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Interview

Le logement, autrement

Dans son essai intitulé Halte à la spéculation sur nos logements : les solutions pour revenir habiter les villes (éd. Rue de l’échiquier, 2024), Isabelle Rey-Lefebvre qui, pendant plus de deux décennies, a été chef des rubriques Logement et Exclusion au Monde, embarque le lecteur dans une réflexion copernicienne sur la notion de « logement ». Un modèle non spéculatif existe et il est déjà à l’œuvre non loin de chez nous !

le 31 mai 2024

La rédaction : Lorsque vous vous êtes lancée dans l’écriture de cet ouvrage, quel était votre objectif ?

Isabelle Rey-Lefebvre : Il était double. Je voulais tout d’abord faire un état des lieux du secteur du logement spéculatif tel que nous le connaissons (avec des propriétaires qui accumulent des logements et, dans certains pays, avec l’intervention massive de fonds d’investissement qui, tous, sont engagés dans une course au profit). Je voulais ensuite montrer que d’autres voies sont possibles, qu’il existe d’autres écosystèmes plus vertueux et parfaitement viables. Et que cela se passe à nos frontières. Et que cela n’a rien d’utopique.

Mais il faut évidemment qu’une impulsion forte soit donnée par les pouvoirs publics et que les acteurs de ce changement y adhérent.

Pour faire simple, je dirai qu’il faut faire un peu bouger le curseur de ce que l’on entend par « propriétaire » et par « locataire » : le premier doit être un peu moins propriétaire et le second, un peu plus qu’un « simple » locataire.

L’idée force de ce changement de paradigme passe par la prise de conscience que le foncier, qui est rare, est nécessairement un bien commun.

La rédaction : En France, nous avons mis en place le bail réel solidaire qui, en dissociant la propriété du foncier et la propriété du bâti, permet de diminuer le prix d’achat des logements

Isabelle Rey-Lefebvre : Oui, ce modèle a émergé à l’occasion de la loi Alur du 24 mars 2014 et a été complété par plusieurs textes ultérieurs. Il prévoit une mesure anti-spéculative, le prix de revente du logement étant le même que le prix d’achat, simplement indexé.

Sous l’impulsion des élus, le bail réel solidaire connaît une vraie dynamique, par exemple, à Bayonne, Rennes, Lyon, Paris et Marseille.

Il reste que le bail réel solidaire n’est actuellement octroyé que sous conditions de ressources. Il serait certainement souhaitable d’ouvrir ce dispositif au logement intermédiaire.

La rédaction : Dans votre ouvrage, vous vantez les mérites des coopératives d’habitations, qui prospèrent chez certains de nos voisins (en Suisse, notamment). Quelles sont les caractéristiques de ce mode d’habitat et qu’est-ce qui nous empêche de nous engager dans cette voie ?

Isabelle Rey-Lefebvre : La coopérative est un organisme non lucratif qui détient l’immeuble et le loue aux habitants. Ceux-ci sont à la fois locataires et sociétaires et donc ils décident de la gestion de l’immeuble.

À leur départ, ils ne récupèrent que leurs parts sociales, dont le montant n’est parfois pas indexé.

Quant aux loyers, ils sont moins chers que ceux du privé et profitent à tous les occupants successifs. Mais il faut avoir l’esprit « coopératif » et se conformer aux règles de l’immeuble.

Depuis la loi Alur de 2014, un cadre législatif existe bien chez nous pour ce type d’habitat, mais il n’est pas achevé. En effet, les circuits de financement de l’achat du foncier ne sont pas propices au développement de ce modèle, qui doit nécessairement s’envisager sur un temps long (afin de lisser le coût final). Or, la caisse des dépôts et consignations ne consent des prêts à long terme (les « prêts Gaïa », de 80 ans) qu’aux acteurs du logement social.

La rédaction : En France, nous avons un modèle d’habitat collectif, qui a fait ses preuves : la copropriété. Certes, le statut de la copropriété n’a rien d’anti-spéculatif, mais le syndicat des copropriétaires permet de cultiver le « vivre ensemble » et de mutualiser certaines dépenses.

Isabelle Rey-Lefebvre : Il manque précisément à la loi sur la copropriété une véritable dimension collective, la loi de 1965 et ses multiples modifications (au rythme d’une tous les 2 ans) aboutissant à un droit rapiécé (car sans cesse modifié) privilégiant le droit individuel du copropriétaire sur l’intérêt du syndicat.

Et les avancées en la matière se font à pas comptés ! Songez, par exemple, qu’il a fallu attendre 1994 pour que le syndicat se dote d’un « superprivilège » (ndlr : aujourd’hui remplacé par une hypothèque légale spéciale), lui permettant, au moment de la revente d’un lot, d’obtenir le remboursement des sommes dues par le copropriétaire-vendeur débiteur.

D’autres signaux sont toutefois moins encourageants. Ainsi, le développement du vote par correspondance, qui empêche tout débat est une négation de la dimension collective de la copropriété. Et que dire de l’abaissement généralisé des majorités, décourageant les copropriétaires de participer aux assemblées ?

Sur le plan financier, la récente loi « habitat dégradé » va cependant dans le bon sens en instaurant un véritable prêt collectif et en facilitant le recouvrement des charges.

Mais que ces avancées sont longues à se mettre en place ! Par exemple, alors qu’il est primordial de renforcer les services financiers accessibles aux syndicats de copropriétaires, ce n’est qu’en 2020 qu’un décret leur a permis de bénéficier d’un plafond majoré de versements sur un livret A, alors que le principe avait été énoncé en 2014 par la loi Alur…

La rédaction : Venons-en à la question de l’accession au logement. Quel regard portez-vous sur la crise de l’immobilier que nous vivons ?

Isabelle Rey-Lefebvre : Nous sommes en présence d’une crise d’accessibilité au logement sans précédent. Depuis 2010, le taux de propriétaires en France ne progresse plus, voire régresse puisque, selon l’Insee, nous sommes passés de 58 % à 57 % de propriétaires. Et, sauf à être héritiers, les jeunes sont de moins en moins en capacité d’acheter !

Les causes de cette évolution sont multiples. Il y a la hausse des prix depuis plusieurs décennies, le renchérissement du coût du crédit et le pouvoir d’achat des ménages qui n’a pas rattrapé son niveau d’avant la précédente crise de 2008.

Mais surtout, il y a la volonté de nos dirigeants actuels de laisser le marché s’autofinancer, sans régulation à l’aide de fonds publics. Cela aboutit à des quartiers riches encore plus riches et des quartiers pauvres encore plus pauvres. Or, la mixité sociale est essentielle.

Autre fait marquant : le nombre de multipropriétaires est loin d’être négligeable : selon l’Insee 1 % des ménages (soit 3,5 millions de personnes) sont propriétaires de plus de cinq logements. Dans le cœur de certaines villes, ces multipropriétaires détiennent 60 % du parc locatif privé.

Ce phénomène d’accumulation de logements a pour autre conséquence que le nombre de résidences secondaires augmente plus rapidement que le nombre de résidences principales. Alors même que les locaux peinent à se loger ….

La rédaction : Et quid du secteur locatif ?

Isabelle Rey-Lefebvre : Il y a quelques années, sous l’impulsion de la Commission européenne, relayée par les États libéraux, nous avons assisté partout en Europe à un véritable démantèlement du logement social, avec une baisse drastique des financements publics, l’instauration de conditions de ressources, etc.

En France, ce démantèlement a notamment pris la forme du dispositif de la réduction du loyer de solidarité (RLS). Il s’agit d’une attaque du logement HLM sans précédent !

Nous avons également constaté la précarisation du statut de locataire, celle-ci valant également dans le secteur privé, où la loi ELAN de 2018 a instauré un bail « mobilité » de deux ans. Bail de courte durée que le projet de loi « logement abordable » entend étendre au secteur HLM ! Et la boucle sera bouclée …

 

Propos recueillis par Yves Rouquet

Isabelle Rey-Lefebvre

Isabelle Rey-Lefebvre a travaillé dans les associations de consommateurs puis, s’est intéressée au logement, d’abord au service des locataires, puis au service des propriétaires, en fondant l’Association des responsables de copropriété (ARC) qu’elle a présidée de 1987 à 1997. Fin 2000, elle est entrée au service du quotidien Le Monde et y a travaillé vingt-deux ans, dont plus de vingt ans à couvrir les sujets concernant tous les aspects de l’habitat et de l’urbanisme, en France et en Europe. En janvier 2024 elle a publié Halte à la spéculation sur nos logements : les solutions pour revenir habiter les villes (éd. Rue de l’Échiquier).