État pour ce qui concerne le suivi des entreprises stratégiques sous portefeuille de l’État actionnaire.

Le SISSE s’appuie également sur deux relais précieux, l’un à Matignon (le Secrétariat général à la défense et à la sécurité nationales), l’autre à l’Élysée (la Coordination nationale au renseignement et à la lutte contre le terrorisme) pour faciliter le travail interministériel et l’orientation des services de renseignement en matière économique.

En termes d’outillage technique, le SISSE rassemble pour ses besoins de veille de nombreuses bases de données techniques et financières. Il compte dans ses équipes des profils spécialisés dans l’intelligence stratégique et l’exploitation des sources ouvertes. Le service a réalisé à partir de 2020 sa propre transformation numérique en se dotant de logiciels de veille avancés, et a développé depuis 2024 plusieurs modèles d’intelligence artificielle destinés à la détection automatisée d’alertes de sécurité économique.

David Chekroun : Comment évaluez-vous la coordination entre le SISSE et les autres administrations compétentes en matière de sécurité économique ?

Joffrey Célestin-Urbain : La coordination était balbutiante à la veille des réformes de 2018-2019. Elle est désormais fluide et entrée dans les mœurs administratives, forte de plus de cinq ans d’habitudes de travail en commun. Elle se nourrit de relations informelles quotidiennes entre le SISSE et l’ensemble des autres administrations parties prenantes, de points de rendez-vous réguliers au plus haut niveau de l’État (Conseils de défense et de sécurité nationale) et dans des enceintes décisionnelles intermédiaires (Comité de liaison interministériel de sécurité économique au niveau national, Comités régionaux de sécurité économique au niveau des préfets de région), de repères partagés (listes d’actifs stratégiques mutualisées au sein de l’État) et d’un historique de près de 3 250 alertes traitées depuis 2020. Il s’agit d’un modèle de pilotage semi-intégré, avec un chef d’orchestre (le SISSE) et un vaste réseau d’administrations concourantes, qui ont la responsabilité de mettre en œuvre une veille et des actions de premier niveau face aux menaces. Ce modèle a atteint l’objectif de premier rang qui lui avait été fixé, c’est-à-dire doter l’État d’un dispositif performant de détection et de traitement des menaces économiques étrangères, essentiellement à visée défensive.

Instruction des procédures d’autorisation d’investissements étrangers en France

David Chekroun : Le SISSE joue un rôle central dans l’encadrement des investissements étrangers en France. Comment ce rôle s’est-il structuré dans le cadre de la stratégie nationale de sécurité économique ?

Joffrey Célestin-Urbain : Le rôle du SISSE dans le domaine du contrôle des investissements étrangers en France (IEF) est régi par le décret du 20 mars 2019: d’une part, il contribue « à la détection et à l’identification des opérations d’investissement étranger susceptibles de relever de la procédure d’autorisation préalable définie au I de l’article L. 151-3 du code monétaire et financier, avant leur réalisation, ou lorsque ces opérations ont été réalisées sans avoir été préalablement autorisées par le ministre chargé de l’Économie » ; d’autre part, il coordonne « le suivi par les départements ministériels concernés ou entités leur étant rattachées des engagements pris par les entreprises dans le cadre de la procédure d’autorisation » mentionnée précédemment (IEF) ; enfin, via le Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique (CISSE), également directeur général des entreprises, il « contribue à la définition de la politique en matière d’investissements étrangers en France ».

Dans la pratique, le SISSE assure la jonction entre la politique de sécurité économique et la mise en œuvre du contrôle IEF. La sécurité économique, dont l’administration-pilote est le SISSE, vise à protéger des entreprises stratégiques contre des menaces étrangères. Une proportion significative de ces menaces (autour de 45 % en moyenne) prend la forme d’opérations capitalistiques qui transfèrent le contrôle d’une entité stratégique française à des intérêts étrangers. Certaines de ces opérations tombent sous le coup du contrôle IEF, dont la coordination est assurée par la Direction générale du Trésor et dont le SISSE est partie prenante. Préalablement à la mise en place de la nouvelle stratégie nationale de sécurité économique en 2018-2019, le contrôle IEF fonctionnait selon ses critères et ses définitions propres, dans le strict cadre tracé par les dispositions pertinentes du code monétaire et financier. La notion même de sécurité économique en était absente, en droit comme en pratique. Depuis la réforme du dispositif de sécurité économique, l’économie générale du contrôle IEF a changé. Les objectifs de protection de la souveraineté ont gagné en importance. Les finalités du contrôle, limitées à l’ordre public, à la sécurité publique et à la défense nationale, se sont de facto étendues à mesure que le paradigme de la sécurité économique s’imposait, sur une assise plus large que les secteurs de souveraineté traditionnels. À la liste des activités et des secteurs stratégiques de l’IEF se sont ajoutés deux autres référentiels issus de la politique de sécurité économique : les entreprises stratégiques et les technologies critiques. Le contrôle IEF s’en est trouvé irrémédiablement affecté. Il s’est de fait transformé en un instrument de premier plan dans la boîte à outils de sécurité économique de l’État. Il constitue le principal rempart face aux acquisitions étrangères d’entreprises souveraines. Dans ce nouveau paradigme, le SISSE veille à ce que le contrôle IEF soit mis en œuvre de façon cohérente avec les objectifs nationaux de sécurité économique et se déploie dans toute sa portée protectrice lorsque des entreprises stratégiques sont ciblées.

David Chekroun : Quelle articulation opérez-vous entre le SISSE et le Comité interministériel des investissements étrangers en France (CIIEF) pour l’instruction et le suivi des procédures ?

Joffrey Célestin-Urbain : Le CIIEF pilote l’instruction interministérielle des demandes IEF. Il sollicite l’expertise de la DGE sur la quasi-totalité des dossiers. Le SISSE assure l’interface entre la DGE et la Direction générale du Trésor : il consolide l’avis technique des services sectoriels de la DGE, en apportant l’éclairage spécifique de la sécurité économique, en particulier sur le caractère stratégique de l’entreprise française visée par l’investissement et sur le profil de risques de l’acteur étranger impliqué dans la transaction. Les avis rendus par le SISSE au nom de la DGE comportent une analyse détaillée des enjeux de sécurité économique de chaque opération notifiée au Trésor ainsi que des recommandations argumentées sur l’orientation à donner au dossier : hors champ, autorisation simple, autorisation sous conditions ou refus. Le SISSE veille à la bonne cohérence du contrôle IEF au regard des objectifs de sécurité économique dont il a la charge en interministériel, ce qui le conduit en général à préconiser une plus grande fermeté lorsque la cible française est référencée comme stratégique et/ou lorsque l’entreprise a des activités de R&D dans des technologies elles-mêmes listées comme critiques dans le cadre de la politique de sécurité économique.

Le suivi du respect des engagements souscrits par les investisseurs étrangers dans le cadre d’opérations autorisées sous conditions est quant à lui coordonné par le SISSE, et non par la Direction générale du Trésor. Le changement de portage institutionnel s’est opéré par un décret de septembre 2018 et a été confirmé par le décret de mars 2019 sur la sécurité économique. Il s’est accompagné d’un renforcement très significatif du contrôle IEF dit « aval ». Le tournant a été pris à partir de 2023, avec la mise en place d’un dispositif interministériel piloté par le SISSE, d’envergure nationale, reposant sur la mobilisation accrue des administrations concernées et sur le recrutement de nouveaux agents de contrôle spécialisés, localisés sur l’ensemble du territoire. La Direction générale du Trésor intervient en aval de cette procédure, lorsque des risques avérés de manquements (aux conditions IEF) ont été identifiés par le dispositif SISSE. Elle se charge alors d’instruire d’éventuelles sanctions, le cas échéant. Près de 200 contrôles, sur pièces et sur place, ont été diligentés en 2023-2024, et une centaine de contrôles sont déjà programmés pour 2025.

David Chekroun : Dans quelle mesure la nationalité de l’investisseur est-elle déterminante dans votre analyse des dossiers ?

Joffrey Célestin-Urbain : La nationalité de l’investisseur n’est pas un critère en soi pour statuer sur une demande IEF. Elle entre, parmi d’autres considérations, dans le faisceau d’indices utilisé par le SISSE pour caractériser les risques afférents à l’opération. Pour chaque opération contrôlée, le SISSE établit un profil de risques de l’investisseur étranger concerné. Combiné à l’analyse de criticité de la cible française, il donne une coloration à l’opération, selon l’acuité des enjeux de souveraineté qu’elle soulève. Un investisseur étranger disposant d’un historique favorable en France, connu pour y avoir développé des capacités industrielles dans le temps, sans problèmes judiciaires ni réputationnels majeurs, aura, toutes choses égales par ailleurs, un profil de risques relativement peu problématique. À l’opposé, un investisseur qui aurait fait l’objet de condamnations pénales, qui aurait massivement délocalisé des unités de production par le passé, qui se serait engagé de manière avérée dans des actes d’espionnage ou qui entretiendrait des liens étroits avec des États étrangers parfois hostiles aux intérêts nationaux, serait davantage susceptible de représenter une menace pour la sécurité économique. Il s’agit d’une évaluation au cas par cas, dossier par dossier, dans laquelle la nationalité ne peut jouer un rôle qu’en tant qu’elle met l’État sur la piste d’autres risques objectifs auxquels elle serait corrélée (par ex., s’il existe dans certains pays un modèle récurrent de liens systémiques entre les acteurs privés et le gouvernement qui brouille la frontière entre public et privé et rend inopérant le cadre d’analyse habituel des forces du marché).

David Chekroun : Quel est le rôle des engagements imposés aux investisseurs dans la sécurisation des opérations ? Pouvez-vous donner des exemples concrets ?

Joffrey Célestin-Urbain : Les autorisations assorties d’engagements représentent une voie intermédiaire entre l’autorisation simple et le refus. Elles permettent à l’investissement de se réaliser tout en offrant des garanties solides pour la protection de la souveraineté. La France se distingue, parmi les pays de l’OCDE, par un taux élevé de conditions. Celles-ci constituent des garde-fous contre un certain nombre de risques soulevés par les investissements étrangers : fuite de la propriété intellectuelle, délocalisation des activités de R&D, captation d’informations sensibles, dégradation de l’actif industriel, remise en cause des contrats passés avec des clients français souverains et de la continuité de l’activité… Les engagements sont décidés au cas par cas par l’État, en concertation avec l’investisseur étranger qui doit in fine les accepter. L’intensité, la granularité et la variété des conditions émises sont modulées en fonction de la nature et de l’acuité des risques identifiés. En pratique, dans la majorité des opérations agréées sous conditions, l’État s’appuie sur un socle d’engagements récurrents, destinés à s’appliquer comme un filet de sécurité minimal (par ex., maintien des capacités industrielles afférentes aux activités les plus sensibles, maintien des brevets existants et dépôt de nouveaux brevets en France). Dans des dossiers plus complexes et/ou à plus forts enjeux, l’État peut recourir à des typologies d’engagements plus individualisées (par ex., mise en place de zones protégées, utilisation de solutions souveraines pour le stockage et l’hébergement des données…), qu’il peut parfois assortir d’arrangements de gouvernance particulièrement protecteurs pour les intérêts nationaux (institution d’un comité de sécurité, prise de participation publique …).

David Chekroun : Quelles sont les principales considérations juridiques et motifs d’intérêt stratégique susceptibles de fonder une décision défavorable du SISSE dans le cadre d’un examen au titre du contrôle des investissements étrangers ?

Joffrey Célestin-Urbain : Le SISSE est amené, dans certains cas limités et spécifiques, à recommander un refus motivé de l’investissement étranger. Ce cas de figure se présente lorsque, au terme de l’analyse circonstanciée menée par les équipes du SISSE et de la DGE, il apparaît que les risques posés par l’opération pour la sécurité et la souveraineté économique de la France sont d’une portée telle qu’aucun engagement, si robuste soit-il, ne serait de nature à les encadrer de façon suffisamment protectrice, ou lorsque les conditions qui seraient requises pour maîtriser les risques ne sont pas compatibles avec la bonne fin économique de l’opération : c’est par exemple le cas lorsque le risque de contamination de la production de biens sensibles à des législations étrangères de contrôle des exportations imposerait une séparation stricte des lignes de produits au sein des usines.

Cette conclusion peut résulter d’une analyse croisée des deux bouts de la transaction, qui révèlerait à la fois que l’entreprise française est hautement critique pour l’économie nationale et que l’acheteur présente toutes les caractéristiques d’un acteur prédateur et/ou ingérant, dont la stratégie n’est pas exclusivement guidée par des considérations de marché. L’évaluation de fond réalisée par le SISSE est systématiquement recoupée avec les critères énoncés par le code monétaire et financier comme justifiant un refus au titre du contrôle IEF, pour en sécuriser la robustesse juridique. Elle tient également compte, en opportunité, de la situation financière de la cible et de l’existence, ou non, d’alternatives pour le développement de l’entreprise, en cas de blocage du rachat.

La décision finale est prise par le ministre chargé de l’Économie, au regard des positions, parfois discordantes, formulées par les différentes administrations consultées par le CIIEF.

David Chekroun : Dans l’hypothèse d’une orientation défavorable formulée dès la phase d’examen initial, quels mécanismes de dialogue ou d’ajustement sont envisageables avec les entreprises concernées ? Une structuration de l’opération – notamment par la recherche d’une solution française ou d’un tour de table minoritaire – peut-elle être envisagée pour sécuriser l’autorisation ?

Joffrey Célestin-Urbain : Un refus au titre du contrôle des investissements étrangers en France ne peut être qu’une solution de dernier ressort. Il sanctionne l’impossibilité pour l’ensemble des parties prenantes de concilier développement économique et souveraineté. Il constitue à certains égards, une forme d’échec pour tous les acteurs : pour les actionnaires de l’entreprise-cible, forcés de renoncer aux bénéfices d’un rachat dans des conditions de valorisation parfois très attractives ; pour l’investisseur étranger, qui aura engagé des négociations sur une période pouvant aller jusqu’à plusieurs années, ainsi que des frais de due diligence substantiels, en pure perte ; pour l’État aussi, qui aura eu à abattre sa carte la plus radicale pour défaire sur le tard un deal qui avait les faveurs du monde économique et qui révèlera au passage son incapacité sur une opération donnée à générer des options de financement souveraines. Pour éviter au maximum de telles extrémités, le SISSE a développé au fil du temps une fonction d’accompagnement en direction des entreprises stratégiques, qui se déploie dans deux temporalités différentes : d’une part, un dialogue informel en anticipation de besoins de financement significatifs (levées de fonds) ou d’opérations de cession, bien en amont des procédures IEF, pour identifier avec les entreprises concernées les meilleures options du point de vue de la souveraineté, faire le lien avec des industriels et des fonds d’investissement français et détailler les contraintes auxquelles l’entreprise s’expose si elle choisit un partenaire étranger à hauts risques ; d’autre part, un accompagnement post-refus pour les entreprises bloquées dans le cadre de la procédure IEF. Dans les deux cas, le SISSE peut décider, avec la DGE, le Secrétariat général pour l’investissement, la Direction générale du Trésor et le ministère de la Recherche, de pré-positionner un fonds public, appelé French Tech Souveraineté, pour prendre des participations minoritaires dans des sociétés technologiques souveraines en recherche de financements.

 

Entretien réalisé par David Chekroun, Professeur de droit des affaires à ESCP Business School et Avocat au Barreau de Paris pour Dalloz actualité et le Cercle Lefebvre Dalloz.

 

1. NDLR : Décr. n° 2019-206 du 20 mars 2019 relatif à la gouvernance de la politique de sécurité économique.
2. NDLR : Loi n° 68-678 du 26 juill. 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères.
3. NDLR : Décr. n° 2019-206 du 20 mars 2019, préc. 

Joffrey Célestin-Urbain

Joffrey Célestin-Urbain a été chef de 2018 à 2025 du Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), rattaché à la Direction générale des Entreprises (DGE) du ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique.