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Interview

Fraude fiscale : « organiser un partenariat entre l’administration et la justice »

Près de deux ans après la loi Fraude, les députés Émilie Cariou et Éric Diard, à l’initiative de la mission d’information qui avait permis la levée du verrou de Bercy, ont publié un rapport d’application. Dalloz actualité a souhaité interroger Émilie Cariou, rapporteure de la loi fraude.

le 24 septembre 2020

La rédaction : À la suite à la levée du verrou de Bercy, en 2019, 965 dossiers ont fait l’objet d’une transmission obligatoire au parquet. Quel bilan tirez-vous de cette réforme ?

Émilie Cariou : En 2018, 806 plaintes avaient été déposées par l’administration. En 2019, à la suite de la réforme, en plus des 672 plaintes pour fraudes fiscales faites par ce circuit habituel, « historique », et nous avons eu 965 transmissions obligatoires, issues de la réforme. C’est un résultat encourageant, d’autant que seuls les dossiers notifiés depuis l’entrée en vigueur de la loi sont concernés par la transmission obligatoire. Le système va donc continuer à monter en puissance.

Au-delà de l’aspect quantitatif, les pratiques ont changé. Ce que l’on nous a fait remonter, c’est que, grâce à la loi et sa circulaire d’application, des points de rencontre entre administration fiscale et parquets se mettent en place. Ce dialogue permet aussi de développer des actes conservatoires : quand les services fiscaux ont des présomptions de fraude, ils peuvent demander que la justice gèle les avoirs bancaires.

Sur la transmission au fisc d’affaires à enjeu fiscal par les magistrats, en revanche, nous manquons de données chiffrées de la justice. Mais ce que nous ont expliqué les services, c’est que, là aussi, le dialogue avec la justice s’était renforcé.

La rédaction : La loi Fraude a également permis que la fraude fiscale soit traitée via des procédures de plaider-coupable, comme la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) ou la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Quels résultats cela a-t-il donnés ?

Émilie Cariou : Lors de notre mission d’information (v. Dalloz actualité, 23 mai 2018, art. P. Januel), nous avions constaté que la fraude fiscale n’était pas sanctionnée de manière satisfaisante par la justice. Les amendes étaient peu élevées et les peines de prison ferme rares. Il fallait aussi des procédures plus rapides : quand le jugement intervient huit ans après les faits, cela n’incite pas à prononcer des peines lourdes.

La CJIP a été utilisée deux fois en matière fiscale, notamment dans le dossier Google. Ce dossier n’aurait pas abouti ainsi sans la loi Fraude. La réforme du verrou a en effet permis au parquet national financier (PNF), très en pointe sur le sujet, d’étendre la plainte sur d’autres années et d’autres impôts et aussi de proposer à Google une CJIP. Cela a donné lieu à un règlement judiciaire de 500 millions. Parallèlement, l’administration a pu proposer une transaction fiscale ce qui n’aurait pas été possible avant la loi.

La rédaction : Au moment de la réforme, certains exprimaient des doutes sur la capacité de la justice à gérer des dossiers fiscaux ?

Émilie Cariou : Ces craintes ne se sont pas concrétisées. Auparavant, la suppression du verrou était envisagée comme une transmission totale du contrôle fiscal aux magistrats, ce qui n’a jamais été demandé par la justice. Nous avons tenté d’organiser un partenariat entre l’administration et la justice, chacun ayant un rôle. Sur le calcul de l’impôt, cela reste de toute façon le travail de l’administration fiscale. La justice, elle, a accès à des mesures coercitives et peut chercher des fraudes connexes à une fraude fiscale. Les deux ne doivent pas être opposés : chacun doit garder son domaine de compétence, mais il doit y avoir plus de discussions, de mise en commun des expertises.

La rédaction : Les récents rapports montrent la baisse des résultats des droits et pénalités notifiés par le fisc, passés de 21 milliards d’euros en 2015 à 14 milliards en 2019 ?

Émilie Cariou : C’est un chiffre très inquiétant. Il faut peut-être améliorer la programmation des contrôles. Mais il y a aussi eu un infléchissement des effectifs du contrôle. Pendant longtemps, ils avaient été préservés, malgré les suppressions de postes à la direction générale des finances publiques (DGFIP).

J’alerte sur ce point, car si on veut une action efficace, il faut des agents en nombre suffisant et bien formés. Nous avons aussi des problèmes d’effectifs dans les services policiers d’enquête, comme l’a montré la Cour des comptes (v. Dalloz actualité, 5 mars 2019, art. P. Januel).

La rédaction : Quel bilan tirez-vous du parquet national financier (PNF), créé par la loi de 2013 ?

Émilie Cariou : Il nous manquait un parquet spécialisé dans un domaine très complexe. Le PNF est devenu la tête de proue en matière de justice fiscale, développant une réelle expertise. Sur le plan technique, il a fait ses preuves et est reconnu par ses homologues européens. Et quand on voit le niveau des amendes prononcées, il a démontré son efficacité. Le PNF est devenu essentiel dans la lutte contre la fraude financière et, probablement, devient une condition de la tenue de nos engagements internationaux et européens. Et quand la fraude n’est pas sanctionnée, nous favorisons le doute des citoyens sur la moralité publique.

Émilie Cariou

Émilie Cariou est députée, membre de la commission des finances.