Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Interview

Loi de bioéthique du 2 août 2021 : nouvelle ère, nouveaux repères

Peu de temps après la parution de la nouvelle loi de bioéthique, les Éditions législatives y consacrent un numéro spécial. Ses auteurs exposent leurs points de vue sur cette réforme sensible.

le 27 octobre 2021

Dans le prolongement de cet entretien, vous pouvez vous inscrire ici au webinaire "Nouvelle loi de bioéthique: la recherche d’un équilibre ou le coup de force ?" qui aura lieu le 10 décembre.

 

La rédaction : La nouvelle loi de bioéthique s’inscrit-elle dans une continuité ou est-elle un bouleversement du modèle bioéthique français ?

Sonia Desmoulin : La réponse mérite d’être nuancée en fonction des domaines concernés. Dans le champ de la procréation ou de la transmission d’information génétique à la parentèle, il y a un véritable bouleversement des normes et des repères. D’autres dispositions modifient la donne par la création de nouvelles règles, comme en matière d’IA médicale ou de dispositifs de neuromodulation. Pour la recherche sur l’embryon, les changements sont importants, mais marquent une étape supplémentaire dans une direction déjà indiquée par les évolutions législatives antérieures. Dans d’autres domaines, la nouvelle loi se situe clairement dans le prolongement des précédentes lois de bioéthique et marque une évolution plutôt qu’une révolution. Entre rupture et continuité, la nouvelle loi de bioéthique m’apparaît donc comme une étape importante dans l’émergence d’un nouveau paysage de la bioéthique. Si certains choix de fond interrogent nécessairement sur la dynamique libérale insufflée, ce sont toutefois aussi les conditions d’adoption de la loi, entre crise sanitaire et bras de fer entre les deux assemblées, qui marquent les esprits. Sous ce jour, la bioéthique n’apparaît plus vraiment comme un domaine appelant un travail de consensus ou de compromis réconciliateur.

Daniel Vigneau : La loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique s’inscrit d’une certaine façon dans la continuité dans la mesure où nombre de principes bioéthiques consacrés par la législation antérieure ne sont pas remis en cause dans leur application. Cette loi ne réalise pas moins, sans doute plus que les précédentes lois de révision, un bouleversement du modèle bioéthique préexistant. C’est particulièrement vrai en matière d’assistance médicale à la procréation (AMP). La loi nouvelle opère une véritable rupture par rapport aux principes sur lesquels cette pratique s’était construite depuis des décennies. En ouvrant l’AMP à des couples de femmes ou à des femmes seules et en ne subordonnant plus l’accès à l’AMP à une condition d’infertilité pathologique, la loi rompt avec la conception traditionnelle d’une AMP réservée à des couples formés d’un homme et d’une femme empêchés, pour raison d’infertilité, de procréer. Par là même, la loi transforme l’AMP en une médecine au service du désir et de la convenance personnelle, à la charge en outre de la sécurité sociale.

On ne saurait en outre négliger l’importance majeure des règles nouvelles permettant une levée de l’anonymat des donneurs de gamètes en matière d’AMP et qui bouleversent tout un dispositif qui mettait en œuvre antérieurement un anonymat quasi absolu. Quant à la recherche sur l’embryon humain, même si elle s’inscrit dans une certaine continuité, elle s’ouvre désormais vers de nouveaux horizons dans le domaine de la génétique, non seulement en raison d’un assouplissement des conditions et d’un élargissement des finalités de la recherche, en particulier sur les cellules souches embryonnaires humaines (CSEh), mais aussi du fait de la levée de certains interdits en vue de permettre la création d’embryons transgéniques et chimériques et le franchissement de la barrière des espèces par l’introduction de cellules humaines dans des embryons d’animaux.

Margo Bernelin : La nouvelle loi de bioéthique s’inscrit, comme toute réforme de cette ampleur, à la fois dans une forme de continuité mais également dans un bouleversement des repères jusque-là établis. La réponse variera alors en fonction des thèmes abordés par la loi et du regard que l’on peut y porter. Par exemple, à bien des égards les règles relatives aux dons d’organes et d’éléments et produits du corps humain s’inscrivent dans une forme de continuité avec le cadre existant. En effet, les nouvelles règles introduites visent, comme pour les réformes précédentes, à faciliter et encourager les dons. Toutefois, la réforme actuelle crée aussi de nouveaux repères avec l’entrée dans le giron de la loi du don de corps pour la science et du recueil des selles pour la transplantation de microbiote fécal.

La rédaction : Avec l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes non mariées, les demandes vont vraisemblablement exploser. Y aura-t-il des personnes prioritaires ou bien appliquera-t-on la règle « première arrivée première servie » ?

Daniel Vigneau : Avant même le vote de la loi du 2 août 2021 et la parution de ses premiers textes réglementaires d’application, les centres d’AMP alertaient déjà les pouvoirs publics sur l’explosion des demandes consécutives à l’ouverture annoncée de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes non mariées. Le ministère de la Santé l’a reconnu lui-même en pointant que l’afflux actuel des demandes avait été sous-estimé : environ 3 500 demandes liées à la loi auraient déjà été enregistrées contre les 1 000 attendues au préalable. Or, l’une des principales difficultés à satisfaire toutes les demandes d’AMP avec tiers donneur réside dans l’insuffisance en nombre des dons de gamètes. Avant la loi, pour les couples hétérosexuels, l’attente durait déjà en moyenne quinze mois pour le don de sperme et vingt mois pour le don d’ovocytes. Il va falloir absorber désormais quelques milliers de demandes supplémentaires : celles des femmes dont le projet a débuté depuis le vote de la loi, celles des femmes qui espéraient depuis plusieurs années un changement de loi et celles des femmes parties à l’étranger mais préférant maintenant se rendre dans un centre près de chez elles. Dans les faits, il n’est pas exclu que des priorités dans la satisfaction des demandes soient établies au sein des centres d’AMP mais leur marge de manœuvre sera étroite car leur évaluation des demandes d’accès à l’AMP sera passée au crible des demandeurs refusés ou mis en attente. Comme les demandes, les contentieux risquent aussi d’exploser. Pour répondre à l’afflux actuel et surtout futur des demandes d’AMP, le ministre de la Santé a sorti le carnet de chèques et promis une enveloppe de plusieurs millions d’euros destinés aux centres d’AMP d’ici à 2023 ainsi qu’une campagne de communication sur le don de gamètes. Attendons de voir la forme que prendra une telle campagne qui ne manquera pas d’intérêt ni de piquant. Cependant, il ne faudra peut-être pas en attendre des miracles : on ne donne pas son sperme ou ses ovocytes comme on donne du sang.

La rédaction : En matière de génétique, quel est l’objectif de la nouvelle loi de bioéthique ? Solidarité ou récolte de données ?

Margo Bernelin : À mon sens, les deux ! Et cela sans que le premier ne soit forcément le prétexte du second. Le premier objectif porté par la réforme est bien de renforcer la solidarité familiale, plus précisément la solidarité biologique, dans la réalisation des examens génétiques et la transmission des résultats qui en sont issus. Cette réforme répond alors aux acteurs de terrain qui avaient fait remonter les frustrations liées à l’impossibilité dans certains cas de transmettre les résultats des examens génétiques aux membres de la parentèle potentiellement concernés par la découverte d’une anomalie génétique grave. Pourtant, l’information de la famille est cruciale : elle pourrait bénéficier de mesures de prévention, de conseil ou de soin et cela notamment lorsque la pathologie est découverte à un stade précoce. Face à ce constat, le législateur est intervenu pour étendre les possibilités de réalisation des examens génétiques au profit de la parentèle et pour faciliter la transmission des informations génétiques en autorisant, par exemple, la levée du secret médical post-mortem. Cette solidarité n’est alors pas rompue par l’absence de reconnaissance juridique du lien de filiation entre les membres de la parentèle. En ce sens, des règles particulières facilitent la transmission de l’information génétique dans le cas de l’assistance médicale à la procréation avec don de gamètes ou d’embryons et pour les accouchements sous X. Dorénavant, le droit étend et systématise l’information des enfants, des donneurs et de la mère biologique.

À côté de cet objectif assumé (la solidarité), la réforme de la loi de bioéthique comprend également des dispositions qui permettent de collecter toujours plus de données génétiques. D’une certaine manière, les règles relatives à la solidarité participent de ce mouvement, car elles autorisent la réalisation d’un nombre plus important d’examens génétiques dont on collectera des données. Mais la loi va plus loin. Elle décloisonne, par exemple, la recherche en génomique en facilitant l’exploitation secondaire d’échantillons biologiques. Dans ce cadre, l’information des patients, le droit d’opposition de certains majeurs mais aussi les conditions de réalisation même des examens sont adaptés pour permettre la collecte de données génétiques utiles pour la recherche. Dans cette même perspective, les diagnostics génétiques néonataux seront proposés systématiquement aux parents de nourrissons, alimentant ici encore des banques de données utiles pour le soin mais également pour la recherche. Ainsi, la réforme permet de faire encore davantage de la génétique et de la génomique des pratiques que tous les patients connaîtront à un stade ou à un autre de leur prise en charge médicale.

La rédaction : La nouvelle loi de bioéthique s’empare de nouveaux sujets comme l’intelligence artificielle, les neurosciences ou encore le numérique en santé ? Que pensez-vous de cette extension du champ de la bioéthique ?

Sonia Desmoulin : À l’échelle du droit français, la bioéthique reste un champ d’intervention législative en émergence et en transformation.

Certes, cela fait déjà plus de vingt-cinq ans que la première loi de bioéthique a été votée et que le CCNE a été créé, mais les frontières de la bioéthique n’ont cessé d’être modifiées, pour ce qui relève du champ d’intervention comme pour ce qui concerne le fond des règles. Ces modifications tiennent à trois raisons principales. La première concerne l’évolution rapide des connaissances scientifiques et des pratiques technologiques. La seconde tient aux changements de perception au sein de la société, conduisant à de nouveaux arbitrages entre des intérêts divergents : protection de la personne et de l’être humain, protection de la liberté de la recherche, protection des intérêts économiques des laboratoires et des entreprises du numérique, protection de la vie privée etc. La troisième tient à la compréhension de ce qu’est le rôle d’une « loi de bioéthique ». Ainsi que le montre le choix d’opter pour des lois révisables, donc sans cesse remises sur le métier, le législateur français lui attribue une fonction de mise en discussion et de sécurisation d’activités plus ou moins controversées dans le champ de la santé. On peut discuter des effets que la nouvelle loi aura sur ces deux registres, au regard des conditions de son adoption, mais elle vise ces deux objectifs. Or, loin de se limiter aux dons d’organes ou à la recherche biomédicale, les évolutions technologiques et les questions controversées sont variées dans le champ de la santé. Les « lois de bioéthique » successives ont donc progressivement élargi leur champ d’intervention. S’agissant des neurosciences, d’un côté, et du numérique et de l’IA, de l’autre, il s’agit de deux domaines majeurs d’innovation biomédicale. Il était assez logique que le législateur s’en saisisse. Les instances de réflexion bioéthique, CCNE en tête, avaient d’ailleurs annoncé le mouvement. Dans le champ des neurosciences, les principaux apports de la loi du 2 août 2021 concernent, premièrement, l’interdiction du recours à l’imagerie cérébrale fonctionnelle en justice et, deuxièmement, l’adoption d’une disposition inédite permettant l’interdiction de certains dispositifs de modulation de l’activité cérébrale. Ces innovations légales étaient attendues et seront commentées car leur portée est sujette à discussion. S’agissant du numérique et de l’IA, on retiendra notamment la création d’une obligation d’information pour les patients à la charge des médecins qui décident de recourir à un traitement algorithmique de données massives. La montée en puissance des outils automatisés d’aide à la décision et du recours au big data concernent aussi le champ médical et sanitaire et la réglementation en vigueur était plus que lacunaire. Si la nouvelle loi de bioéthique ne fournit pas toutes les réponses attendues aux questions soulevées par le recours à des techniques qui fonctionnent parfois de manière opaque, même pour le professionnel qui les utilise, elle a le mérite de pointer un enjeu crucial, dont l’importance ne cessera de croître dans les prochaines années. Alors que les discussions européennes se sont engagées sur l’adoption d’un nouveau règlement en matière d’IA, le législateur français fait ici figure de pionnier.

La rédaction : La loi de bioéthique prend enfin en compte la situation peu connue des enfants présentant des anomalies du développement génital. Que se cache derrière cette terminologie ? Combien sont-ils en France ? Le nouvel encadrement est-il suffisant ?

Sophie Paricard : L’expression « enfants présentant des anomalies du développement génital » est celle choisie par la loi bioéthique du 2 août 2021 pour désigner les enfants dits intersexes. Cette expression est en effet moins stigmatisante et surtout plus conforme à la réalité médicale. Choisie notamment par le Conseil d’État dans son rapport, elle a été préférée à celle de variation du développement sexuel proposée par différentes autorités sans qu’une différence notable de signification puisse être relevée, sinon à bien distinguer ces enfants de ceux présentant une dysphorie de genre. Le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe précise qu’il s’agit de « personnes qui, compte tenu de leur sexe chromosomique, gonadique ou anatomique, n’entrent pas dans la classification établie par les normes médicales des corps dits masculins ou féminins. Ces spécificités se manifestent par exemple au niveau des caractéristiques sexuelles secondaires, comme la masse musculaire, la pilosité, la stature ou des caractéristiques primaires telles que les organes génitaux internes et externes et/ou la structure chromosomique et hormonale » (Rapport du commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, 2015).

Ce phénomène est très hétérogène et s’avère difficilement quantifiable en l’absence de statistiques officielles.

La Haute Autorité de santé l’évalue pour sa part à 2 % en France.

La loi bioéthique crée un chapitre spécial au sein du titre III du livre 1er de la deuxième partie du code de la santé publique, intitulé « Enfants présentant une variation du développement génital ». L’unique article L. 2131-6 a le mérite de mettre fin à une certaine errance médicale et d’améliorer leur prise en charge puisque celle-ci est désormais assurée par des établissements de santé disposant d’une expertise suffisante et pluridisciplinaire, « les centres de références des maladies rares du développement génital ». Mais si l’abstention thérapeutique est désormais une option expressément visée, les traitements sans bénéfice thérapeutique direct ne sont pas interdits. Or, si certains traitements ne font pas débat car visant à éviter des complications susceptibles d’engager le pronostic vital de l’enfant, d’autres actes médicaux, notamment les chirurgies effectuées sur des enfants en bas âge et visant à « corriger » l’apparence des organes génitaux sont plus controversés. Ils sont effet susceptibles d’avoir des conséquences irréversibles et dramatiques aussi bien physiques que psychologiques.

Certains pays ont réalisé récemment de véritables réformes afin de permettre que le sexe de l’enfant puisse être indiqué comme indéterminé et éviter ce type de chirurgie. C’est le cas de l’Australie, des Pays-Bas, de Malte ou bien encore de l’Allemagne.

Pourtant, la loi de bioéthique ne fait qu’aménager un report de trois mois maximum de la mention du sexe à l’état civil « en cas d’impossibilité médicalement constatée de déterminer le sexe de l’enfant au jour de l’établissement de l’acte de naissance » au sein de l’article 57 du code civil. Ce report permet simplement d’effectuer un choix relatif au sexe de l’enfant fondé sur un diagnostic éclairé, tenant compte du profil hormonal, des organes génitaux internes et externes du nouveau-né. C’est en effet « le sexe médicalement constaté » qui a ensuite vocation à être inscrit, ce qui peut étonner à l’heure de la reconnaissance de l’identité de genre.

L’encadrement de ces enfants apparaît donc insuffisant au regard de la protection de leurs droits fondamentaux.

 

Propos recueillis par Orianne Merger, Rédactrice en chef du Dictionnaire Permanent Santé, Bioéthique, Biotechnologies, Editions législatives

Margo Bernelin, Sonia Desmoulin, Sophie Paricard et Daniel Vigneau

Margo Bernelin est chargée de recherche CNRS, Université de Nantes, Droit et changement social
Sonia Desmoulin est chargée de recherche CNRS, Université de Nantes, Droit et changement social, associée à l’UMR Institut des Sciences juridique et philosophique de la Sorbonne
Sophie Paricard est professeure de droit privé à l’Université Toulouse 1 - Capitole
Daniel Vigneau est agrégé des facultés de droit, professeur à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour