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Interview

Qu’est-ce qui influence le prononcé des peines ?

Dans son ouvrage La fabrique des jugements, l’économiste Arnaud Philippe, enseignant-chercheur à l’université de Bristol détaille ses recherches menées à partir du casier judiciaire français et tente de répondre à de nombreuses questions : quels sont les effets des réformes pénales ? Qui est condamné plus sévèrement ? Qu’est-ce qui détermine les peines prononcées par les juges ? Un ouvrage passionnant.

le 4 mars 2022

La rédaction : Vos recherches se font à partir des données du casier judiciaire entre 1997 et 2014. Dans cette période, le législateur n’a cessé de créer de nouveaux délits et d’augmenter les quantums. Quels sont les effets de ces réformes ?

Arnaud Philippe : La base de données des « Natinf » (narture d’infraction) reprend l’ensemble des infractions, avec les différentes circonstances aggravantes. Croiser cette base avec le casier judiciaire permet d’étudier les effets des lois votées. 80 % des nouveaux délits ne sont jamais utilisés par les juges. Et 15 % des nouvelles Natinf ne sont prononcés que moins de vingt fois par an. Parmi les nouvelles infractions les plus utilisées, il y a la conduite sous influence de stupéfiant, qui recouvrait déjà un acte précédemment pénalisé. Autre exception : la conduite sans permis ou sans assurance, qui relevait avant 2004 des simples contraventions.

Augmenter les peines encourues n’a pas plus d’impact. En isolant certains délits, j’ai noté qu’il n’y avait aucun effet sur les peines prononcées. Pour une raison simple : en France les peines encourues sont déjà très supérieures aux peines effectivement prononcées.

La rédaction : Cette différence entre peine encourue et peine prononcée est-elle si importante ?

Arnaud Philippe : Oui. Si pour les crimes, les peines prononcées représentent 45 % de l’encouru, pour les délits l’écart est massif : les peines prononcées ne représentent en moyenne que 8 % de l’encouru, 4 % si on ne prend que la partie ferme. Certains interprètent cela comme un laxisme des juges. Mais si les juges prononçaient 50 % des peines encourues, la France aurait un taux d’incarcération supérieur à celui des États-Unis et le budget de la pénitentiaire serait plus important que celui de l’armée.

Cet écart massif pose plusieurs problèmes : d’abord, en posant des encourus délirants, ce n’est plus le Parlement qui fixe l’échelle des peines, mais le juge qui décide à sa place. De plus, cela laisse à penser à l’opinion que la justice serait laxiste, puisqu’elle voit que les peines sont souvent très en dessous de l’encouru. Enfin, cela renvoie une impression de laxisme au condamné lui-même. Une étude américaine a montré que diminuer l’encouru d’un certain nombre de délits sans changer les peines prononcées aboutissait à une diminution de la récidive.

La rédaction : Mais les citoyens ne réclament-ils pas des peines plus sévères ?

Arnaud Philippe : Si on en croit les sondages, oui. Mais nous avons regardé les effets de l’introduction de jurés en correctionnel suite à la réforme voulue par Nicolas Sarkozy. Dans les ressorts de Dijon et Toulouse où elle fut expérimentée, les peines sont restées parfaitement similaires. Mis en situation réelle, les citoyens ne veulent pas à une sévérité plus forte que les magistrats (v. aussi Dalloz actualité, interview de F. Jobard, 2 sept. 2019, par P. Januel).

La rédaction : Quel a été l’effet de la création des peines plancher sur l’incarcération ? Et de leur suppression ?

Arnaud Philippe : Sur la période que j’ai étudiée, c’est la réforme qui a eu le plus d’effet. Alors que le nombre d’années de prison prononcées pour crime ou délit diminue très légèrement, il y a une très forte hausse du nombre d’années de prison prononcées contre des personnes en récidive légale et une hausse légère due à la correctionnalisation des conduites sans permis et sans assurance.

Pour les personnes en récidive légale, la loi Dati a eu un effet massif, alors que les peines pour les réitérants sont restées inchangées. Les peines ont été allongées de 45 % pour leur part ferme avec une forte augmentation de la part sursis mise à l’épreuve (+ 120 %). Sur le temps long, au fur et à mesure que la contrainte politique s’est relâchée, la part de sursis mise à l’épreuve a diminué. Mais la part ferme, après avoir explosé, elle, n’a pas baissé. Point intéressant : sur la période étudiée, la suppression des peines plancher en 2014 n’a eu aucun effet sur les peines prononcées.

La rédaction : Les peines plancher ont-elles fait diminuer la récidive ?

Arnaud Philippe : Cette réforme se voulait dissuasive. Mais, alors, le nombre de récidivistes condamnés aurait dû diminuer. Or l’effet fut très faible : les personnes condamnées plus sévèrement du fait de la loi sur les peines plancher ont très légèrement diminué leur probabilité de commettre un délit en récidive légale, mais réitéraient autant. Les condamnés ont juste intégré la construction théorique de ce qu’est la récidive légale.

La rédaction : Y a-t-il un effet des peines alternatives sur la récidive ?

Arnaud Philippe : Il n’est pas évident de répondre à cette question, car les personnes qui bénéficient d’un bracelet électronique ont un profil différent de celles qui n’en ont pas. Mais, tout chose égale par ailleurs, la probabilité d’une nouvelle condamnation dans les cinq ans est de 9,5 % à 12 points plus faible pour les personnes ayant bénéficié d’un aménagement plutôt que d’une sortie sèche.

La rédaction : Les modifications des possibilités d’aménagement ont-elles une influence sur les peines prononcées ?

Arnaud Philippe : La loi pénitentiaire de 2009 a fait passer d’un à deux ans les peines fermes qui pouvaient être aménagées. Les peines entre un et deux ans ont alors augmenté, pour les seuls non-récidivistes. Les juges ont donc pris en compte la réforme : là où auparavant ils veillaient à ne pas dépasser un an ferme pour que la peine soit aménageable, ils ont ensuite été plus libres dans le choix du quantum.

La rédaction : Les personnes qui ont fait de la détention provisoire sont-elles ensuite plus sévèrement condamnées ?

Arnaud Philippe : Oui, même si là aussi le profil des personnes ayant fait de la détention provisoire est différent de celui des personnes qui n’en n’ont pas fait. Mais en étudiant les peines prononcées, la probabilité qu’elle couvre la détention provisoire effectuée est anormalement élevée. Selon mes calculs, environ 400 personnes par an ont des peines fermes plus longues, simplement parce qu’il faut couvrir la durée de la détention provisoire.

La rédaction : Dans votre livre, à partir d’études internationales vous vous interrogez sur le rôle de la classe, du genre et de l’origine ethnique. Les femmes sont nettement moins condamnées que les hommes. Le genre du juge y est-il pour quelque chose ?

Arnaud Philippe : Les femmes juges ne sont pas plus sévères que les juges hommes. Mais les peines prononcées à l’encontre de femmes sont plus sévères lorsque la proportion de femmes dans la composition du tribunal augmente. Cela reprend les conclusions d’autres recherches internationales.

La rédaction : Y a-t-il des différences départementales dans le prononcé des peines ?

Arnaud Philippe : À situation du condamné équivalent, j’ai voulu voir si les personnes avaient des peines identiques. Mais les peines sont plus sévères dans le sud-est et le nord de la France, et moins importantes dans le sud-ouest et en région parisienne. Mais mes données sont limitées. J’ai donc comparé à d’autres indicateurs. La sévérité n’est pas corrélée au taux de chômage, au nombre de délits ou à la proportion d’étrangers. En corrélation, ce sont les départements où le vote RN et le nombre de seniors sont le plus élevés qui condamnent le plus.

Des études américaines montrent que les juges ont tendance à se conformer à des normes locales. Quand un juge arrive dans un tribunal où on condamne plus fortement, il aligne progressivement sa sévérité avec celles de ses collègues.

La rédaction : Les reportages télé influent-ils sur le prononcé des peines ?

Arnaud Philippe : Avec ma collègue Aurélie Ouss, nous nous sommes intéressés au contexte médiatique. Nous avons récupéré des données de l’INA sur les journaux télévisés. En moyenne, les peines prononcées aux assises le lendemain d’une diffusion de reportages sur des faits divers criminels sont plus longues de trois mois. Elles sont plus courtes de quatre-vingts jours le lendemain de reportages sur des erreurs judiciaires. Seule la diffusion d’un reportage la veille du verdict a une influence. Il y a donc un effet inconscient sur la sévérité.

Propos recueillis par Pierre Januel

 

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Arnaud Philippe

Arnaud Philippe est économiste, enseignant-chercheur à l’université de Bristol.