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Interview

« Certains magistrats ont une méconnaissance totale de ce que représente la fonction de chef de juridiction »

Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a rendu public son rapport sur l’attractivité des postes de premier président de cour d’appel et de président de tribunal judiciaire, qui contient vingt-cinq propositions afin de rendre plus visibles ces fonctions en mal de candidats. Le point avec les membres du CSM Régis Vanhasbrouck et Georges Bergougnous, respectivement premier président de la cour d’appel de Lyon et ancien directeur du service des affaires juridiques de l’Assemblée nationale, et Catherine Grosjean, présidente du tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand.

le 15 mars 2021

La rédaction : Quelle est la genèse de ce rapport ?

Régis Vanhasbrouck : Face au nombre insuffisant de candidats pour les postes de premier président de cour d’appel et de président de tribunal judiciaire, Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation et présidente du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), a constitué en 2019 un groupe de travail chargé de formuler des propositions concrètes afin de rendre ces postes plus attractifs. Composé de sept membres de la formation siège du CSM (4 membres communs et 3 magistrats), de trois premiers présidents et de trois présidents, ce groupe de travail s’est attelé à définir les fonctions de premier président et de président, et à trouver les moyens de mieux les faire connaître. Nous avons également lancé un questionnaire qui a été adressé à près de 2 000 magistrats des promotions 2003 à 2011 ayant l’ancienneté requise pour les inciter à postuler à un tel poste. Les résultats sont intéressants ; sur 24 % de réponses obtenues, 28 % des magistrats ont indiqué qu’ils seraient éventuellement intéressés par des fonctions de président de tribunal judiciaire. C’est assez encourageant.

La rédaction : De manière générale, comment expliquer la désaffection croissante pour ces deux fonctions ?

Georges Bergougnous : Il y a sans doute une forme de dégradation de l’image de la justice et des fonctions qui en sont l’illustration la plus visible : celles de chef de cour et de chef de juridiction. Par ailleurs, en fonction de la taille des juridictions, les difficultés matérielles d’un certain nombre de jeunes magistrats peuvent également poser problème. Il existe également des raisons d’ordre sociologique, avec une certaine féminisation de ces fonctions. L’époque du chef de famille de sexe masculin qui pouvait passer d’une juridiction à une autre avec une épouse qui pouvait le suivre sans contraintes est révolue ; désormais, les deux membres d’un couple ont souvent des responsabilités professionnelles et ne peuvent plus être aussi mobiles. Enfin, à la différence des chefs de cour qui disposent tous d’une équipe, il est important de souligner le manque d’aides et l’absence d’encadrement des chefs de juridiction, notamment dans les plus petites d’entre elles. Au sein des plus petits tribunaux, ils doivent pourtant remplir à la fois des fonctions administratives de direction de leur tribunal et conserver une activité juridictionnelle, ce qui est très chronophage et contribue à rendre la fonction peu attractive.

Catherine Grosjean : Mon expérience de présidente du tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand m’a fait prendre conscience de la méconnaissance totale de certains magistrats de terrain de ce que représente la fonction de chef de juridiction. Depuis une dizaine d’années, la gouvernance des juridictions s’est professionnalisée et technicisée, notamment avec la multiplication des outils de gestion. Or, beaucoup de jeunes magistrats se voient davantage comme des spécialistes du droit et de la décision judiciaire que comme des gestionnaires. Pour ma part, je perçois plutôt ces fonctions comme une continuité dans l’exercice de responsabilités que l’on va continuer à assumer, mais à un niveau différent. Cela représente une nécessaire adaptation et la construction de nouvelles compétences, qui s’apprennent ; rien n’est insurmontable. Il faut également souligner les années de sous-effectifs chroniques au sein des juridictions, qui ont rendu le quotidien assez difficile. Les présidents ont dû diriger leur tribunal et compenser un certain nombre de vacances de postes dans un contexte statutaire, personnel et de rémunération qui n’était pas à la hauteur. Au final, les jeunes magistrats ont donc une image peu valorisante de ces fonctions.

La rédaction : Certains facteurs personnels, comme la mobilité géographique, sont également invoqués par 47 % des répondants pour expliquer cette crise des vocations…

Régis Vanhasbrouck : Effectivement, les deux premiers obstacles que l’on nous oppose pour devenir président sont les contraintes familiales et géographiques. Cela est lié aux modes de vie actuels. Aller prendre une fonction à responsabilité dans une petite ville, moins favorisée sociologiquement et géographiquement qu’une grande métropole, peut poser des problèmes de scolarisation des enfants ou lorsque son conjoint a lui-même une vie professionnelle. Les magistrats, comme la société de manière générale, sont confrontés à ce problème d’attractivité des petites juridictions enclavées et situées dans des ressorts isolés, dans lesquelles le président est souvent sans encadrement intermédiaire suffisant et sans assistance. Il est nécessaire de les accompagner via, par exemple, la constitution d’un secrétariat, voire d’une véritable équipe comme c’est le cas dans les plus grandes juridictions.

Georges Bergougnous : Les juridictions d’outre-mer, notamment, synthétisent toutes ces difficultés de par l’isolement géographique des zones insulaires, l’éloignement du réseau familial et amical, les difficultés administratives sur place, ou encore les risques déontologiques qui vont exiger de limiter sa vie sociale à sa plus simple expression. Voilà pourquoi le rapport prévoit des mesures incitatives pour les postes de président des tribunaux les moins attractifs et les plus éloignés, pouvant par exemple prendre la forme de contrats de mobilité à l’issue desquels une amélioration des perspectives de carrière pourrait être envisagée. C’est une piste de réflexion qui devra être tranchée par le CSM.

La rédaction : Outre cette proposition, le rapport contient en tout 25 recommandations pour pallier ce problème d’attractivité et susciter des vocations. Quelles sont les principales d’entre elles ?

Georges Bergougnous : Elles se répartissent en plusieurs catégories et sont à l’attention de la Direction des services judiciaires (DSJ), de l’École nationale de la magistrature (ENM), des chefs de cour mais aussi du CSM lui-même, qui doit incontestablement mieux connaître et faire connaître les fonctions de chef de juridiction. Parmi les recommandations, hormis le fait de donner une meilleure information sur ces rôles et sur les qualités attendues des magistrats qui les endosseront (en adaptant par exemple des outils internes telle que la fiche « emploi-type chef de juridiction »), figurent notamment le fait d’organiser des entretiens de carrière ou de mobilité. Nous avons d’ores et déjà commencé à le faire auprès de chefs de juridiction en activité. Et lorsqu’ils ont l’impression qu’un jeune magistrat a toutes les qualités pour remplir ce type de fonction, il ne faut pas hésiter à l’indiquer dans leur évaluation. De la même manière, nous pensons qu’il est important de mieux recenser les aptitudes requises en constituant une sorte de vivier. Le rapport contient également des recommandations relatives à un meilleur accompagnement, à la mobilité géographique ou en formant une véritable équipe autour des chefs de juridiction, notamment dans les tribunaux de taille modeste.

La rédaction : Quelles sont ces aptitudes requises que vous évoquez ?

Régis Vanhasbrouck : Il s’agit pour l’essentiel de repérer les capacités à encadrer. Les chefs de juridiction ont en effet à la fois des fonctions juridictionnelles et administratives, et la gestion des ressources humaines est probablement l’aspect le plus chronophage. Il faut savoir diriger une équipe dans un cadre particulier et hiérarchisé et travailler en équipe, avec la sienne propre mais aussi avec un procureur de la République qui, lui, manage des fonctionnaires.

Catherine Grosjean : Un chef de juridiction doit avoir une vision globale des enjeux et prendre en compte de multiples contraintes, dans la mesure où il doit travailler avec le directeur de greffe et le procureur. C’est un véritable travail à trois qui s’avère très enrichissant, malgré les sujets de tension qui peuvent parfois apparaître. Il s’agit d’apprendre à les dépasser et à définir ensemble des priorités, dans l’objectif partagé d’un meilleur service de la justice.

La rédaction : Outre ce rapport et sa diffusion, quels peuvent être les autres biais de communication pour faire connaître ces fonctions de premier président de cour d’appel et de président de tribunal judiciaire ?

Régis Vanhasbrouck : Il faut sensibiliser les auditeurs de justice à ces fonctions dès leur formation initiale, et même au-delà en communiquant sur le fait que dans la magistrature, il y a des juges mais aussi des postes à responsabilité. C’est ensuite à l’ENM de les initier au fonctionnement de l’administration dans laquelle ils entrent, et de donner notamment davantage de visibilité aux stages individuels pouvant être réalisés auprès des chefs de juridiction. On peut également envisager d’inclure dans la formation un cycle théorique et pratique sur l’administration judiciaire, et de renforcer les modules sur les techniques de gestion des ressources humaines. Par la suite, les formations continues, et notamment le cycle approfondi d’études judiciaires (CADEJ), sont une bonne manière d’en apprendre davantage sur ces rôles et de se former à toutes les techniques de management et d’encadrement.

La rédaction : D’un point de vue contextuel, pensez-vous que la crise sanitaire a – ou aura – des impacts sur l’attractivité de ces postes ?

Catherine Grosjean : Les présidents de tribunaux ont été en première ligne, notamment lors du premier confinement lorsqu’il a fallu décider avec les procureurs et les chefs de greffe de fermer le palais de justice du jour au lendemain. C’est une partition que nous avons dû écrire seuls, étant les mieux à même de connaître nos effectifs. Il a fallu ensuite maintenir la continuité de l’activité dans des conditions très particulières, tout en prenant régulièrement le pouls de sa juridiction et en se coordonnant avec le barreau. Pour les plus jeunes présidents qui venaient de prendre leurs fonctions, cela a été une épreuve. Nos collègues ont pris conscience à ce moment-là de l’ampleur des responsabilités et des difficultés auxquelles étaient confrontés les chefs de juridiction. Mais les magistrats sont des professionnels de haut niveau qui ont l’habitude de prendre des décisions difficiles, et qui ont donc par nature le potentiel pour assumer ces rôles.

Régis Vanhasbrouck : La pandémie a indéniablement renforcé les rôles des chefs de juridiction et de cour, qui ont été les capitaines à bord des navires. Cela a renouvelé le métier de manière fondamentale, notamment au regard des modes de communication. La tâche peut donc apparaître plus compliquée ; elle est surtout très différente. La fonction a changé, mais elle reste toujours aussi exaltante.

 

Pour aller plus loin: http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/actualites/lattractivite-des-postes-de-premier-president-de-cour-dappel-et-de-president-de-tribunal

 

Propos recueillis par Chloé Enkaoua

Régis Vanhasbrouck, Georges Bergougnous et Catherine Grosjean

Régis Vanhasbrouck est premier président de la cour d'appel de Lyon.

Georges Bergougnous est ancien directeur du service des affaires juridiques de l'Assemblée nationale.

Catherine Grosjean est présidente du tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand.