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Interview

« Circonscrire l’état d’urgence à des crises majeures »

L’étude annuelle du Conseil d’État est consacrée cette année aux états d’urgence. Elle présente quinze recommandations pour un bon usage de ce régime d’exception.

le 4 octobre 2021

La rédaction : Le Conseil d’État constate que, sur les six dernières années, la France en aura passé la moitié en état d’urgence. Est-ce trop ?

Martine de Boisdeffre : Nous considérons que c’est beaucoup et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé, en juillet 2020, de nous intéresser à la question. À ce moment-là, nous pensions que la crise était derrière nous. Mais, en réalité, nous y étions en plein et nous y sommes restés tout le long de la préparation de l’étude. Ce qui était intéressant mais qui présentait quelques difficultés méthodologiques. Le risque était de nous concentrer uniquement sur l’état d’urgence sanitaire, alors que nous parlions des états d’urgence. Il fallait prendre de la hauteur et de la distance pour produire une analyse juridique, institutionnelle et historique du concept et de sa mise en œuvre.

François Séners : Dans l’étude, nous n’exprimons aucune hésitation sur la pertinence du déclenchement des deux derniers états d’urgence – antiterroriste et sanitaire – nous en avons, en revanche, sur le fait que ces situations perdurent, alors que l’on n’est manifestement plus dans un état d’urgence et que les pouvoirs publics ont eu le temps d’organiser la riposte avec des outils stabilisés de droit commun. Peut-on rester aussi durablement dans des régimes d’exception dont la légitimité est de faire face à des urgences ? La gestion de crise, ce n’est pas nécessairement une gestion de l’urgence. Quand une crise perdure, elle devient structurelle ; on est alors dans une autre dimension.

La rédaction : Quels sont les éléments qui, à votre sens, justifient la déclaration de l’état d’urgence ?

Martine de Boisdeffre : C’est le premier axe de nos recommandations. Nous souhaitons que l’on circonscrive la déclaration d’état d’urgence à des crises majeures, de haute intensité, pour lesquelles nous n’avons pas les instruments juridiques adaptés et pour lesquelles il faut un effet symbolique de mobilisation de la Nation. Nous insistons beaucoup sur le fait que dans l’état d’urgence, il y a un effet performatif : lorsqu’il y a un danger extrêmement grave, le simple fait de déclarer l’état d’urgence est une première façon de s’armer pour nous protéger. En revanche, le droit commun doit permettre de gérer les crises moindres comme les menaces pérennes.

François Séners : Nous avons, depuis de nombreuses années, un ensemble de schémas adaptés à la gestion de diverses catégories de crises, qui reposent notamment sur des plans, tels que les plans ORSEC. Nous relevons néanmoins que la superposition de ces dispositifs, le fait qu’ils soient parfois perdus de vue ou pas mis à jour, affaiblit notre capacité à mettre en œuvre les réactions appropriées. Nous recommandons, dans l’étude, un travail d’inventaire, de généralisation et de mise à jour de ces régimes de gestion de crise.

Marie Grosset : Il faut renforcer la culture de la crise et le droit des crises. Nous sommes conscients qu’il y a beaucoup d’instruments, beaucoup d’outils opérationnels et juridiques qui existent déjà. Par exemple, certaines dispositions du code de la commande publique ou du code des relations entre le public et l’administration permettent d’alléger des obligations formelles en période de crise. Lorsque des normes sont créées, il faudrait à chaque fois s’interroger sur l’opportunité de prévoir des soupapes permettant plus de flexibilité en période d’urgence. Il faudrait que cela devienne un réflexe.

La rédaction : La place des garde-fous, notamment celle du juge, a-t-elle évolué lors du dernier état d’urgence ?

Martine de Boisdeffre : Cela dépend du juge. Si je regarde les deux derniers états d’urgence, le juge administratif a été au premier plan. Lors de l’état d’urgence terroriste, il a été sollicité sur des mesures individuelles de police administrative. Pendant la crise de la covid-19, il a été extrêmement sollicité, et cette fois-ci sur des mesures générales. C’est pourquoi le Conseil d’État a été en première ligne. Le juge constitutionnel, pour sa part, a été très sollicité en 2015-2017 à travers de nombreuses questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) concernant les mesures individuelles. Le Conseil d’État a transmis ces QPC très vite pour pouvoir cadrer le contrôle qu’il allait exercer. Pendant la crise sanitaire, le Conseil constitutionnel a également été saisi, notamment dans le cadre de contrôles a priori.

Marie Grosset : Les magistrats judiciaires ont été très sollicités en 2015-2017 et plus particulièrement ceux du parquet. Mais l’état d’urgence repose sur l’instauration de mesures de police administrative et, très logiquement, le juge administratif est plus exposé que son homologue judiciaire. Mais ce qui est très problématique, c’est que celui-ci a été confronté à la difficulté de maintenir son activité durant la crise sanitaire. Les juridictions judiciaires ne sont pas suffisamment armées pour fonctionner normalement lors de telles situations. Dans un État de droit, il est indispensable d’y pallier.

Martine de Boisdeffre : Nous attirons l’attention sur les moyens de la justice judiciaire et nous proposons que la demande d’avis par les juges du fond auprès de la Cour de cassation puisse intervenir de façon plus rapide et être aménagée.

La rédaction : L’état d’urgence donne un rôle important au juge administratif. Comment l’articuler avec la place du juge judiciaire gardien des libertés ?

François Séners : Chacun des deux ordres de juridiction maîtrise bien son domaine de compétence et les problèmes de frontières n’existent que très rarement. Le sujet que nous évoquons est celui de l’opportunité de disposer, dans les situations de crises graves qui, par définition, impliquent une capacité à répondre plus vite que d’habitude à des questions nouvelles résultant de textes pris dans l’urgence, de canaux appropriés d’échange entre les deux juridictions suprêmes. Nous suggérons, lorsqu’un état d’urgence est déclenché, que soit constitué très rapidement un comité de liaison permettant de tels échanges entre le Conseil d’État et la Cour de cassation.

La rédaction : La crise sanitaire n’a-t-elle pas démontré les limites du pouvoir du juge du référé-liberté ?

Martine de Boisdeffre : Je n’ai pas ce sentiment. Au contraire, l’afflux de requêtes a montré le succès de cette procédure, vingt ans après sa mise en place. Nos concitoyens se sont appropriés cette procédure et ont montré leur confiance dans le juge administratif. Je dirais qu’il y a même eu parfois une confiance excessive. On a demandé au juge de prendre des décisions qui relevaient du politique, par exemple, de nationaliser des entreprises pour fabriquer des masques ! Le juge n’est pas là pour se substituer aux politiques. Il n’est pas là non plus pour se substituer aux sachants, aux experts. On nous a demandé de prescrire de l’hydroxychloroquine… Le juge des référés a rempli son office, tout son office et seulement son office.

La procédure de référé a aussi montré tout son intérêt par la façon dont les audiences étaient menées. C’est très important pour toutes les parties. Certaines audiences ont duré plusieurs heures. Et même celles qui ont abouti à un rejet de la requête ont parfois conduit le gouvernement à évoluer sur certains points.

La rédaction : Vous évoquiez les effets positifs, y compris psychologiques, de l’état d’urgence. Mais quels sont ses effets les plus négatifs ?

Marie Grosset : Il y en a plusieurs, dont trois, à notre sens, majeurs. Le premier est l’effet dévalorisant sur le fonctionnement ordinaire de nos institutions et sur notre droit. Recourir à l’état d’urgence pour renforcer les moyens de l’État en période de crise pourrait signifier que l’État est faible en temps normal. Le risque est de donner l’impression que l’État n’est fort qu’en régime d’exception et que le droit commun n’est plus en mesure de suffire à gérer les crises ou les événements exceptionnels. Alors que gérer les difficultés est le quotidien du pouvoir exécutif. De même, l’exacerbation du droit d’exception affaiblit le droit ordinaire.

Le deuxième effet négatif important est que l’exécutif concentre énormément de pouvoirs, tandis que le pouvoir parlementaire voit son rôle de contrôle renforcé mais son rôle législatif amoindri. Ce fonctionnement risque d’abîmer le lien entre les citoyens et les décideurs. Les mesures prises pourraient ne pas rencontrer l’adhésion d’une population qui n’est pas suffisamment consultée par le biais de ses représentants. C’est un risque qui s’accroît avec le temps.

Enfin, dans le cadre de l’état d’urgence, la balance entre les libertés et la sécurité est déplacée au profit de cette dernière. Or, même si l’état d’exception est ancré dans le droit et que le juge contrôle la proportionnalité des mesures prises, ce réétalonnage de la balance ne peut durer trop longtemps au risque d’abîmer notre démocratie. Si une menace est pérenne, c’est au droit commun, adopté dans le cadre du fonctionnement ordinaire de nos institutions, de prendre le relai.

La rédaction : La question la plus délicate est la sortie de l’état d’urgence. Comment peut-on la faciliter ?

Martine de Boisdeffre : On facilite la sortie, déjà, en n’y entrant pas ! C’est pourquoi nous proposons de circonscrire l’usage de l’état d’urgence. C’est vraiment fondamental. On en sort aussi parfois – Marie vient d’en parler – en consolidant, en renforçant le droit commun, comme avec la loi du 30 octobre 2017 dite « SILT » qui a pérennisé certaines mesures de l’état d’urgence anti-terroriste. Car le terrorisme est devenu une menace permanente. Mais il faut le faire en renforçant les garanties.

La rédaction : Vous invitez les pouvoirs publics à élaborer un cadre global, de niveau constitutionnel, pour encadrer l’état d’urgence. Quelle serait son utilité ?

François Séners : Nous partons d’un paradoxe qui est que notre Constitution fixe des règles concernant deux régimes d’exception, l’article 16 et l’état de siège, qui n’ont pas été utilisés depuis plusieurs décennies, alors qu’elle est muette sur l’état d’urgence auquel il est aujourd’hui recouru fréquemment. Un état d’urgence répond à des situations brusques et imprévues et il serait absurde d’imaginer des règles de fond qui pourraient s’avérer inadaptées, voire gênantes. Pour autant, il nous semble que prévoir un minimum de cadre procédural serait pertinent.

C’est bien sûr un débat qui relève du pouvoir constituant et nous n’avons pas la prétention de suggérer une rédaction détaillée. Mais nous invitons à fixer à tout le moins des règles de déclenchement et de prorogation.

Nous suggérons que l’approbation par le Parlement de cette dernière soit de plus en plus exigeante au fil du temps, de façon à s’assurer qu’il y a bien un relatif consensus politique lorsque l’état d’urgence se prolonge. Et nous pensons également que le Conseil constitutionnel devrait être saisi systématiquement des lois de prorogation et des lois modifiant le régime de l’état d’urgence.

Par ailleurs, l’état d’urgence entraîne un accroissement de la législation par ordonnances. C’est légitime dès lors qu’il faut prendre des mesures très rapides. Néanmoins, il nous semblerait utile qu’il puisse y avoir une réflexion autour de deux pistes : aligner la durée de l’habilitation sur celle de l’état d’urgence et rendre caduques les dispositions des ordonnances lorsque la ratification n’intervient pas. Nous suggérons aussi – cela ne relève pas de la Constitution mais des règlements des assemblées – qu’une commission permanente de chaque assemblée puisse être dotée automatiquement des pouvoirs d’une commission d’enquête.

La rédaction : Y a-t-il une ou plusieurs autres recommandations qui vous semblent importantes ?

Marie Grosset : J’attire votre attention sur la proposition n° 12 qui recommande qu’en période d’état d’urgence, soit mise en place une procédure de confirmation parlementaire, au terme d’une période d’application déterminée, des mesures pour lesquelles le Parlement estime devoir exercer un contrôle renforcé. Cela permettrait de ne pas laisser sans validation démocratique des mesures très restrictives des libertés dans la durée tel le confinement…

Martine de Boisdeffre : En lien avec notre étude de l’an dernier, nous recommandons d’évaluer en profondeur ce qui s’est passé pendant les deux derniers états d’urgence : quels outils ont été utilisés, quelle qualité de la production normative… L’évaluation ex post sur tous les champs permettra de mieux définir les voies à suivre et les bons outils à mettre en œuvre en période d’état d’urgence.

 

Propos recueillis par Emmanuelle Maupin et Marie-Christine de Montecler

Marie Grosset, François Séners et Martine de Boisdeffre

Marie Grosset, maître des requêtes, diplômée de l’école nationale de la magistrature, est rapporteur général adjoint de la section du rapport et des études.

François Séners, conseiller d’État, ancien élève de l’École nationale d’administration (promotion Solidarité), est Président adjoint et rapporteur général de la section du rapport et des études.

Martine de Boisdeffre, conseillère d’État, ancienne élève de l’École nationale d’administration (promotion Solidarité), est Présidente de la section du rapport et des études.