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À quelques heures d’un rendez-vous avec la Chancellerie, la présidente du Conseil national des barreaux, Christiane Féral-Schuhl, évoque la période de crise inédite que traverse et va traverser la profession.
le 31 mars 2020
La rédaction : Vous avez écrit au premier ministre le 20 mars pour l’alerter des difficultés rencontrées par les avocats qui souhaitaient bénéficier des mesures mises en place par le gouvernement. Avez-vous eu une réponse ?
Christiane Féral-Schuhl : C’est simple, nous n’avons reçu aucune réponse de personne. Avec le bâtonnier de Paris et la présidente de la Conférence des bâtonniers, nous avons rendez-vous mardi matin avec madame la garde des Sceaux. Donc, j’espère que l’ensemble de nos questions sera abordé à cette occasion.
La rédaction : Que souhaitez-vous aborder lors de ce rendez-vous avec la ministre de la justice ?
Christiane Féral-Schuhl : Nous souhaitons aborder l’ensemble des questions soulevées par les différents textes parus, notamment les ordonnances de procédure civile et pénale qui suscitent des interrogations. À titre d’exemple, nous sommes invités à communiquer avec les juridictions pénales par courriel. Or nous n’avons pas nécessairement les adresses courriel de ces juridictions.
Nous souhaitons également connaître sur le plan économique quelles sont les mesures concrètes prises pour les cabinets d’avocats et nous assurer de la cohérence de certaines dispositions avec les particularités de la profession.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, un collaborateur est un libéral indépendant qui reçoit une rétrocession mensuelle d’honoraires fixe réglée par le cabinet. Ce n’est pas un salarié, ce n’est pas à proprement parler un avocat qui exerce à titre individuel. C’est une catégorie qui n’est pas prise en compte par les dispositifs d’activité partielle ou encore du fonds de solidarité pour les entreprises touchées. De la même manière, l’évaluation de la chute du chiffre d’affaires qui doit être constatée entre mars 2019 et mars 2020 n’a pas de sens pour les cabinets d’avocats dans la mesure où cette chute ne pourra être effectivement constatée qu’au mois d’avril puis en mai. En effet, les notes d’honoraires ne sont adressées, en règle générale, qu’après les audiences. Or celles-ci sont suspendues dans la quasi-totalité des matières depuis le 16 mars. Il faut comprendre que le chiffre d’affaires du mois de mars porte sur l’activité des mois de janvier et février.
Un autre problème est celui des indemnités journalières pour arrêt de travail pour garde d’enfants qui permettraient en partie une prise en charge des collaboratrices et collaborateurs. En dépit des annonces faites, ces mesures ne semblent pas bénéficier aux avocats.
Ce sont là des incohérences qu’on voudrait lever. Nous avons une multitude de questions du même ordre.
La rédaction : Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les cabinets d’avocats ?
Christiane Féral-Schuhl : Les principales difficultés sont de nature économique. C’est principalement le montant des charges résultant des salaires pour le personnel et des rétrocessions d’honoraires pour les collaborateurs, sans oublier les gratifications pour les élèves avocats. Dès lors que les rétrocessions et les gratifications ne peuvent pas être prises en compte au titre de l’ordonnance sur l’activité partielle, la situation financière est nécessairement tendue pour de nombreux cabinets qui, dans le même temps, ne rentrent plus de chiffre d’affaires. Il faut rappeler que de nombreux cabinets ont été fragilisés par la réforme de la justice puis par la réforme des retraites. Nous sommes confrontés à une situation inédite.
La rédaction : Dans quelles conditions les avocats vont-ils pouvoir faire appel au fonds de soutien mis en place par le gouvernement dans le cadre des ordonnances covid-19 ?
Christiane Féral-Schuhl : L’ordonnance est aujourd’hui trop lapidaire pour garantir que tous les avocats impactés par la crise pourront être couverts par ce dispositif. Les référentiels du projet de décret dont nous venons de prendre connaissance ne sont pas adaptés à nos formes d’exercice. Pour vous donner un exemple, il est fait référence au statut de dirigeant. Or les avocats n’étant pas « dirigeants de leur structure », mais généralement associés, rien ne garantit que chacun des associés au sein de la structure pourra percevoir le bénéfice du fonds de solidarité.
De la même manière, la période d’évaluation des pertes sur les mois de mars 2019/2020, comme je vous l’ai indiqué, exclurait de fait la quasi-totalité des avocats.
Nous espérons que le projet de décret sur le fonds de solidarité apportera des réponses adaptées pour garantir la prise en charge, au titre de ce fonds, des avocats individuels ou associés de petites structures ou encore des collaborateurs.
De la même manière, nous sommes en attente de la nouvelle ordonnance annoncée sur l’activité partielle. Elle devrait prendre en compte, en tout cas nous l’espérons, la spécificité des collaborateurs libéraux qui, aujourd’hui, ne peuvent pas bénéficier de ce dispositif qui est pourtant annoncé pour toutes les entreprises et tous les travailleurs.
Aucune disposition ne règle le problème de la prise en charge de la gratification des jeunes stagiaires que les cabinets doivent former.
La rédaction : Quelles mesures peuvent prendre les instances ordinales pour soutenir les cabinets en difficulté ? Prendre sur la caisse de retraite bénéficiaire, par exemple ?
Christiane Féral-Schuhl : Je ne suis pas en charge de la Caisse des retraites, que l’on confond souvent avec le Conseil national des barreaux. Pour ce qui nous concerne, nous sommes en train de rassembler toutes les réponses susceptibles d’aider les avocats. Nous sollicitons tous les organismes. Par exemple, nous sommes en train de voir si nous ne serions pas en mesure de répondre en partie aux besoins de trésorerie des cabinets. D’une part, nous proposons un dispositif d’autoliquidation de la TVA dans la relation cabinet/avocat collaborateur. Une demande en ce sens a été formulée auprès du ministre de l’Économie. D’autre part, nous proposons un dispositif d’avance qui permettrait, au titre de l’aide juridictionnelle, de nous appuyer sur l’UNCA. Ce point est à l’étude en lien avec la Chancellerie. Parallèlement, nous orientons les avocats vers la CNBF qui propose des aides sociales. Elle dispose d’un budget affecté aux accidents de la vie. Nous sommes bien dans cette situation.
Enfin, tous les organismes s’emploient à faciliter le règlement des cotisations. Il y a eu tout ce qui est suspension provisoire de cotisations ou recul dans le prélèvement des cotisations. Il y a une souplesse qui est mise en place pour tenir compte de la situation.
Nous mutualisons tous les mécanismes financiers et mesures d’aide possible aux confrères. Un guide va être publié très prochainement.
La rédaction : Est-ce que vous attendez à ce qu’un certain nombre de structures mettent la clef sous la porte ?
Christiane Féral-Schuhl : Je pense que la situation de crise va conduire certains cabinets à fermer, d’autres à repenser leur modèle économique. Je m’attends à des situations économiques extrêmement difficiles. D’abord parce que les avocats m’en parlent et qu’il y a beaucoup de dossiers d’aide qui sont déposés auprès de la CNBF.
C’est une profession qui est frappée de plein fouet et qui n’a pas nécessairement les réserves pour tenir dans une période aussi difficile.
C’est une profession où la proximité est importante. Voir le client, plaider, accompagner, conseiller, etc. On peut certainement faire beaucoup de choses en ligne, mais la dimension humaine demeure essentielle. C’est un peu comme le médecin. Aujourd’hui, vous pouvez faire des consultations en ligne avec votre praticien, mais ça ne va pas remplacer un examen médical à son cabinet.
La rédaction : Le CNB a-t-il établi des projections sur les fermetures de structures ?
Christiane Féral-Schuhl : C’est trop tôt. J’espère que ce sera le minimum. On peut anticiper qu’il y aura ceux qui seront découragés, considérant que l’exercice libéral est vraiment très lourd. Cette crise illustre ce que j’ai porté dans le débat sur la réforme de la retraite. Le libéral n’a pas le même statut que le salarié, que le fonctionnaire. Il n’a pas les garanties de la protection sociale des salariés, il n’a pas la protection de l’emploi du fonctionnaire. Cette réalité-là, j’ai tenté de la mettre en lumière à cette occasion : sur le thème de la réforme de retraites, il y avait une incohérence à vouloir créer une égalité au niveau de la retraite là où il y avait une inégalité sur la durée de la vie professionnelle et les conditions de travail. Aujourd’hui, on vit de plein fouet cette réalité. On a la confirmation que le libéral n’est pas assimilé à l’indépendant. Nous sommes à la fois entrepreneurs de structures, qui peuvent être plus ou moins importantes, mais qui souvent sont des structures individuelles, nous avons donc la responsabilité d’un chef d’entreprise avec toute la fragilité du libéral.
Propos recueillis par Pierre-Antoine Souchard
Christiane Féral-Schuhl
Christiane Féral-Schuhl est avocate au barreau de Paris, présidente du Conseil national des barreaux (CNB) et ancien bâtonnière de Paris.