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Interview

Contre « l’anonymisation » des arrêts publiés : décadence des références de jurisprudence

La loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a érigé l’anonymisation des décisions de justice « en postulat », estiment Nathalie Blanc et Pierre-Yves Gautier. Un principe qui « interdit d’ancrer les décisions de justice dans la mémoire du droit ».

le 6 septembre 2019

La rédaction : Quels sont les changements introduits par la loi du 23 mars 2019 quant à « l’anonymisation » des décisions de justice ?

La loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice (art. 33) va beaucoup plus loin que celle du 7 octobre 2016 pour une République numérique, déjà aventureuse. Elle érige cet anonymat en postulat pour les « noms et prénoms des personnes physiques mentionnées dans la décision, lorsqu’elles sont parties ou tiers » (avec une extension aux magistrats et greffiers). En outre, elle porte sur les éléments de la décision permettant l’identification des parties, pas seulement leur nom, s’il existe un risque d’atteinte « à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage ». Cela conduit finalement à supprimer toutes les données personnelles contenues dans les décisions, autrement dit « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable » selon la définition du RGPD.

La rédaction : Que penser de cette « anonymisation » ?

En quoi la publication d’arrêts comportant le nom des plaideurs serait-elle devenue une « atteinte à la vie privée », ou à leurs données personnelles ? De tout temps, la justice est rendue « au nom du peuple français » (art. 454 c. pr. civ., qui exige le nom des parties), par des juges identifiés, entre des plaideurs identifiés. Les décisions sont prononcées en audience publique, avec le nom des parties, qui figurera ensuite dans la « minute » (Glasson, Tissier et Morel, Traité de procédure civile, T. III, 3e éd., Sirey 1929, n° 747). L’une des raisons en est très simple : « que la désignation des parties ne laisse aucune place à l’incertitude » (P. Mimin, Le style des jugements, Marchal-Billard, 2e éd., 1936, n° 173). Avec ces réformes à répétition, dictées par des considérations extra-juridiques, de pur opportunisme (lutter contre les abus de l’internet, alors qu’au même moment, on l’encourage par tous moyens, à commencer par l’open data), paré des atours de la vertu, c’est indirectement une des caractéristiques de notre justice qui se trouve ainsi jetée aux oubliettes.

Cette « anonymisation » conduit encore à une déshumanisation de la justice. Le législateur oublie que la justice est faite par l’homme et pour l’homme et qu’il n’y a pas à ce jour de « justice algorithmique ». On nous rétorquera qu’elle protège la vie privée des justiciables et favorise notamment le droit à l’oubli sur l’internet. Mais il s’agit d’une chimère. En effet, il suffit d’entrer les éléments d’une affaire dans un moteur de recherche généraliste pour immédiatement identifier les personnes concernées, du moins dans celles d’un certain retentissement.

Prenons un exemple : par un arrêt du 22 mai 2019, la Cour de cassation a remis en cause les droits d’un auteur prétendument au nom du droit à la parodie (Civ. 1re, 22 mai 2019, n° 18-12.718, D. 2019. 1166). En l’espèce, le journal Le Point avait reproduit sans autorisation de l’auteur l’image d’une sculpture pour illustrer le naufrage de la France. Le nom a été supprimé de la décision. Il est fait mention d’une sculpture reproduisant le buste de Marianne. On tape la date de l’arrêt, le sujet et le tour est joué.

Pourquoi imposer le silence aux éditeurs juridiques ? Et ce d’autant plus que dans des matières sensibles (droit pénal, droit des mineurs), il existe déjà des dispositions permettant de protéger l’identité des parties. En réalité, derrière cette protection de façade de la vie privée, c’est un coup porté à l’utilisation de la jurisprudence par la doctrine et les praticiens, juges et avocats. Celle-ci n’est faite ni pour les réseaux sociaux ni pour les entreprises qui se servent du droit comme d’une marchandise, « à vendre » par tous moyens au public juriste. D’un mal de fait, est ainsi produit un mal de droit, ce qui n’est guère admissible.

La rédaction : En quoi cette « anonymisation » complique-t-elle le travail de référence de la jurisprudence ?

Elle interdit d’ancrer les décisions de justice dans la mémoire du droit et des professionnels qui en traitent. Tout juriste, de l’étudiant à l’avocat chevronné, connaît l’arrêt Clément Bayard, l’arrêt Boudier, ou encore l’arrêt Jand’heur, l’arrêt Bordas, etc. C’est ainsi que sont nés les recueils de « Grands arrêts de la jurisprudence ». Supprimer le nom des parties, c’est d’abord enlever à la décision son identité. En se présentant devant un juge le plaideur accepte d’être dévoilé. Ensuite, c’est prendre le risque d’en faire un brouet illisible : comment, dans une affaire complexe, comprendre la décision, lorsque les parties s’appellent X, Y et Z ? (V. par ex. Civ. 1re, 15 mai 2019, n° 18-15.379, AJ Contrat 2019. 347, obs. N. Dissaux ; RTD civ. 2019, n° 3, obs. P.-Y. Gautier : transaction à de nombreuses parties, s’agrémentant d’une gestion d’affaires, il faut relire trois fois pour comprendre qui est qui, demande quoi, a fait quoi : cela devient un véritable jeu de devinette, mais qui a le temps pour cela ? Rappr. S. Gaudemet, Defrénois 2019, nos 22-23, p. 1).

En vérité, cette réforme est faite pour les bases de données et leur commerce, gratuit ou payant et nuit aux juristes : le professeur qui va annoter l’arrêt ou l’insérer en note de bas de page dans son Manuel, prendra un temps trop important à le comprendre, puis sera emprisonné, pour son usage par sa seule date et son numéro administratif ; quant au praticien, la tentation sera grande de ne même plus chercher à avoir l’intelligence de l’arrêt, pour l’appliquer vite, vite, comme précédent au cas qui l’occupe et ne se servir que de la solution réelle ou prétendue qu’il porte, afin de l’opposer à son adversaire. Qu’on y prenne garde : le droit jurisprudentiel n’a de valeur que par le raisonnement qu’il permet de pousser et non par d’aventureux « copier-coller » entièrement désincarnés. Il n’est pas une donnée quantitative et factuelle. C’est l’usage raisonnable et éclairé des arrêts par les professionnels du droit qui est ainsi mis en péril, de façon irréversible et sans la moindre étude préalable, mal de ce siècle pressé d’innover, en faisant régresser.

Propos recueillis par la rédaction du Recueil

Nathalie Blanc et Pierre-Yves Gautier

Nathalie Blanc est Professeur agrégé des facultés de droit
Pierre-Yves Gautier est Professeur agrégé des facultés de droit