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Interview

Guy Canivet : « on ne peut pas imaginer une transformation de la justice sans le numérique »

L’institut Montaigne, plateforme de réflexion consacrée aux politiques publiques, a publié le 13 novembre 2017 un rapport intitulé Justice : faites entrer le numérique. À cette occasion, un débat s’est tenu le 14 novembre en présence de la garde des Sceaux. Entretien avec Guy Canivet, président du groupe de travail.

le 15 novembre 2017

La rédaction : Vous considérez la modernisation de la justice comme un « enjeu politique ». Pourquoi faire de la transformation numérique sa condition sine qua non ?

Guy Canivet : Parce qu’on est face à une technique incontournable. On ne peut pas imaginer une transformation de la justice sans le numérique. D’un  côté, si on considère la révolution numérique comme un véritable changement de société, à l’instar de l’écriture, et ensuite l’imprimerie, il est clair que la justice ne peut pas ignorer cette avancée technologique. D’un autre côté, ces nouvelles technologies sont indissociables du monde de la justice donc on est face à un rapport de nécessité de part et d’autre. 

La rédaction : Dans le même temps, le numérique n’est pas nécessairement une réponse adaptée à toutes les problématiques. Je pense notamment à la procédure pénale pour laquelle son intérêt est plus discuté…

G. C. : Comme on l’évoque dans ce rapport, la fonction coercitive de la justice pénale ne permet pas de traduire de la même manière qu’au civil les changements induits par la transition numérique. On n’aboutit pas au même résultat même si les outils technologiques sont les mêmes. La police et la gendarmerie font intervenir d’autres pouvoirs régaliens et posent autant de questions supplémentaires sur la gouvernance. Toutefois, on peut relever certaines propositions qui peuvent s’appliquer également à la procédure pénale. Je pense notamment à la publicité du procès. À certaines conditions [huis clos notamment, ndlr] l’audience pourrait être assurée par une retransmission audiovisuelle, comme c’est le cas dans d’autres pays.

La rédaction : Le rapport formule vingt propositions. Pouvez-vous citer une proposition dont la mise en œuvre vous paraît nécessaire et une autre proposition applicable immédiatement ?

G. C. : L’intérêt de cette étude réside sans doute moins dans les propositions que nous formulons que dans les constatations qui sont faites. La justice du XXIe siècle est en plein bouleversement à cause de l’offre de services juridiques proposée par les legal tech (v. égal. l’analyse de C. Féral-Schuhl, Dalloz actualité, interview du 13 nov. 2017, par T. Coustet). Ces start-ups investissent des pans du domaine du droit jusqu’ici inexploités du fait d’une offre de droit adéquate (v., pour le cas de « demandezjustice.com », Dalloz actualité, 23 mars 2017, art. J. Mucchelli isset(node/184060) ? node/184060 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>184060).

Demain, le visage de cette nouvelle économie va changer de dimension, avec un financement provenant de plus en plus de grands investisseurs. Notre modèle en sera nécessairement bouleversé. On peut imaginer que les « GAFA » [acronyme désignant des géants du web comme Google, Facebook ou encore Amazon, ndlr] vont vouloir s’investir dans ce type de services. Pour la justice, une partie importante des questions quotidiennes sera susceptible d’être rendue par ces organismes. Il faudra donc identifier ce qu’on emprunte à ces techniques nouvelles et comment l’institution judiciaire traitera ces nouveaux opérateurs de justice. C’est le cœur de la problématique posée par la transition numérique pour la justice et c’est ce que le rapport tente de traiter.

En outre, la visioconférence est un procédé qu’il est possible de déployer à courte échéance. En effet, le rapport expose à quelle condition ce nouveau mode de publicité est possible immédiatement.

La rédaction : La ministre de la justice, Nicole Belloubet, a introduit son intervention par un oxymore : « votre rapport est à la fois encourageant et terrifiant ». Il est encourageant car il obéit à une vision très optimiste de ce que peuvent donner les outils numériques. Mais prenons le cas justement de la justice prédictive. Le logiciel n’a pas été jugé performant pour le moment…

G. C. : La configuration est la suivante : vous avez des techniques numériques et des publics qui les utilisent dans leur vie professionnelle ou privée. Comment ne pas imaginer que ces outils numériques ne vont pas retentir sur la justice ? Il faut donc comprendre cette évolution, l’accompagner et lui donner des applications concrètes progressives.

Reprenons l’exemple de la visioconférence. On a utilisé la visioconférence en l’état comme une technique brute, sans vraiment réfléchir à la manière de la mettre en œuvre alors qu’il faut prendre des précautions pour lui donner une chance. La télévision telle qu’elle était à ses débuts avec une speakerine figée dans un écran ne ressemble en rien à ce qu’elle est aujourd’hui ni à la fonction qu’elle occupe. Si on veut donner une chance au numérique, il faut identifier à quelle demande il est capable de satisfaire et à quelle application raisonnable il peut donner lieu dans un système judiciaire tel qu’il existe.

La rédaction : Dans certains domaines, je pense notamment aux contentieux civils de masse, la transition numérique est souvent associée avec crainte à la dématérialisation de la procédure. Ces craintes vous paraissent-elles fondées ?

G. C. : Deux éléments de réponse peuvent être apportés. Tout ce qu’on propose sur le numérique est conçu pour répondre aux besoins du justiciable. Il faut donc lui permettre de bénéficier d’une option sur ces services. D’un côté, il y aurait un système dématérialisé de justice numérique et, si cela ne lui convient pas, le justiciable pourrait revenir à certaines conditions, à un système de justice traditionnel.

De la même manière, si une partie ne souhaite pas bénéficier de la visioconférence pour apporter son éclairage, elle doit pouvoir se présenter physiquement devant la cour. Il faut piloter ces changements de manière suffisamment souple pour que les techniques mobilisées soient au service du citoyen et qu’elles ne se fassent pas contre lui. C’est tout ce que fait ce rapport : proposer des choix, et à l’institution judiciaire, et au justiciable.

La rédaction : La ministre a pondéré l’applicabilité immédiate de ce rapport. Aviez-vous anticipé sa réaction ?

G. C. : Bien sûr ! Elle n’est pas dans notre position. Elle dispose de propositions mais dans le contexte de réalité qui est le sien, c’est-à-dire avec des élus locaux, des professionnels et des justiciables. En somme, elle devra nécessairement composer pour rendre la transformation numérique crédible. C’est pour cette raison qu’elle souhaite, comme elle l’a évoqué, des « évolutions scandées ».

 

Propos recueillis par Thomas Coustet

Guy Canivet

Magistrat depuis 1972, Guy Canivet a notamment été premier président de la Cour de cassation et membre du Conseil constitutionnel de 2007 à 2016.