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Interview

« Nous sommes en capacité de travailler à armes égales avec les autorités judiciaires anglo-saxonnes »

La dernière convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) du parquet national financier a été inédite. D’abord par son montant, Airbus a versé près de 3,6 milliards d’euros pour mettre fin à des procédures concernant des faits de corruption internationale. Ensuite parce que la procédure a été menée simultanément dans trois pays : France, Royaume-Uni et États-Unis.

Jean-François Bohnert, nouveau procureur national financier, est revenu pour Dalloz actualité sur cette coopération inédite, qui a mis en œuvre la loi de blocage. Il revient sur la réussite de la CJIP, trois ans après sa création, alors que certains juristes demandent l’importation d’un autre mécanisme du droit anglo-saxon : le legal privilege.

le 18 mars 2020

La rédaction : Plusieurs rapports parlementaires (Gauvain 2019, Berger/Lellouche 2016) avaient insisté sur la faible efficacité de la loi de blocage de 1968, parfois comparée à un tigre de papier. Dans le passé, cette loi a souvent été écartée par les juridictions américaines. Qu’est-ce qui a convaincu les autorités américaines de l’accepter dans l’affaire Airbus ?

Jean-François Bohnert : L’objectif premier visait à engager à l’encontre du groupe Airbus une procédure judiciaire de nature à solder ses comptes avec le passé sur le terrain du droit pénal, aussi bien en France qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni, en trouvant une issue satisfaisante. Satisfaisante d’abord pour les autorités judiciaires : c’est nous qui étions en première ligne et qui avons proposé à Airbus la CJIP. Satisfaisante ensuite pour l’entreprise en lui permettant, au prix d’une amende substantielle, de « tourner la page » au regard de son passé pour pouvoir ensuite envisager plus sereinement l’avenir.

La loi de blocage n’était pas un objectif en soi mais une préoccupation que nous avions intégrée dans notre travail d’enquête, afin de préserver les intérêts stratégiques et économiques d’Airbus. Nous voulions tirer au clair des faits relevant de qualifications pénales, mais savions que la tentation pourrait être grande, pour des autorités étrangères, de recueillir éventuellement des informations stratégiques.

Ce souci, permanent pour l’équipe du parquet national financier (PNF), s’est traduit par de très nombreuses précautions. La loi de blocage a été intégrée dans le processus judiciaire, à la fois pendant la phase d’enquête et dans le cadre du programme de conformité de trois ans qui a été imposé à Airbus et confié à l’Agence française anticorruption (AFA). Ce processus a été parfaitement accepté par les autorités anglo-saxonnes.

La rédaction : Quelles autres précautions ont été prises ?

Jean-François Bohnert : Des précautions d’ordre technique. Quand nous recevions des enquêteurs étrangers, nous leur demandions, par exemple, de déposer leurs téléphones et matériels d’enregistrement. Ce sont des précautions élémentaires, qui nous sont aussi appliquées lorsque nous nous déplaçons pour enquêter à l’étranger et qui ont été acceptées sans difficulté.

La rédaction : Y a-t-il eu des difficultés d’acception de la loi de blocage par les autorités américaines ?

Jean-François Bohnert : Ce n’est pas quelque chose qui apparaissait dans nos travaux.

La rédaction : Comment s’est passée la coopération avec les autorités américaines et anglaises sur cette enquête ?

Jean-François Bohnert : Très bien, dans un esprit constructif et en suivant certains principes rapidement acceptés par les deux autres autorités judiciaires, à savoir : les autorités judiciaires françaises conserveraient le leadership de l’enquête, auraient un poids prédominant dans le montant de l’amende finale et le programme de conformité serait confié à la seule AFA.

Cette répartition des rôles est aussi le résultat de la cartographie des faits reprochés à Airbus. Le centre de gravité était incontestablement du côté français. Les deux autres autorités n’ont jamais remis en cause cette répartition. C’était une coopération très fair-play.

La rédaction : Pourquoi certaines autorités européennes, comme les autorités allemandes, qui auraient pu être concernées, n’ont pas pris part à l’enquête ?

Jean-François Bohnert : La CJIP et la deferred prosecution agreement (DPA) sont des outils qui ne sont pas aussi répandus que l’on croit. Par exemple, l’Allemagne n’a pas d’équivalent dans son droit, même si elle a d’autres dispositifs d’ordre administratif à l’égard des personnes morales. Ceci s’explique, notamment, par l’absence d’incrimination de la responsabilité pénale de la personne morale en droit allemand.

La rédaction : Sur la loi de blocage, pensez-vous que le gouvernement et le Parlement devraient poursuivre leurs travaux pour améliorer la rédaction de la loi, comme cela a été plusieurs fois proposé ?

Jean-François Bohnert : Je n’ai pas compétence pour prendre position. La loi de blocage date de 1968 et une actualisation paraît souhaitable. Mais il revient au législateur d’apprécier l’opportunité et les modalités d’une éventuelle réforme.

La rédaction : Sur la CJIP Airbus, certains commentateurs ont regretté une privatisation de l’enquête, par la compagnie. Comment le PNF arrive-t-il aujourd’hui à mener ce type d’enquêtes, très complexes, avec des faits se déroulant dans de très nombreux pays ?

Jean-François Bohnert : Le terme de privatisation n’est pas exact : l’enquête a été conduite par la main publique, par l’autorité judiciaire. Ce n’est pas une enquête privée.

La seule dimension « privée » peut éventuellement être recherchée dans la dimension coopérative de la CJIP. Pour que le parquet propose d’entrer dans une telle démarche judiciaire, encore faut-il qu’en face de lui la personne morale présente, dès le départ, un certain nombre de garanties. En général, cela commence par une attitude proche de l’auto-accusation, où la personne morale prend l’attache du PNF pour signaler des infractions qu’elle aurait commises dans un passé non prescrit. Telle a été la démarche d’Airbus auprès des autorités britanniques, à une époque où la CJIP n’était pas encore opérationnelle en France. Si l’histoire devait être rejouée aujourd’hui, je ne serais pas surpris qu’Airbus vienne s’adresser en premier aux autorités françaises.

Si la personne morale vient vers nous, nous pouvons envisager la démarche de la CJIP. Dans ce cas, doit se mettre en place au sein de l’entreprise un deuxième ressort psychologique. Après être venue nous voir, il faut qu’elle accepte d’ouvrir ses archives et ses dossiers et nous aide à identifier, assez rapidement, les domaines litigieux relatifs à son passé. Elle doit nous confier les documents et données utiles et nous aider à les exploiter.

C’est une tout autre démarche que la procédure offensive que conduit le parquet quand il entreprend une enquête contre une personne, physique ou morale, qui est sur la défensive et n’entend pas collaborer – ce qui est parfaitement son droit. Pour la CJIP, la personne morale doit adopter une démarche coopérative. Il y a donc un mélange entre des moyens d’action publique mis en œuvre par le parquet, avec en face une société qui nous aide à mettre à jour les mécanismes illégaux et fournit les éléments de preuve correspondants. Enfin, dans un troisième temps, il faut que la société accepte le paiement de l’amende telle que calculée et proposée par le PNF, puis le programme de mise en conformité de l’AFA.

Dans le cas d’Airbus, l’enquête n’aura duré au total que trois ans et demi. Si nous étions partis dans une stratégie purement offensive, il y aurait eu des années d’enquête avec un résultat plus aléatoire.

La rédaction : Qu’est ce qui permet de garantir que la coopération a été totale de la part de la société ?

Jean-François Bohnert : Le parquet n’est pas naïf, il ne souhaite pas passer à côté de faits qui n’auraient pas été révélés ou suffisamment éclairés par la personne morale. Il y a des recoupements qui sont faits. Dans une CJIP majeure comme celle d’Airbus, le fait d’avoir trois autorités judiciaires indépendantes est une garantie aussi. Ce que les uns n’auraient pas vu, d’autres auraient pu le signaler. Nous avions toujours le souci de comparer nos informations.

Par ailleurs, nous avons mis en place une forte synergie avec l’utilisation de tous les instruments de la coopération judiciaire. Eurojust nous a aidés avec la création et le financement d’une équipe commune d’enquête franco-britannique et nous avons abondamment sollicité les magistrats de liaison en poste dans les deux pays concernés. L’implication complémentaire de ces acteurs a permis par recoupement de faire fonctionner des mécanismes d’alerte qui auraient immanquablement conduit à nous signaler des faits éventuellement passés inaperçus. Nous sommes sereins sur la façon dont l’enquête a été traitée.

La rédaction : Dans le texte de la CJIP, le PNF a également pris en compte le legal privilege britannique. Ce principe est porté par certains en France, faisant suite au rapport Gauvain. Que pensez-vous de cette réforme ?

Jean-François Bohnert : Je n’ai pas de jugement personnel sur cette réforme. Nous sommes en présence d’un système bien connu du droit anglo-saxon. Il y a aujourd’hui une réflexion qui est en cours chez de nombreux praticiens français, dont je fais partie, qui voient ce système fonctionner à l’étranger.

Il serait prématuré de se prononcer. Nous avons besoin de mener une réflexion approfondie, au PNF, mais plus largement dans la communauté des juristes français, car les enjeux sont nombreux et particulièrement importants. Le legal privilege vient du droit anglo-saxon et il n’est jamais simple d’adapter à notre droit continental un mécanisme provenant d’un autre système juridique. Cela étant, nous avons deux exemples de transpositions réussies avec la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et la CJIP.

Nous allons voir ce qu’il en sera du legal privilege mais, à ce stade, ma réflexion personnelle n’est pas encore aboutie. Pour autant, je reste ouvert et n’oublie pas, par exemple, que la CRPC n’est pas une transposition à l’identique du plea bargaining anglo-saxon. Une implantation réussie doit être bien réfléchie.

La rédaction : Sur la CJIP, moins de quatre ans après la loi Sapin 2, cette disposition, contestée au moment du vote de la loi, a fait preuve de son efficacité, au point que le gouvernement souhaite créer une CJIP environnementale. Jugez-vous perfectible la rédaction issue de la loi Sapin 2 ?

Jean-François Bohnert : Le dispositif de la CJIP est, de mon point de vue, bien conçu et équilibré. La seule difficulté que je vois, pour l’avoir utilisé dans ses deux configurations, est la différence de régime entre la CJIP enquête préliminaire (C. pr. pén., art. 41-1-2) et de la CJIP information judiciaire (C. pr. pén., art. 180-2). Dans le second cas, l’article 180-2 exige de la personne morale qu’elle reconnaisse les faits et accepte la qualification pénale retenue, ce qui n’est pas imposé dans le cadre de l’enquête préliminaire. Cette différenciation de régime est justifiable sur le plan théorique, mais manque de lisibilité dans la pratique. À l’usage, un alignement textuel nous paraîtrait utile et nous l’avons signalé aux services normatifs du ministère.

Pour le surplus, je considère aujourd’hui que le champ d’application de la CJIP est bien proportionné même si d’autres infractions, comme la prise illégale d’intérêts, pourraient aussi l’intégrer. Mais laissons encore un peu de temps au temps pour voir comment les choses pourront utilement évoluer.

Avec Airbus, nous avons vu que nous étions en capacité de travailler « à armes égales » avec d’autres autorités judiciaires, anglo-saxonnes en l’espèce, qui avaient une expérience bien antérieure à la nôtre. Cela montre que la CJIP, telle qu’elle a été conçue, est pleinement opérationnelle, y compris à l’international. L’innovation ici est majeure : je ne vois pas d’autre exemple où des autorités judiciaires de trois pays ont mené à leur terme une enquête pour que, le même jour, trois juges valident simultanément, chacun dans son pays, une CJIP pour l’un et deux DPA pour les autres.

La rédaction : Comment articulez-vous la CJIP et d’éventuelles poursuites individuelles envers les personnes physiques responsables de faits de corruption ?

Jean-François Bohnert : L’articulation se fait sans difficulté. La CJIP solde le pénal pour les personnes morales. Les personnes physiques ne pouvant pas être couvertes par la convention, il faut que la justice passe aussi à leur endroit et elles feront l’objet ; le cas échéant, de poursuites distinctes. Pour Airbus, le volet personne morale est à présent clos, mais reste le sort de certaines personnes physiques pour qui l’enquête est toujours en cours. Mais là, nous sommes dans une autre temporalité, puisqu’il faut établir la responsabilité pénale individuelle de chacun des mis en cause.

 

 

Propos recueillis par Pierre Januel

Jean-François Bohnert

Jean-François Bohnert est un magistrat français, procureur de la République financier depuis le 7 octobre 2019.