Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Interview

Procureur de la République : un « chef d’orchestre » au service de la Justice - Entretien avec Jessica Vonderscher

Notre environnement juridique connaît de profondes mutations, et les professions juridiques et judiciaires sont en pleine transformation. L’automatisation, l’accès facilité à l’information, les outils de communication en ligne et l’intelligence artificielle bouleversent leur quotidien. Percevoir ces changements comme une menace ou une opportunité dépendra de la façon dont les juristes les abordent et s’y adaptent. Pour nous aider à mieux comprendre ces évolutions et leurs implications, sur les professionnels du droit en général, et la profession d’avocat en particulier, Krys Pagani, avocat, co-pilote du Comité stratégique avocats Lefebvre Dalloz et co-créateur du Cercle K2, nous propose une série de grands entretiens avec des universitaires, avocats, magistrats, notaires, administrateurs et mandataires judiciaires, commissaires de justice, experts comptables, etc., qui ont démontré au cours de leur carrière professionnelle une forte capacité d’anticipation et d’adaptation pour naviguer avec succès dans des univers complexes et incertains.

le 25 janvier 2024

Cette série d’entretiens est réalisée en partenariat avec le Comité stratégique avocats Lefebvre Dalloz

 

Krys Pagani : Au-delà des représentations médiatique, littéraire, cinématographique ou populaire, quel portrait fidèle pourrait être dressé du procureur de la République ?

Jessica Vonderscher : Être procureur au XXIe siècle, c’est avant tout exercer un métier passionnant au cœur de la Cité. C’est être tout à la fois un parquetier juridiquement rigoureux, un manager bienveillant, un communiquant pédagogue mais aussi le chef d’orchestre d’une politique pénale efficace. En intervenant du début de l’enquête à l’exécution de la peine, le procureur de la République est en quelque sorte l’alpha et l’oméga de la procédure pénale : qu’il s’agisse de contrôler la régularité de l’enquête et des mesures privatives de liberté, de décider de l’orientation pénale, de requérir à l’audience ou d’assurer la mise à exécution de la peine prononcée par le tribunal. En sus de nos attributions pénales, nous intervenons aussi régulièrement en matière civile et commerciale.

Il est régulièrement nécessaire de rappeler que les procureurs sont des magistrats et qu’à ce titre, ils font pleinement partis de l’autorité judiciaire et sont donc garants des libertés individuelles, comme le prévoit la Constitution. Il est certain qu’une réforme constitutionnelle reconnaissant notre indépendance statutaire permettrait de clarifier cela. Je rappelle aussi souvent que le code de procédure pénale prévoit que nous enquêtons aussi bien à charge qu’à décharge, comme le juge d’instruction.

Notre rôle est aussi de plus en plus important dans la prévention de la délinquance à travers les nombreux partenariats que nous tissons avec nos partenaires institutionnels et associatifs locaux. Nous devons animer des politiques pénales en tenant compte des particularismes locaux pour décliner la politique pénale nationale du gouvernement. Le procureur du XXIe siècle coordonne la lutte contre la délinquance en travaillant de concert avec les forces de sécurité intérieure, le préfet, les élus locaux et nationaux, les médecins et psychologues, et l’ensemble des associations au soutien des victimes, de la prévention de la délinquance et de l’insertion des personnes condamnées.

Une autre de nos missions se développe toujours davantage : la communication. Le code de procédure pénale prévoit que seul le procureur est amené à communiquer sur une affaire en cours. Mais cette nouvelle casquette va sans doute bien plus loin encore. Communiquer c’est aussi mieux faire connaître l’institution judiciaire, celles et ceux qui y œuvrent chaque jour sans relâche, le contenu de nos politiques pénales et nos réussites collectives. Parce que notre quotidien n’est pas qu’une série de faits divers mais aussi la construction de formidables projets, qu’il s’agisse pour Belfort de la mise en place d’un groupe de parole pour les victimes de violences intrafamiliales financé par la contribution citoyenne, de l’ouverture d’un nouveau stage alternatif aux poursuites, de la création d’un parcours de travail d’intérêt général (TIG), etc.

Chaque jour est une nouvelle chance d’innover au service d’une justice pénale efficace et humaniste.

Krys Pagani : La multiplicité des missions que vous décrivez et la diversité des acteurs avec lesquels vous échangez au quotidien impliquent nécessairement des défis organisationnels au sein de votre juridiction et des choix stratégiques en matière de politique pénale. Comment les abordez-vous ?

Jessica Vonderscher : Nos défis organisationnels et stratégiques peuvent se décliner au niveau national et au niveau local. Nous allons tous être confrontés ces prochaines années à deux problématiques organisationnelles majeures. La question de l’intégration des nouveaux personnels en cours de recrutement va nous imposer de repenser nos organigrammes qui étaient jusqu’à présent conçu classiquement sur le triptyque magistrat-directeur des services de greffe judiciaire-greffiers. Je pense que ce modèle doit être questionné et ne répond plus à la composition actuelle des parquets qui ont été renforcés par de nombreux autres collaborateurs : assistants de justice, chargés de mission violences intrafamiliales, juristes assistants, assistants spécialisés, assistants de justice, délégués du procureur… Avec ce renforcement des équipes, le magistrat ne doit plus seulement être un juriste aguerri mais avoir de véritables qualités managériales. L’autre défi que nous connaitrons tous concerne la digitalisation de nos services. Sur ce point nous sommes encore très en retard. Il faut sans doute repenser la stratégie nationale pour nous assurer que tous les personnels disposent d’un socle de formation commun indispensable pour aller plus loin et plus vite vers une Justice « zéro papier ». Nos défis stratégiques sont encore plus diversifiés. Les modalités de la délinquance évoluent toujours plus vite que celles de la répression. Sur ce point aussi une réflexion pourrait être menée afin que nous ayons un jour un temps d’avance et non l’impression permanente d’avoir été devancés. Prenons l’exemple de la lutte contre les trafics de stupéfiants. À l’exception de quelques procédures traitées par les Juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), chaque procureur conserve sa compétence sur son seul ressort. Mais cette délinquance est depuis un moment détaché d’un territoire départemental ou infra-départemental. Rien que pour l’année 2023, nous avons observé sur la région Franche-Comté, un homicide sur le ressort du tribunal de Montbéliard (25) d’une personne résidant sur le Territoire de Belfort (90), un enlèvement suivi de mort sur mon département d’une personne originaire de Vesoul (70), des plantations de cannabis sur le département de Haute-Saône (70) dirigées par des personnes venant de Besançon (25) sans compter les mineurs qui sont envoyés sur des points de deal à plus d’une heure de route. Sans bouleverser l’architecture juridictionnelle, nous avons sans doute besoin de penser une action plus collective y compris au niveau des parquets limitrophes comme cela se fait déjà par exemple avec la création des pôles régionaux en matière d’environnement.

Plus particulièrement sur mon ressort, ma priorité organisationnelle consiste à construire une véritable équipe au sein du parquet en assurant la cohésion et la compétence de tous. Un de mes combats quotidiens est de veiller à ce que chacun dispose des outils indispensables pour exercer ses missions dans les meilleures conditions possibles, qu’il s’agisse des greffiers et fonctionnaires, des magistrats et des délégués du procureur. Notre juridiction s’est également lancée dans un projet de restructuration des espaces de travail pour accueillir les recrutements annoncés et nous adapter aux nouveaux modes de travail induits par la digitalisation. Je parle de digitalisation car ce sujet va au-delà d’une simple numérisation des procédures. Pour aller vers une Justice « zéro papier », nous devons veiller à la formation de tous sur tous les outils, au déploiement des applicatifs nécessaires, et à l’impact sur les conditions de travail de chacun de ces nouvelles modalités de travail : la numérisation des procédures impacte nécessairement les relations entre les magistrats et le greffe, entre le tribunal et le barreau, et avec nos partenaires. La digitalisation entraîne également une accélération temporelle massive de notre travail. Nous devons ainsi trouver de nouveaux équilibres pour nous adapter à l’intensification du travail quotidien consécutive à cette accélération temporelle et au fait que bon nombre de nos tâches actuelles seront à brèves échéances dématérialisées : peut-on encore travailler cinq jours par semaine avec un tel rythme (voire 7 jours pour ceux qui sont de permanence) ? Comment utiliser le temps retrouvé grâce à la numérisation ?

J’ai également des priorités stratégiques en déterminant une politique pénale locale réaliste et réalisable qui tient compte des spécificités locales de la délinquance, des enjeux sociaux et économiques du territoire et surtout des moyens humains pouvant être mobilisés tant au sein des juridictions que des forces de l’ordre ou de nos partenaires. Mes priorités de politique pénale concernent sans surprise plus particulièrement 5 domaines : la lutte contre les violences intrafamiliales que ce soit à l’encontre des enfants ou d’un conjoint, les infractions à la législation sur les stupéfiants, la délinquance économique et financière, les atteintes à l’environnement et encore et toujours les infractions au code de la route. Nous tentons d’établir une véritable stratégie de prévention et de répression afin de faire baisser durablement la délinquance. Cela passe aussi par le développement de nouveaux modes de répression ou d’un choix de peine autre que l’emprisonnement.

Krys Pagani : Quelle serait donc la bonne stratégie pour maintenir un équilibre entre les exigences de management, l’humain au cœur du système et les impératifs de la digitalisation ? Sans parler des progrès de l’intelligence artificielle.

Jessica Vonderscher : Disons que l’intelligence artificielle n’est pas exactement un sujet de préoccupation quotidienne au sein de ma juridiction… Nous sommes encore bien trop occupés à nous débattre avec des logiciels pour la plupart obsolètes.

Nous aurons de nombreux défis à relever pour digitaliser l’ensemble des équipes du ministère de la Justice : fédérer autour de la nécessité du développement du numérique, former l’ensemble des personnels, rattraper le déficit actuel tout en se préparant aux outils de demain, interroger les conditions de déploiement de nouvelles technologies, telle que l’intelligence artificielle, maintenir la qualité de vie au travail ainsi que la cohésion, etc.

Je partage depuis longtemps la conviction que nous disposons de multiples atouts pour faire de la justice française un modèle en termes d’innovation digitale… d’ici quelques années… tout en conservant une justice humaniste et efficace au soutien de ses collaborateurs et des justiciables.

Pour revenir à la question initiale, les possibilités offertes par les nouvelles technologies, et notamment l’intelligence artificielle, doivent être questionnées collectivement : comment voulons-nous, magistrats, greffiers, avocats, rendre la Justice dans dix, quinze, vingt ans ?

D’autres pays sont en train de développer des nouvelles technologies qui permettraient de tenir des procès entièrement à distance. En voyant récemment une démonstration d’un procès totalement virtuel à l’étranger avec des avatars pour chaque acteur et partie, je me suis dit qu’il y avait urgence à imaginer pour la France une autre Justice de demain. Non pas une justice du tout numérique mais bien une justice dans laquelle les outils technologiques sont mis à notre service afin de nous permettre de retrouver du temps. Du temps pour analyser avec minutie nos procédures, du temps pour échanger avec nos enquêteurs, du temps pour penser une politique pénale efficace, du temps pour écouter les prévenus et les victimes, du temps pour apaiser et réconcilier.

Actuellement, les principales utilisations des outils numériques concernent l’enregistrement des procédures et le suivi statistique de notre activité. Nous souffrons d’un retard considérable entre les possibilités qui pourraient être offertes par les technologies actuelles et les outils mis à notre disposition. Leur vétusté entraîne désormais une réelle dégradation de nos conditions de travail en raison des pannes récurrentes et de la quantité astronomique de reprises de données qui constituent chaque jour des tâches chronophages pour nos greffes et même plus largement pour tous les acteurs de la chaîne pénale.

Je reste convaincue que logiciels et algorithmes ne remplaceront jamais magistrats et avocats, mais ils peuvent indéniablement améliorer notre efficacité et nos conditions de travail si tant est que la technologie mise en œuvre soit de qualité ainsi que l’accompagnement lors de son déploiement.

Krys Pagani : Vous abordez la question délicate de la gestion des données au sein de l’institution judiciaire. Comment voyez-vous son évolution au regard de l’impératif éminent de protection des libertés individuelles ?

Jessica Vonderscher : Cassiopée, Parcours, Genesis, Pharos, REDEX, FINIADA, FIJAIS, TAJ, PPN, etc. Nos bases de données sont multiples mais pas toujours à jour. Les interfaces sont toutes très disparates accroissant la fatigue numérique de tous.

Le choix de la multiplication des bases de données peut se comprendre par un souhait de protection accrue des libertés individuelles. Le résultat est peut-être moins évident. Peu de citoyens savent en effet que leur nom figure dans tel ou tel fichier géré par le ministère de la Justice ou le ministère de l’Intérieur. Bien souvent, ils ne le découvrent qu’au détour d’une demande administrative sans lien avec une quelconque infraction.

Une de nos principales difficultés au quotidien ? L’absence d’interconnexion entre les différents logiciels ! Cela entraîne d’innombrables reprises de données fastidieuses par l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale avec un risque d’erreur accru et une perte de temps colossale. Dans un rapport de 2018, la Cour des comptes avait déjà donné l’alerte en insistant sur l’insuffisance des outils d’analyse et de suivi, et le manque de fiabilité des données disponibles au sein des services judiciaires.

L’efficacité du partage de l’information est pourtant indispensable pour garantir que tous les éléments d’une situation sont bien pris en compte.

Le pilotage de la data au sein de la justice doit nécessairement être questionné et amélioré. Cela va d’ailleurs de pair avec la disparition programmée du papier : la numérisation efficiente de nos procédures ne peut se faire qu’avec une gestion de la donnée optimale pour gagner en efficacité et en sécurité juridique tout en garantissant les libertés individuelles.

Plusieurs pistes peuvent être étudiées, comme la mise en place d’un véritable service de la data au sein du ministère de la Justice. Actuellement, tant la conception des logiciels collectant nos données que le traitement et l’analyse de celles-ci sont réalisées par différents services au sein de chaque direction du ministère. Un seul et unique acteur interne au lieu de cet éparpillement aurait pour avantage premier que l’ensemble des services, d’un bout à l’autre de la chaîne pénale, disposeraient des mêmes données et de statistiques cohérents.

Au-delà de la mise en place de ce service unique de la data, la question se pose de façon similaire au niveau déconcentré. Être magistrat ou directeur d’un établissement pénitentiaire n’est quasiment jamais synonyme de compétences en statistiques. Si nous voulons avoir une donnée fiable et un traitement utile de celle-ci, nous ne pouvons plus faire l’économie de la mise en place de statisticiens a minima au niveau régional.

En conclusion, je dirai que la gestion de la data n’est pas tant une finalité en soi qu’un levier pour améliorer la qualité du service public de la Justice et asseoir avec davantage de sérénité l’autorité judiciaire dans ses missions régaliennes.

Krys Pagani : La transition vers une Justice « zéro papier » est ambitieuse. Quelles actions peut-on envisager pour la mener à bien ?

Jessica Vonderscher : Si la question de la gestion des données est centrale, les défis à relever pour aboutir à une Justice « zéro papier » sont nombreux et se déclinent en trois axes principaux.

Le premier concerne la qualité des équipements numériques déployés dans les juridictions. La crise sanitaire des années 2020-2022 a permis des avancées importantes. Le recrutement au sein de chaque juridiction d’un technicien informatique de proximité est désormais effectif dans la plupart des juridictions. Cela devrait permettre de traiter plus rapidement les problèmes techniques. Des matériels plus performants seront quand même nécessaires dans les prochaines années et, en tout premier lieu, des outils permettant un véritable travail collaboratif.

Le deuxième axe concerne la conceptualisation des applicatifs utilisés dans les juridictions. Afin de garantir l’efficacité de nos missions, il est primordial que ces outils soient pensés et construits d’après les besoins de leurs utilisateurs, ce qui n’était pas le cas jusqu’à il y a peu.

Le troisième axe n’est pas des moindres et concerne la formation des utilisateurs. À mon sens, si nous voulons être collectivement plus efficace, une formation renforcée aux outils numérique doit être rendue obligatoire et dispensée au plus près des utilisateurs, à savoir dans les tribunaux. Ce n’est qu’à ce prix-là que nos métiers resteront attractifs pour les jeunes générations, celles qui ne sont pas encore sur le marché du travail mais qui maîtrisent comme nulle autre l’outil informatique.

Krys Pagani : Au-delà de vos priorités organisationnelles, vous avez d’un point de vue stratégique la charge de définir une politique pénale. Vous avez appelé de vos vœux, à plusieurs reprises, la mise en œuvre d’une « justice résolutive » qui placerait notamment au centre le travail d’intérêt général. Pouvez-vous revenir sur la différence entre une « justice résolutive » et une « justice rétributive » ?

Jessica Vonderscher : La justice pénale que nous connaissons est fondée depuis des décennies sur la notion de justice rétributive : elle se focalise sur la faute commise et la sanction à exécuter. La justice résolutive, quasi inconnue en France, est une justice qui se concentre sur la cause de l’infraction. La justice des mineurs la connaît bien : lorsqu’un enfant vole un vélo, il faut s’intéresser à l’enfant et non au vélo. Pourquoi en serait-il autrement dès lors que l’on a dix-huit ans ? La justice résolutive est celle qui, au lieu de se contenter de sanctionner, se demande d’abord pourquoi. Pourquoi conduit-on sans avoir jamais passer le permis ? Pourquoi en vient-on à frapper son conjoint ou son enfant ? Pourquoi ne respecte-t-on pas le code de l’environnement ? Pourquoi deale-t-on au pied de son immeuble ? En définissant le « pourquoi », nous pouvons agir avec plus d’efficacité sur la cause de la délinquance. En identifiant le pourquoi, nous pouvons prononcer une sanction utile à la personne condamnée mais aussi et surtout à la société, qu’il s’agisse d’une peine de travail d’intérêt général ou d’une peine de probation.

Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire dans un autre article, passer de la justice rétributive à la justice résolutive c’est un peu une révolution copernicienne. Cette révolution est pourtant devenue vitale car elle seule est en mesure de replacer l’humain au centre de l’action pénale pour agir avec bienveillance mais sans complaisance afin de favoriser non pas la défiance mais la confiance.

Krys Pagani : Vous êtes membre fondateur du collectif Walden, que l’on pourrait présenter comme un incubateur d’idées novatrices sur les questions de justice et de société. Pourriez-vous nous préciser ce qui a présidé à la création de ce collectif et les travaux qui y sont menés ?

Jessica Vonderscher : Ce collectif est une association créée à l’origine avec des avocats, des magistrats et des personnels de l’administration pénitentiaire. Notre constat était le même : nous pouvions mieux faire à condition de travailler tous ensemble. Mon propre constat était aussi celui d’une méconnaissance du travail réel des uns et des autres et du manque de synergie entre les acteurs publics et privés.

L’idée était de faire le pari de l’intelligence collective, de décloisonner pour imaginer des solutions innovantes pour une justice plus humaniste. Nous réunissons aujourd’hui des professionnels de la justice, juristes ou non, des entrepreneurs et des citoyens intéressés par les questions de Justice.

Nos premiers travaux ont porté sur la réinsertion professionnelle des personnes détenues et nous ont conduit en Suisse, en Allemagne et au Danemark. Ce groupe de travail a rédigé un ouvrage destiné à un public très large #Prisons qui regroupe à la fois nos témoignages, des infographies et des propositions de réformes dont certaines ont déjà vu le jour. Ce livre avait un double objectif : lutter contre des idées reçues sur la prison et mettre en valeur le travail des professionnels qui œuvrent en détention. À la suite de cette expérience particulièrement enrichissante, deux membres du collectif ont d’ailleurs eu l’occasion de travailler au niveau national pour le ministère à la conceptualisation de nouvelles prisons qui verront le jour dans quelques années.

Nous avons ensuite récidivé avec un second groupe de travail sur l’accompagnement de l’entrepreneur en difficulté qui nous a conduit en Finlande. Nous sommes revenus de ce pays avec une autre conviction : nous ne savons pas assez bien mettre en valeur tous les atouts de notre droit, notamment en matière de procédures collectives !

Notre prochain thème de travail pour 2024 : la Justice « zéro papier » avec un détour par les pays baltes très prochainement.

Krys Pagani : Vous avez beaucoup travaillé sur les questions relatives aux alternatives à l’incarcération. Comment le travail d’intérêt général et d’autres mesures similaires peuvent-ils contribuer à une gestion plus humaine de la délinquance tout en favorisant la réinsertion sociale ?

Jessica Vonderscher : Le législateur n’a cessé d’enrichir la palette des alternatives à l’incarcération ou les modalités d’aménagement des peines d’emprisonnement depuis près de quarante ans : jours-amende, stages, placement extérieur, détention à domicile sous surveillance électronique, travail d’intérêt général. C’est cette dernière peine qui retient toute mon attention depuis plusieurs années. J’ai œuvré pendant trois années à son développement au plan national en tant que cheffe du service TIG de Agence du travail d’intérêt général et de l’insertion professionnelle.

Quarante ans après sa création, le travail d’intérêt général fait toujours l’objet d’un certain consensus et, pourtant, cette mesure peine à être prononcée massivement.

Grâce à un travail collectif de l’ensemble de la juridiction et à un solide réseau de structures d’accueil, 20 % des peines correctionnelles prononcées par le Tribunal judiciaire de Belfort sont désormais des peines de TIG. Un tel résultat a été atteint en moins de dix-huit mois. Je reste intimement convaincue qu’il est possible ailleurs.

Pour cela, il faut absolument sortir de l’équation « sanction = prison ». La prison donne à la société l’illusion d’être en sécurité. Mais dans l’état actuel de surpopulation carcérale de nos établissements pénitentiaires, ce n’est qu’une illusion de courte durée, pendant le seul temps de l’enfermement. Au quotidien, nous sommes confrontés à une sorte d’injonction contradictoire. Nous ne pouvons pas à la fois construire de nouvelles places de prison (et attendre que les tribunaux prononcent en toute logique davantage de peines de prison) tout en demandant aux magistrats de prononcer davantage de peines de travail d’intérêt général. En effet, dès lors que le nombre de procès-verbaux transmis aux parquets n’augmentent plus depuis plus de dix ans, il n’est pas possible d’incarcérer davantage tout en prononçant dans le même temps davantage de peines de TIG. Poursuivre l’un et l’autre de ces objectifs est mathématiquement impossible. Il nous faut donc choisir : incarcérer davantage ou prononcer davantage de peine de TIG.

Une chose est certaine, le TIG répond parfaitement aux fonctions de la peine posées par le législateur. Il est toujours bon de rappeler que l’article 130-1 du code pénal dispose que la peine a pour fonction certes de sanctionner l’auteur mais, surtout, et peut-être avant tout, de favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion pour assurer la protection de la société, prévenir la commission de nouvelles infractions et restaurer l’équilibre social.

Krys Pagani : Quelles sont, selon vous, les principales difficultés liées à la réinsertion des détenus en France ?

Jessica Vonderscher : Il faut impérativement moins incarcérer pour mieux incarcérer. Avec plus de 75 000 personnes détenues en France, il est là aussi complètement illusoire de penser que le personnel pénitentiaire peut effectuer correctement son travail. Lorsque les matelas au sol font leur retour, que l’on entasse régulièrement trois personnes dans une cellule de 9 m², nous sommes tous collectivement responsables d’un échec qui se traduit notamment par un taux de récidive à 60 % dans les cinq ans de la sortie de détention.

Si ce chiffre n’est toujours pas suffisant pour convaincre les plus fervent défenseurs de l’emprisonnement massif, j’ajouterai que celui-ci coûte au contribuable français plus de 3 milliards d’euros par an. Et si nous investissions ne serait-ce qu’un seul de ces trois milliards dans la probation et la réinsertion ? Et si nous financions, au lieu de la garde derrière les barreaux, de véritables programmes de désintoxication et/ou de soins psychologiques avec ce milliard ? Et si nous faisions collectivement le pari de la probation en donnant de véritables moyens humains et matériels aux services pénitentiaires d’insertion et de probation ? N’aurions-nous pas davantage de chance de faire baisser ce taux de récidive ?

D’autres pays ont déjà fait ce pari avec succès, le Danemark et la Finlande par exemple où les taux de récidive baissent de moitié par rapport aux nôtres et où la peine de TIG correspond jusqu’à 30 % des peines correctionnelles.

Krys Pagani : L’annonce par le garde des Sceaux de la création de 15 000 nouvelles places de prison d’ici 2027 suscite des interrogations. Quelle influence cette expansion pourrait-elle avoir sur la population carcérale et le taux de récidive ?

Jessica Vonderscher : De nombreux établissements pénitentiaires doivent être rénovés pour accueillir avec dignité les personnes condamnées et permettre aux personnels de l’administration pénitentiaire de travailler dans de meilleures conditions.

Une chose est certaine : la construction régulière de nouvelles places de prison n’a jamais entraîné la baisse du nombre de personnes incarcérées ni la baisse du taux de récidive, comme le démontre l’augmentation systémique du nombre de personnes détenues au cours des trente dernières années.

Je crains qu’en annonçant la création de places supplémentaires, la conséquence directe soit surtout l’augmentation du nombre de personnes incarcérées.

Krys Pagani : La loi du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 contient plusieurs mesures de simplification de la procédure pénale et de la justice commerciale. Qu’en pensez-vous ?

Jessica Vonderscher : La simplification de la procédure pénale est une nécessité vitale. La démultiplication des textes entraîne une insécurité juridique permanente et une forme d’épuisement collectif à force de devoir absorber sans cesse de nouveaux textes, nouvelles circulaires, dépêches, notes diverses, etc. À mon sens, avant toute simplification, nous aurions déjà besoin d’une période d’abstinence législative et réglementaire suffisamment longue pour absorber les réformes des dernières années. Il n’est pas inutile de rappeler que ce sont 230 lois touchant à la matière pénale qui ont été votées sur la législature 2017-2022.

Simplifier tout en continuant de publier tous les trois jours un nouveau texte n’aurait pas de sens.

Je crains aussi que cette simplification ne soit pas suffisante pour diviser par deux le délai des procédures pénales. Nous souffrons aussi d’un déficit d’enquêteurs. Cela est particulièrement criant en matière économique et financière. De telles enquêtes sont très complexes et nécessitent un nombre important d’enquêteurs spécifiquement formés dont nous ne disposons pas à ce jour. La question des experts est aussi cruciale, notamment en termes de psychiatres et psychologues.

Nous avons donc besoin d’un choc de simplification mais aussi de recrutements massifs d’enquêteurs et d’experts.

Krys Pagani : Vous l’avez rappelé, le procureur de la République intervient aussi régulièrement en matière civile, sociale et commerciale. Quel rôle exerce-t-il dans ces matières ?

Jessica Vonderscher : Le procureur a en effet un rôle majeur en matière civile et commerciale qui est plus méconnu. En matière civile, nous intervenons tant en ce qui concerne les difficultés relatives aux actes d’état civil, les changements de prénoms, de noms ou de sexe ainsi que pour toutes les questions dépendant de la chambre de la famille ou du juge du contentieux de la protection. Nous pouvons alors être partie intervenante ou partie principale. Un effort de pédagogie important doit être fait auprès des officiers de l’état civil qui sont des fonctionnaires territoriaux dans chaque mairie. Le contentieux civil est très technique et, dans un parquet comme le mien, chaque question qui nous est posée est unique et nécessite parfois de nombreuses recherches juridiques.

En matière commerciale, le procureur est présent aux audiences de procédures collectives. Cela nous permet d’avoir une vision assez fine de la situation économique de notre ressort. Nous avons la particularité à Belfort de siéger dans un tribunal de commerce bi-départemental dont la compétence s’étend également à une partie du département voisin. Au cours de l’année 2023, le nombre de procédures collectives ouvertes a quasiment doublé et plus de la moitié des ouvertures se font au profit d’une liquidation judiciaire simplifiée. Cela signifie que la situation se dégrade sensiblement même si nous n’avons pas encore vu arriver le « mur des faillites » promis après la crise sanitaire par certains observateurs. Nous avons la possibilité de solliciter des sanctions commerciales comme le prononcé d’une faillite civile ou d’une interdiction de gérer. Cette dernière possibilité va être prochainement largement utilisée par mon parquet à l’encontre des dirigeants qui ne se présentent pas devant le tribunal et ne transmettent aucun élément au liquidateur judiciaire. Le droit français des procédures collectives a été conçu comme une protection pour les entrepreneurs défaillants. Le corollaire est l’obligation pour le dirigeant de coopérer avec les organes de la procédure. À défaut, il est important que les sanctions prévues par le code de commerce puissent être mises en œuvre ou que des enquêtes pénales puissent être ouvertes lorsque nous découvrons des faits plus graves, de l’abus de bien social ou du travail dissimulé par exemple.

Krys Pagani : Le procureur de la République n’est-il pas le grand absent des audiences en matière sociale ?

Jessica Vonderscher : Le parquet demeure effectivement et de façon assez paradoxale le grand absent dans les audiences du conseil de prud’hommes. À l’instar de son rôle devant les tribunaux de commerce, la présence du procureur de la République devant le conseil des prud’hommes lui permettrait d’assurer avec plus d’efficience son rôle de prévention sans être cantonné à son rôle répressif. En se basant sur le modèle des audiences de procédures collectives, il serait tout à fait possible d’imposer la présence du parquet aux audiences de jugement du conseil des prud’hommes.

Une telle réforme permettrait d’associer à la procédure un acteur impartial bénéficiant, le cas échéant, d’une vision globale de la situation judiciaire de l’employeur (ou du salarié d’ailleurs).

Cette présence du parquet aurait plusieurs avantages : une cohérence judiciaire accrue, un apaisement des litiges, un repérage précoce des infractions pénales ou des difficultés économiques pouvant conduire à l’ouverture d’une procédure collective.

Prévoir la présence du parquet devant les juridictions sociales, c’est ainsi garantir au mieux l’ordre public économique et social tout en assurant la préservation du tissu économique et de l’emploi.

Une telle proposition a d’ailleurs été retenue dans le Rapport final des états généraux de la Justice. Elle existe déjà dans d’autres pays comme en Belgique où le procureur est présent tant pour des litiges relevant de la chambre sociale du tribunal judiciaire (droit de la sécurité sociale) que de notre conseil des prud’hommes.

Cela nécessiterait bien sûr d’autres ajustements et, tout d’abord, une augmentation du nombre de parquetiers pour leur permettre d’exercer pleinement toutes leurs attributions, civiles, sociales et commerciales.

Krys Pagani : Comme vous l’avez souligné au début de cet entretien, le procureur de la République exerce son office « au coeur de la Cité ». Il doit communiquer au-delà du tribunal, à destination de la population en général et des élus locaux en particulier. Ces enjeux de communication sont devenus aujourd’hui essentiels. Comment doivent-ils selon vous être abordés ? Le procureur de la République est-il préparé à cet exercice ?

Jessica Vonderscher : Le procureur d’aujourd’hui est nécessairement un communiquant. Nous sommes en effet en contact quasi quotidien avec la presse locale voir nationale à la fois en ce qui concerne les faits commis sur notre territoire mais également pour intervenir de façon plus globale sur nos métiers, nos contraintes et les réformes qui se succèdent.

Beaucoup de procureurs sont également présents sur les réseaux sociaux, LinkedIn et X principalement. Communiquer, c’est surtout faire œuvre de pédagogie pour rétablir certaines vérités : sur une affaire en cours lorsque la rumeur publique est trop différente du contenu de la procédure, sur nos missions qui ne sont pas si bien connues in fine du grand public, sur les difficultés que nous rencontrons au quotidien au terme de déficit de personnels ou d’enquêteurs outre la question de l’empilement des réformes.

Il y a quelques mois, beaucoup de journalistes nationaux ont actualisé leur liste de contacts et nous ont demandé les coordonnées de notre chargé de communication… la question m’a fait sourire car, à l’exception de certains parquets comme celui de Paris, la plupart des procureurs n’ont aucun chargé de communication. En cas de crise majeure, nous pouvons solliciter un organisme extérieur qui fonctionne plutôt bien d’après les retours des collègues ayant eu à l’utiliser. Mais est-ce vraiment suffisant face à la diversification des modes de communication et à la réactivité indispensable en la matière ? Cette question se pose d’autant plus que notre formation est, elle aussi, des plus réduite puisqu’elle n’est en quelque sorte obligatoire qu’à raison de quelques heures dans le cadre de la formation inhérente à la prise de poste de chef de parquet.

Jessica Vonderscher

Procureure de la République, Jessica Vonderscher porte une riche expérience des métiers de la Justice et une ambition pour la réforme du système carcéral. Son parcours l'a conduite à siéger en tant que juge dans diverses villes d'Île-de-France et de la région Grand Est. Elle a dirigé le service TIG de l'ATIGIP, où elle a défendu les travaux d'intérêts généraux comme alternative à l'emprisonnement. A l'initiative du collectif Walden, visant à repenser la Justice en France, elle est par ailleurs co-auteure du livre #Prisons, qui offre une réflexion profonde sur les défis et opportunités du système carcéral français.