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Interview

« Chaque ministère veut son contentieux à la carte »

Le premier syndicat de magistrats administratifs vient de rendre publique sa troisième enquête sur les conditions et la charge de travail des magistrats. Son président, Robin Mulot, en commente les résultats pour Dalloz actualité.

le 8 juillet 2019

La rédaction : Quelles sont les évolutions les plus marquantes des conditions de travail des magistrats depuis vos précédentes études ?

Robin Mulot : On constate une augmentation constante de la charge de travail. Les juridictions sont coincées entre deux flux contradictoires, celui constitué des contentieux de masse – que nous préférons appeler « à fort volume » –, surtout le droit des étrangers, et celui des matières plus traditionnelles, la police, la fiscalité, la commande publique, etc. Or ces derniers se complexifient au fil d’une actualité législative et réglementaire forte et d’évolutions jurisprudentielles fréquentes. Par ailleurs, les magistrats s’épuisent à traiter les contentieux de masse dans lesquels le rôle de régulateur social du juge est peu ou pas rempli. Dans le contentieux de l’éloignement, on voit des étrangers faire plusieurs recours – en référé, au fond, en Dublin, en conditions matérielles d’accueil, etc. – mais pour une utilité sociale et pratique assez limitée car l’administration exécute assez peu, le taux d’éloignement est de 14 % et les décisions favorables, par exemple, à l’accueil des demandeurs d’asile en structure d’hébergement connaissent elles aussi un faible taux d’exécution.

En la matière, le législateur a profondément complexifié la tâche de l’administration, du juge administratif et, en amont, celle du greffe, avec notamment la multiplication des délais et des procédures. Nous portons une proposition de simplification du contentieux des étrangers : il devrait n’y avoir que deux modalités de jugement. Lorsqu’il y a une privation de liberté, il faut statuer en urgence en quatre-vingt-seize ou cent quarante-quatre heures, sans rapporteur public et en juge unique. Le reste relèverait de la formation collégiale avec dispense possible de conclusions, le cas échéant, et un délai de trois mois pour remplacer les vingt-sept configurations contentieuses actuellement possibles.

Dans le même thème, on trouve le DALO-injonction où le juge administratif n’est pas à sa place parce qu’il ne tranche pas un litige. Dans 95 % des cas, le requérant dit qu’il n’a pas été relogé, l’administration dit qu’elle n’a pas de logement et nous mettons une injonction avec astreinte. Ça n’a aucun intérêt !

La rédaction : Vous disiez que, dans les autres matières, les dossiers se complexifient ?

Robin Mulot : Effectivement, et j’en vois deux raisons principales. La première est une tendance très nette du législateur à multiplier les réformes – à l’image du contentieux de l’urbanisme. Surtout, chaque ministère, lorsqu’il porte sa réforme, veut son contentieux à la carte : juger de telle ou telle façon, en trois mois, par une cour administrative d’appel en première instance… Quand on dresse la liste de ces procédures dérogatoires, ça devient impressionnant : l’urbanisme, l’éolien en mer, l’éolien pas en mer, les Jeux olympiques de Paris, les techniques de renseignement, etc.

La seconde raison de la complexification, c’est l’office du juge, tel qu’il est prévu essentiellement par voie jurisprudentielle. Les exigences qu’a le juge de cassation envers les juges du fond se sont accrues : on nous demande de plus en plus d’exiger des pièces, d’interroger les parties, de nous assurer que tout a bien été demandé, de prévoir de la médiation ou une possibilité de régularisation, etc. Nous ne critiquons pas sur le fond ces jurisprudences pragmatiques. Mais tout ça, c’est du temps de travail qui n’est jamais comptabilisé. On considère que c’est le rapporteur qui le fait mais, pendant ce temps, il ne traite pas le fond du dossier.

La rédaction : Plus de 70 % de vos collègues estiment que leurs conditions de travail ont évolué négativement au cours de ces cinq dernières années. Quelles en sont les causes à votre avis ?

Robin Mulot : Il y a un aspect méconnu, c’est l’utilisation de Télérecours. Si, vu de l’extérieur, c’est une réussite, en interne, son déploiement s’est fait dans la douleur et, aujourd’hui, selon les juridictions, on est obligé de travailler plus ou moins de manière dématérialisée alors que l’outil ne s’y prête pas. Télérecours est un outil d’échanges entre le greffe et les parties, ce n’est pas un outil de travail. On demande aux magistrats de télécharger leurs dossiers sur Télérecours, ça prend un temps fou… quand ça marche. Ce genre de réforme crispe. Nous avons longuement exigé d’avoir des signets bien organisés avec le nom des pièces et la jurisprudence Sergent a mis à bas ces efforts. On n’appréhende pas de la même manière une requête papier et une requête dématérialisée dès qu’elle dépasse un volume de six à sept pages.

La rédaction : Vos collègues estiment, très majoritairement, que les réformes de ces dernières années ont alourdi leur charge de travail, alors qu’elles avaient pour objet de la diminuer. Qu’est-ce qui l’explique ?

Robin Mulot : D’abord, elles n’avaient pas pour objet d’alléger la charge de travail, mais de sortir les dossiers le plus vite possible, ce qui n’est pas exactement la même chose. Ou de faire en sorte qu’il y en ait moins qui rentrent, ce qui ne marche visiblement pas. Sortir les dossiers le plus vite possible, parfois dans des conditions qui laissent songeur, était clairement un objectif affiché. Le traitement des appels en contentieux des étrangers le montre bien.

Nous nous sommes opposés à certaines évolutions au moins autant en raison de la dégradation de la qualité du service que nous rendons aux justiciables qu’en raison de la dégradation de nos propres conditions de travail.

La rédaction : Les justiciables peuvent trouver inquiétant que 74 % des magistrats considèrent que leur charge de travail nuit à la qualité de la justice. Quelles solutions proposez-vous pour y remédier ?

Robin Mulot : Nous considérons que la première réponse à la demande de justice c’est l’augmentation du nombre de magistrats. C’est une position de principe. Nous sommes conscients que ce n’est pas l’air du temps… Nous considérons aussi que les réformes de procédure ont atteint, voire dépassé, les limites de ce qui pouvait être fait. Sur l’organisation des juridictions, beaucoup a été fait par les magistrats et les chefs de juridiction pour essayer d’être le plus efficient au service du justiciable et on continue à le faire. Mais à un moment, on ne peut plus. À un moment, il va falloir que le législateur nous donne un peu de moyens.

Sur ce point, nous avons une divergence avec le secrétariat général du Conseil d’État et avec le discours que tient le vice-président, selon lequel il faut concentrer le magistrat sur son cœur de métier. Nous trouvons cela dangereux. Sous couvert d’un aspect qui paraît séduisant, cela veut dire qu’on va demander au magistrat de gérer lui-même des contentieux dits « nobles » : l’urbanisme, la fiscalité, la commande publique, le domaine public, etc. Et, à côté de cela, pour les contentieux à fort volume, et notamment celui des étrangers, la réponse du Conseil d’État et de Bercy est : « vous avez du personnel d’aide à la décision ».

On prend acte de ce modèle, qui n’est pas exactement le nôtre. Et on constate que les statuts juridiques de ce personnel d’aide à la décision et les conditions dans lesquelles on l’emploie ne sont pas satisfaisants. On cumule quatre statuts – les vacataires, les assistants de justice, les assistants du contentieux et l’innovation de la loi de programmation pour la justice que sont les juristes assistants – pour un travail qui est censé être à peu près le même. Ils n’ont pas tous le même niveau de formation, le même statut, les mêmes garanties ni la même rémunération. Rien n’est prévu pour eux en termes de formation, de déontologie, de fidélisation, de perspectives de carrière… En outre, si on va vers ce modèle, il faut qu’on donne aux magistrats le temps de revoir les dossiers ainsi préparés par ces personnels d’aide à la décision. Nous considérons qu’il y a une place pour les personnels d’aide à la décision, mais il faut qu’elle soit raisonnée et progressive.

La rédaction : Le Conseil constitutionnel vient de rejeter votre question prioritaire de constitutionnalité contre la création de la demande en appréciation de régularité. Pourquoi cette innovation vous inquiète-t-elle ?

Robin Mulot : Le recours au fond reste pendant et il comporte d’autres moyens que ceux de constitutionnalité. Nous sommes déçus par la décision du Conseil constitutionnel. Nous verrons le sort de notre recours devant le Conseil d’État. Mais nous restons convaincus que ce type de dispositifs dévoie l’office du juge.

Cette procédure nous inquiète parce qu’elle confie au juge un rôle qui n’est pas le sien et qu’elle comporte un risque d’inéquité du procès. La Constitution et la jurisprudence constitutionnelle nous confient deux rôles : juger l’administration et ses actes et – très marginalement pour les tribunaux et les cours – un rôle de conseil qui n’est prévu que par la loi. Dans ce recours, on vient demander au juge d’apprécier ex nihilo la régularité externe d’une décision administrative. Par définition, il n’y a pas de litige mais cela suspend tous les recours, y compris le déféré préfectoral. On organise un procès totalement déséquilibré. Il revient à l’administration de produire l’ensemble des éléments. Mais comment pourrons-nous le vérifier ? Il doit y avoir une publicité mais on ne sait pas très bien laquelle…

Surtout, une fois que le juge aura reconnu la légalité externe, plus personne ne pourra la contester. Cela fait partie d’un mouvement de fond tendant à limiter les annulations pour des raisons de légalité externe. Mais celle-ci n’est pas sans importance. La procédure consultative est faite pour aider l’administration à prendre de meilleures décisions. Les règles de compétence, la motivation permettent la transparence à l’égard de l’administré. Nous entendons la nécessité de juguler les annulations de pure forme mais il faut être prudent.

 

 

Propos recueillis par Marie-Christine de Montecler

Retrouvez les résultats de l’enquête 2019 sur les conditions et la charge de travail dans les juridictions administratives en cliquant sur le lien.

Robin Mulot

Robin Mulot est président du Syndicat de la juridiction administrative.