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Interview

« Jamais il ne me serait venu à l’idée de me faire communiquer des fadettes d’avocats »

Il fut la figure emblématique du juge d’instruction financier. Renaud Van Ruymbeke a instruit de nombreuses affaires financières mettant en cause des responsables politiques, le financement occulte du PS, du PR, s’est heurté au secret défense dans les affaires des Frégates de Taïwan, un contrat d’armement sur fonds de rétrocommissions, Cleastream, Kerviel, Balkany… Il a pris sa retraite à l’été 2019.

le 2 juillet 2020

Dalloz actualité a souhaité interroger ce spécialiste des procédures financières au moment où le parquet national financier (PNF) se trouve dans la tourmente après l’audition de son ancienne responsable, Éliane Houlette. Entendue le 10 juin par la commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, Mme Houlette a fait état de « pression… de manière indirecte ou plus subtile » du parquet général dans certaines affaires, notamment celle concernant François Fillon.

Depuis, une partie de la classe politique, non sans arrière-pensées, fait feu sur la justice financière.

Dans cet entretien, M. Van Ruymbeke critique les politiques qui, d’un côté, dénoncent une mainmise de l’exécutif sur la justice et, de l’autre, se sont toujours refusé à lui accorder les moyens de son indépendance.

Tant que la carrière des magistrats dépendra de l’exécutif, estime-t-il, le poison du soupçon sera permanent. Il propose de couper ce lien en donnant la gestion du corps de la magistrature au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui aurait des pouvoirs étendus.

À ceux qui souhaitent la disparition du PNF, M. Van Ruymbeke rappelle l’extrême technicité de la justice financière et regrette qu’elle ne soit scrutée au prisme des affaires mettant en cause la probité d’élus. 

 

Dalloz actualité : Qu’ils soient de droite ou de gauche, les politiques souhaitent-ils l’indépendance du parquet ?

Renaud Van Ruymbeke : « Non, ils ne le souhaitent pas. Ils ne l’ont jamais fait, ils ne l’ont jamais souhaité. Nous sommes dans un État jacobin où le garde des Sceaux définit une politique pénale. Celle-ci doit être appliquée par les procureurs, qui ne sont pas élus, qui n’ont pas de légitimité. Cette situation génère un lien hiérarchique entre le garde des Sceaux, le parquet général et le parquet.

Au prétexte de l’unité de l’action pénale sur tout le territoire, le pouvoir politique considère qu’il faut maintenir un lien de sujétion entre les parquets et la Chancellerie.

On peut toutefois concevoir un autre système en dissociant la mise en œuvre de la politique pénale du statut du parquet. La diffusion de circulaires par le garde des Sceaux, qui a une légitimité démocratique, ne me semble pas un obstacle à l’indépendance des procureurs.

Aujourd’hui, un procureur qui traite d’une affaire impliquant un parti ou un homme politique, ne peut certes recevoir d’instructions individuelles écrites, comme le prévoit la loi du 25 juillet 2013, mais il peut toutefois recevoir un coup de téléphone ou autres pressions « amicales » et, soucieux de sa carrière, s’auto-censurer. C’est ce qu’Éric de Montgolfier appelle la culture de soumission. D’où la nécessité d’accorder au magistrat du parquet un statut équivalent à celui du magistrat du siège

Dalloz actualité : Pour avoir ce statut d’indépendance, il faut donc couper le lien avec l’exécutif. Qui nommerait alors les procureurs, un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) aux pouvoirs étendus ?

Renaud Van Ruymbeke : Absolument. Et pas seulement les procureurs. Ce qu’il faut savoir, c’est que la carrière des magistrats du siège, hormis les hauts postes, dépend de la Direction des services judiciaires (DSJ). Prenons le cas d’un juge d’instruction, ses nominations, avancement… relèvent au premier chef du directeur des services judiciaires, donc du ministère de la Justice, donc du pouvoir politique.

Après proposition de la DSJ, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) émet un avis que le ministère est tenu de respecter pour les magistrats du siège. Pour les magistrats du parquet son avis ne lie pas l’exécutif.

C’est insuffisant. Le CSM doit être pour l’ensemble des magistrats du siège et du parquet, le seul organe de décision ; on ne peut se contenter de son seul avis conforme car lui échappe, en amont l’initiative du choix du candidat qui n’appartient, pour l’heure, qu’à la Chancellerie.

Pour aller plus loin, il faut un rattachement de la Direction des services judiciaires, de l’Inspection générale de la justice au CSM dont relèveraient les nominations, les carrières, la discipline, bref l’ensemble des décisions concernant les magistrats du siège et du parquet

Ce n’est ainsi qu’aux termes d’une telle réforme de fond, que l’autorité judiciaire cédera la place à un pouvoir judiciaire.

La clef de voûte de cet édifice est donc le CSM. Mais un CSM profondément rénové dans sa composition. En effet, prenons garde au corporatisme ; dès lors que la magistrature revendique son indépendance elle ne peut fonctionner en autarcie, dans l’entre soi .

Aussi, il faut en premier lieu instaurer une meilleure représentation de la société civile, notamment dans le mode de désignation des membres non magistrats. S’agissant des magistrats, qui doivent être minoritaires, il faut mettre fin à la surreprésentation de la hiérarchie judiciaire en instaurant un collège unique d’électeurs.

Dalloz actualité : Diriez-vous que les politiques qui s’indignent d’éventuelles pressions sur le parquet national financier (PNF) sont des Tartuffe ?

Renaud Van Ruymbeke : Absolument. La droite et la gauche, qui ont été alternativement au pouvoir, n’ont pas donné l’indépendance au parquet. Comment peuvent-ils dire qu’il faut maintenir un lien de dépendance et s’offusquer du fait que ce lien existe toujours ? Je l’ai vécu à gauche avec l’affaire Urba (NDLR : enquête sur le financement occulte du PS), François Mitterrand était président de la République. Pourquoi Robert Badinter, qui a réalisé des réformes d’importance, n’a-t-il pas proposé l’indépendance du parquet ? C’était pourtant le moment de le faire.

La tutelle sur les parquets génère la suspicion, réelle ou supposée, dès lors qu’ils traitent d’affaires dans lesquelles des personnes ou des partis politiques sont impliqués, qu’ils appartiennent à la majorité ou à l’opposition. Quand des perquisitions sont menées au siège de La France insoumise (LFI), la première réaction de ses dirigeants consiste à déplorer qu’elles aient été ordonnées par le procureur de la République, et non par un juge d’instruction indépendant. Ils en déduisent que le pouvoir exécutif est à la manœuvre.

Dalloz actualité : Comment réagissez-vous aux propos de Mme Houlette qui dit avoir subi des pressions du parquet général, notamment au moment de l’affaire Fillon, pour faire remonter des informations ?

Renaud Van Ruymbeke : Elle confirme qu’il existe un lien hiérarchique au parquet et qu’elle a dû rendre des comptes au parquet général. C’est toute la différence avec un juge d’instruction qui n’a aucun compte à rendre au président du tribunal dans la conduite de ses investigations. Le seul contrôle est celui exercé par la chambre de l’instruction.

S’agissant de l’affaire que vous évoquez, elle dit avoir reçu des pressions pour ouvrir une information judiciaire. Je ne vais pas me plaindre que le parquet ouvre une information judiciaire. Je me suis battu pendant des années contre les parquets qui s’opposaient à la délivrance de réquisitoires introductifs et supplétifs. Dans une affaire comme celle-là, très sensible médiatiquement, même si, sur le fond elle n’est pas d’une très grande complexité, le fait que le parquet saisisse un juge n’a rien d’anormal.

Ensuite, les propos de Mme Houlette montrent bien toute l’ambiguïté de sa position. Elle a l’honnêteté de dire ce qui s’est passé. Il apparaît clairement que le PNF rend des comptes au procureur général sur la conduite des enquêtes. Ce contrôle dépasse donc largement le cadre des circulaires de politique pénale puisqu’il intervient dans des affaires particulières.

Dalloz actualité : Est-ce que ses propos vous ont surpris ?

Renaud Van Ruymbeke : Elle confirme que le fonctionnement du parquet n’a pas changé. Cela ne me surprend pas. Ce n’est pas dans ma culture. Ce qui justifie le maintien du juge d’instruction, c’est son indépendance. J’ai toujours dit que l’on pouvait envisager la suppression du juge d’instruction si le parquet était totalement indépendant. C’est un préalable nécessaire. Ce n’est manifestement pas le cas.

Je ne suis pas d’accord avec le choix de Mme Houlette de privilégier les enquêtes préliminaires au détriment des informations judiciaires. Ce que je déplore, c’est que depuis vingt ans, la loi a accordé des pouvoirs de plus en plus importants au parquet. Le domaine d’intervention du juge d’instruction en a été réduit d’autant alors qu’il est indépendant et assure, contrairement au parquet, le principe du contradictoire.

Certes, la critique qui peut être faite à l’égard de l’instruction est sa longueur ; c’est une réalité. La multiplication de recours purement procéduraux allonge les délais. À Paris, la chambre de l’instruction est engorgée et les délais atteignent parfois un an voire deux ans, ce qui n’est pas normal et entraîne une paralysie, un discrédit de l’instruction, incitant les procureurs à ne pas ouvrir d’informations pour gagner du temps.

Dalloz actualité : Le pouvoir politique a-t-il tenté de s’immiscer dans vos enquêtes et si oui de quelle manière ?

Renaud Van Ruymbeke : J’ai été confronté au pouvoir politique à de multiples reprises. Notamment dans l’affaire Boulin (NDLR : Robert Boulin, ministre de Valery Giscard d’Estaing, est retrouvé mort dans un étang de la forêt de Rambouillet) où lorsqu’il écrit sa lettre, il dénonce justement l’intervention d’un juge.

Il y a toute cette période qui va durer une vingtaine d’années, où je vais me heurter comme d’autres juges d’instruction, Thierry Jean-Pierre, Éric Halphen, au pouvoir et aux comportements, que j’estime anormaux de procureurs, refusant de délivrer des réquisitoires supplétifs au fur et à mesure des découvertes des juges. Car il faut bien comprendre que le juge d’instruction n’instruit que sur des faits dont il est saisi. S’il découvre des faits nouveaux et que le procureur décide de ne pas le saisir, il est bloqué.

Maintenant, personnellement, je n’ai jamais subi de pressions. Si cela avait été le cas, je ne les aurais pas acceptées et j’en aurais tiré les conséquences quitte à en faire état dans la procédure.

Progressivement, la situation s’est améliorée. Parce que les juges n’ont pas baissé les bras, parce que la presse et les citoyens les ont soutenus. Il est normal d’instruire ces dossiers comme n’importe quels autres dossiers. Dans ce bras de fer, le droit a fini par l’emporter.

Dalloz actualité : Qui veut la mort du PNF, et pourquoi ?

Renaud Van Ruymbeke : Une partie de la classe politique, qui de façon constante souhaitait la suppression du juge d’instruction, se focalise aujourd’hui sur le PNF. Certains hommes politiques discréditent l’action de la justice à chaque fois qu’elle traite des affaires les concernant. C’est systématique. Cela n’a pas varié dans le discours de certains politiques, quelle que soit leur appartenance. Lorsqu’un homme ou une femme politique dénonce la justice, il ou elle porte atteinte à la confiance dans l’Êtat de droit. C’est grave.

Il ne faut pas supprimer le PNF, comme certains le proposent. Il permet de spécialiser des magistrats dans une matière très complexe. On évoque certaines affaires politico-financières, parce qu’elles occupent une place prépondérante dans les médias, mais ce ne sont pas les plus lourdes, loin de là.

Les montages financiers véritablement sophistiqués, qui justifient la spécialisation du PNF, portent sur des réseaux off-shore qui gèrent des dizaines voire des centaines de millions d’euros. C’est le cœur du sujet.

Dans le cadre de l’entraide et de la coopération judiciaire internationale dans la lutte contre la délinquance économique, le PNF est devenu l’interlocuteur unique des juridictions étrangères.

On en revient à ce que l’on disait au début. Ce qui est véritablement en cause dans les récentes polémiques, ce n’est pas tant l’existence du PNF que la question du statut du parquet. Si les affaires dont on parle avaient été menées par le procureur de Paris, le problème aurait été exactement le même. Qui nomme le procureur, qui fait sa carrière ? Regardez celles de M. Molins ou de son successeur, M. Heitz. Elles ne sont pas sans lien avec le pouvoir politique, ou du moins le pouvoir exécutif. Si on veut couper le lien, il faut changer le système de nomination. Ce qu’aucun président et gouvernement n’a jamais voulu entreprendre.

Dalloz actualité : Une autre affaire secoue le PNF, l’enquête préliminaire dans laquelle des fadettes d’avocats ont été épluchées afin de savoir qui avait pu informer Nicolas Sarkozy que sa ligne sous le nom d’emprunt de Paul Bismuth était sous écoutes ? Qu’en pensez-vous ?

Renaud Van Ruymbeke : C’est une dérive. Cela relève d’un climat de suspicion que je ne comprends pas. Le fait même d’examiner des fadettes d’avocats pour violation de secret professionnel, dans une affaire qui ne les concerne pas est injustifié. Je comprends que le barreau proteste.

Jamais il ne me serait venu à l’idée de me faire communiquer des fadettes d’avocats. Ce n’est pas ma conception du travail du juge.

L’analyse des fadettes, qui plus est par la police, porte incontestablement atteinte au secret professionnel car elle permet de connaître tous les contacts de l’avocat, qu’ils soient ou non ses clients. C’est un domaine réservé. Ce secret protège l’avocat bien sûr, mais il protège aussi le client. C’est un droit fondamental. La seule limite, c’est la commission d’une infraction par l’avocat.

Encore faut-il qu’il existe des éléments préalables permettant de caractériser un tel comportement.

Le rôle du magistrat consiste à s’assurer que les libertés sont protégées et en particulier le secret professionnel des avocats.

Dalloz actualité : Comment percevez-vous cette crispation de plus en plus visible entre magistrats et avocats ?

Renaud Van Ruymbeke : Je trouve cette crispation déplorable. Cela est contraire à l’idée que je me fais de la justice. Ce climat de suspicion voire de conflit, que l’on constate de plus en plus, est préjudiciable à la justice elle-même.

J’estime que si un avocat veut être reçu par un juge d’instruction, celui-ci doit le recevoir et nouer un dialogue constructif avec lui. Comme ne doit pas être toléré le comportement agressif de certains avocats vis-à-vis de magistrats. Nous devons nous respecter mutuellement. Chacun doit rester dans son rôle. Le dialogue est fondamental, il permet d’avancer vers la recherche de la vérité.

Le juge d’instruction n’est pas un justicier. Son rôle n’est ni de sanctionner ni de donner des leçons de morale mais d’instruire un dossier dans le cadre de la loi, à charge et à décharge. A-t-il la preuve qu’un fait a été commis, ce fait revêt-il une qualification pénale et peut-il être imputé à telle ou telle personne ? Le juge d’instruction doit toujours conserver une distance qui lui permet d’exercer un rôle d’arbitre. Il doit prendre en compte ce que lui expliquent les personnes poursuivies et leurs avocats. Les droits de la défense sont fondamentaux. La justice ne peut pas s’exercer autrement.

 

Propos recueillis par Pierre-Antoine Souchard  

Renaud Van Ruymbeke

Renaud Van Ruymbeke est magistrat.