Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Interview

« Faire pression pour que, partout dans le monde, les conditions de détention s’améliorent »

L’association Prison Insider a annoncé la création d’un indice mondial des conditions de détention. Avec sa directrice, Florence Laufer, nous avons fait le point sur l’avancement de ce projet bigrement intéressant, mais absolument titanesque.

le 29 septembre 2020

La rédaction : Quels sont les liens entre votre organisation et l’Observatoire international des prisons (OIP) ?

Florence Laufer : Le fondateur de l’OIP [dans les années 1990, ndlr] est aussi à l’initiative de la création de Prison Insider, en 2015. En dépit de son nom, l’OIP a depuis longtemps maintenant perdu sa dimension internationale, pour se concentrer sur sa seule section française. Il existe d’autres sections (Argentine, Belgique, etc.), qui ont une inspiration commune, mais pas de liens formels entre elles. Prison Insider cherche à combler ce manque. Nos deux organisations sont totalement indépendantes, même si nous travaillons bien sûr ensemble sur la France. Contrairement à l’OIP parfois, nous voulons fournir des informations sans « axe de plaidoyer ». Ce qui n’exclut naturellement pas un parti-pris humaniste, en faveur de la dignité des détenus et des droits de l’homme. Notre socle de référence est calqué sur les « règles Nelson Mandela » [issues d’une résolution de l’assemblée générale de l’ONU, ndlr] et les règles pénitentiaires européennes [émanant du Conseil de l’Europe, sans valeur contraignante, ndlr].

La rédaction : Les données que vous compilez reposent entre autres sur des statistiques officielles nationales. Sont-elles vraiment dignes de foi ?

Florence Laufer : Il y a bien sûr beaucoup de pays pour lesquels ces données, sans être nécessairement mauvaises, sont sujettes à beaucoup de controverses. On l’a vu avec le coronavirus, par exemple : la Chine n’a publié aucune donnée sur les personnes touchées en détention depuis le début de la crise ; la Russie a connu une forte augmentation des maladies respiratoires, mais a fait peu de tests. Plus largement, il y a bien sûr des « angles morts », comme l’Iran ou la Syrie. Ou encore l’Égypte : il est notoire qu’on ne peut même plus connaître ne serait-ce que le nombre de personnes détenues, car le système carcéral est devenu une véritable « boîte noire ». Il va sans dire que nous sommes parfois circonspects, mais nous ne remettons jamais publiquement en cause les statistiques officielles ou la bonne volonté des administrations locales : nous nous contentons de mentionner également d’autres données provenant d’autres sources. Parce que nous considérons que les autorités seront davantage disposées à changer si notre approche est respectueuse et constructive. Concrètement, c’est un peu de l’équilibrisme, parce qu’il se passe évidemment des choses brutales, choquantes, et que nous ne voulons pas non plus tomber dans l’euphémisme, voire l’hypocrisie.

La rédaction : Quelles relations entretenez-vous avec les administrations pénitentiaires ?

Florence Laufer : Nous échangeons peu directement avec elles, mais nous recueillons par exemple beaucoup d’informations par l’intermédiaire des mécanismes nationaux de prévention (MNP), comme le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) pour la France… dont le poste est actuellement vacant. Mais ces MNP, prévus par le protocole contre la torture (OPCAT), ne sont pas si nombreux à l’échelle de la planète : on en compte soixante-quatorze à ce jour. Et lorsqu’ils existent, tous n’ont pas la même organisation, la même indépendance et la même rigueur. Certains n’ont pas une grande habitude de la transparence, ne serait-ce qu’en rendant leurs rapports publics, parce que leur rôle premier reste de faire remonter des informations à l’État pour qu’il prenne des décisions.

La rédaction : Quelles sont vos autres « sources » ?

Florence Laufer : On peut citer les outils internationaux, comme les statistiques pénales annuelles du Conseil de l’Europe (SPACE) de l’Université de Lausanne, ou le World Prison Brief de l’Université de Londres. Nous avons aussi un réseau de contributeurs, constitué d’avocats, de chercheurs, de visiteurs de prison, de travailleurs sociaux, d’aumôniers, ou encore de journalistes… Vu nos ressources limitées, notre approche reste pragmatique : rassembler toutes les données existantes et être transparents sur la manière dont nous les avons collectées.

La rédaction : En quoi consiste exactement ce projet d’indice mondial ?

Florence Laufer : Nous avons commencé par constituer une sorte d’encyclopédie, ou d’atlas, autour d’une cinquantaine de « fiches pays » complètes, et d’un minimum de données-clés pour le reste du monde. Parce que nous considérons que voir ce qui se passe ailleurs permet aussi d’analyser plus finement ce qui se passe chez soi. Au départ, nous posions des questions très générales à nos contributeurs, par exemple : « Décrivez la façon dont la vie quotidienne est organisée ». Mais nous nous sommes rapidement rendu compte que nous passions à côté d’un certain nombre d’informations : où l’eau courante est-elle concrètement accessible ? Dans quelles conditions une détenue enceinte accouche-t-elle ? Ce genre de choses. De fil en aiguille, nous avons élaboré un questionnaire plus précis, qui comporte désormais 380 questions. La réalité fait qu’on n’a bien évidemment les 380 réponses pour aucun pays du monde, mais c’est intéressant aussi, dans le sens où c’est révélateur de ce qui n’est pas disponible, pas dit, pas su. Souvent, il y a également un écart entre la théorie et la pratique, que nous essayons de documenter par la même occasion : un pays peut parfaitement prévoir « sur le papier » que les condamnés sont séparés des prévenus, alors qu’au quotidien, il n’en est rien [comme dans beaucoup de maisons d’arrêt françaises, ndlr]. Sans compter que sur certains thèmes, par exemple les aménagements de peine, il faut trouver des définitions juridiques communes pour comparer ce qui est comparable : c’est le rôle, notamment, des réseaux d’avocats avec lesquels nous travaillons.

La rédaction : Pour constituer ce fameux indice, vous devez donc maintenant attribuer des notes et des coefficients à ces réponses ?

Florence Laufer : C’est toute la difficulté, parce que, bien manger, bien dormir ou être bien soigné, c’est très relatif et ça dépend au passage des conditions de vie locales hors de détention. On peut aussi imaginer que, dans certains endroits, il soit préférable en termes de sécurité de ne pas « bénéficier » d’un encellulement individuel. C’est précisément l’objet de cette première phase de travail, qui va durer trois ans, avec le laboratoire d’analyse mathématique de l’université Paris-Dauphine, mais aussi Science Po Grenoble, ou encore l’Université libre de Bruxelles… À terme, l’idée de cette « notation » n’est pas d’établir un classement, mais plutôt de suivre l’évolution des indices dans le temps. Et donc, à notre manière, de faire pression pour que, partout dans le monde, les conditions de détention s’améliorent.

 

Propos recueillis par Antoine Bloch

Florence Laufer

Florence Laufer est directrice de l'association Prison Insider.