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Interview

Quinquennat Macron : quelle évolution de la lutte contre les violences conjugales ?

Alors que le quinquennat de l’actuel président de la République française se termine, Dalloz actualité a souhaité retracer, à travers une série d’entretiens, les grandes évolutions juridiques à l’œuvre durant ces cinq dernières années sous l’effet conjugué de l’action des pouvoirs exécutif et parlementaire, voire des décisions de justice, et réfléchir aux évolutions à venir. Focus sur l’évolution de la lutte contre les violences conjugales.

le 22 mars 2022

Déclarée grande cause du quinquennat, la lutte contre les violences conjugales a fait l’objet d’une attention particulière durant les cinq années qui viennent de s’écouler, attention qui s’est manifestée notamment avec l’organisation du Grenelle des violences conjugales à la fin de l’année 2019. L’activité normative fut intense avec deux lois : loi n° 2019-1480 du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille et loi n° 2020-936 du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, mais aussi plusieurs textes réglementaires : décret n° 2020-636 du 27 mai 2020 portant application des articles 2 et 4 de la loi du 28 décembre 2019, décret n° 2020-841 du 3 juillet 2020 relatif aux ordonnances de protection, décret n° 2021-1516 du 23 novembre 2021 tendant à renforcer l’effectivité des droits des personnes victimes d’infractions commises au sein du couple ou de la famille, décret n° 2021-1820 du 24 décembre 2021 relatif aux mesures de surveillance applicables lors de leur libération aux auteurs d’infractions commises au sein du couple. Multiplicité des textes qui se succèdent à un rythme effréné mais pour quels résultats alors que les chiffres des violences conjugales restent très élevés ? Analyse avec Audrey Darsonville, professeur de droit pénal à l’Université Paris Nanterre, CDPC, Michelle Dayan, avocate au Barreau de Paris, présidente de l’association Lawyers for Women (L4W), et Audrey Prendes, commandante de police, chef de section d’accueil et d’assistance aux victimes.

La rédaction : La protection pénale des victimes a-t-elle été renforcée par les dispositifs normatifs récents ?

Audrey Prendes : À la suite du discours du président de la République le 25 novembre 2017 annonçant sa création, le portail de signalement des violences sexuelles et sexistes a été inauguré le 27 novembre 2018 (Décr. n° 2018-1020 du 22 nov. 2018). Discret et gratuit, ce tchat accessible H24/7J via les sites internet service-public.fr et arretonslesviolences.gouv.fr a pour vocation de libérer la parole des victimes pour permettre une meilleure prise en charge. Ce dispositif propose ainsi aux victimes de violences sexuelles et sexistes mais également de violences conjugales, d’échanger anonymement avec des policiers et une psychologue spécifiquement formés, d’être écoutées et entendues, de recevoir des informations précises sur ses droits, d’être rassurées quant à la portée des démarches à engager et de bénéficier d’un accompagnement adapté et personnalisé vers un dépôt de plainte et/ou une prise en charge psycho-juridico-sociale.

À ce dispositif innovant, sont venues s’ajouter les mesures issues du Grenelle de lutte contre les violences conjugales visant à améliorer l’accueil et la prise de plainte des victimes :

• la mise en place de la grille d’évaluation : composé de vingt-trois questions, ce formulaire qui est rempli par le policier/gendarme avec la victime permet d’apprécier le niveau de danger encouru par la victime et aide à la mise en œuvre des mesures d’accompagnement et de protection adaptées ;

• la remise systématique d’un document d’informations aux victimes comprenant les coordonnées des dispositifs locaux d’aide aux victimes ;

• la création d’un minimum de quatre-vingts nouveaux postes d’intervenants sociaux en commissariat et en gendarmerie (ISCG), professionnels chargés au sein des commissariats de police et brigades de gendarmerie de la prise en charge sociale des victimes. Finalement, ils étaient 270 avant le Grenelle, et sont désormais un peu plus de 400 sur tout le territoire, y compris en outre-mer ;

• le conventionnement des forces de sécurité intérieure avec les établissements hospitaliers aux fins de prise de déclarations en milieu hospitalier pour les victimes de violences conjugales lorsque leur état de santé ne leur permet pas de se déplacer au commissariat de police ou à la brigade de gendarmerie ;

• la création de la plateforme de géolocalisation des places d’hébergement d’urgence, outil numérique supplémentaire pour aider les services de police et de gendarmerie à trouver un lieu d’hébergement pour les victimes ;

• la saisie systématique des armes en possession des auteurs de violences conjugales.

Enfin, la mise en œuvre de nouveaux dispositifs s’est poursuivie au-delà des mesures du Grenelle :

• le tableau accueil confidentialité : destiné à renforcer la confidentialité de la prise en charge des victimes, il est composé de deux ronds de couleurs différentes qui indiquent au public se présentant en commissariat le motif de sa venue, violences conjugales ou intrafamiliales, et atteintes sexuelles d’une part et les autres infractions d’autre part, en désignant l’un de ces ronds sans avoir rien d’autre à indiquer à l’agent d’accueil ;

• la désignation de « référents violences intrafamiliales » au sein de chaque département et de chaque commissariat chargés de veiller à la bonne application des instructions dans le domaine de la lutte contre les violences conjugales/intrafamiliales, de coordonner les relations entre leur service et les partenaires extérieurs ainsi que de veiller au traitement efficient des procédures ;

• afin de composer des pôles psychosociaux pour une prise en charge globale des victimes, en complément de la multiplication des postes d’ISCG, deux plans de créations successifs (2018-2020 et 2021-2022) ont permis l’affection de trente-trois nouveaux psychologues au sein des commissariats de police ;

• l’extension du numéro 114 à toutes les victimes de violences conjugales.

Audrey Darsonville : Les lois du 28 décembre 2019 et du 30 juillet 2020 ont renforcé la protection des victimes de violences conjugales avec d’ailleurs un élargissement intéressant de la notion de victime de violences intrafamiliales. En effet, le législateur a pris en considération tant la victime directe des violences perpétrées mais aussi les autres membres de la famille et notamment les enfants qui sont impactés par les violences au sein du couple. Cette approche plus englobante des violences favorise une protection accrue des victimes. La protection pénale des victimes se manifeste par le développement d’outils tant juridiques que techniques.

En premier lieu, les outils juridiques développés résultent de la création ou du renforcement de certaines incriminations. Ainsi, le harcèlement moral au sein d’un couple (C. pén., art. 222-33-2-1) est complété par un nouvel alinéa 3 qui réprime de dix ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende les faits de harcèlement qui « ont conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider ». Autre illustration, l’article 226-14 du code pénal relatif aux dérogations du délit de violation du secret médical prévoit dorénavant une nouvelle autorisation pour le médecin, « qui porte à la connaissance du procureur de la République une information relative à des violences exercées au sein du couple relevant de l’article 132-80 du présent code, lorsqu’il estime en conscience que ces violences mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat et que celle-ci n’est pas en mesure de se protéger en raison de la contrainte morale résultant de l’emprise exercée par l’auteur des violences. Le médecin ou le professionnel de santé doit s’efforcer d’obtenir l’accord de la victime majeure ; en cas d’impossibilité d’obtenir cet accord, il doit l’informer du signalement fait au procureur de la République ». Cette disposition a été très discutée, et même vivement contestée, car elle autorise le professionnel de santé à alerter les autorités publiques en cas de violences conjugales graves, même sans l’accord de la victime. Or une telle violation du secret médical peut faire disparaître la relation de confiance nouée entre le médecin et la victime présumée. Cette dernière, de crainte de voir les faits de violence dénoncés, risque de ne plus se faire soigner. Un tel risque de défiance envers les médecins n’est pas à négliger, même si la loi du 30 juillet 2020 est encore trop récente pour pouvoir évaluer son impact en termes d’accès aux soins.

En second lieu, les dispositifs normatifs récents ont permis le développement d’outils techniques souvent déjà existants mais peu utilisés. On pourra citer, à titre d’illustration, le bracelet antirapprochement (le BAR), qui est un dispositif électronique porté à la fois par la victime et par l’auteur des violences et qui permet d’empêcher que les deux personnes puissent se trouver au même endroit avec le risque de réitération des violences. Lorsque le dispositif du BAR se déclenche car la personne qui le porte entre dans la zone de préalerte, un téléopérateur la contacte pour lui demander de changer de direction. Si malgré l’injonction l’auteur entre dans la zone d’alerte, l’opérateur contacte à nouveau l’auteur pour lui signaler qu’il doit quitter cette zone, dans le même temps un autre opérateur contacte la victime pour lui demander de se mettre en sécurité et lance une alerte spécifique aux services de police qui décideront ensuite de l’action à mener en fonction des informations fournies. L’intervention des forces de l’ordre n’est donc systématique. Ce dispositif avait été introduit à titre expérimental par la loi du 9 juillet 2010 (L. n° 2010-769 du 9 juill. 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants, art. 6-III), puis par la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique dans des ressorts fixés par arrêté du ministre de la Justice (L. n° 2017-258 du 28 févr. 2017 relative à la sécurité publique, art. 39). Il est désormais inséré tant dans le code civil que dans le code pénal. Dans le code civil, l’article 515-11-1 prévoit que le juge aux affaires familiales (JAF) peut ordonner le port d’un bracelet antirapprochement s’il a prononcé une ordonnance de protection avec interdiction pour la partie défenderesse d’entrer en contact avec la victime des violences. Dans le code pénal, le bracelet antirapprochement est intégré au sein des mesures du sursis avec mise à l’épreuve, dans un nouvel article 132-45-1. Ce texte prévoit que le juge, en cas d’infraction punie d’au moins trois ans d’emprisonnement commise par un conjoint, concubin, partenaire lié par un PACS ou un ancien conjoint, ancien concubin ou ancien partenaire de PACS, peut interdire au condamné de se rapprocher de la victime à moins d’une certaine distance. Pour assurer le respect de cette interdiction, le juge astreint le condamné au port d’un BAR. Le refus par le condamné de se soumettre à cette exigence constitue une violation des obligations qui lui incombent et peut donner lieu à révocation de son sursis avec mise à l’épreuve. Le dispositif est également applicable notamment pour la peine de détention à domicile sous surveillance électronique (C. pén., art. 131-4-1), dans le cadre d’un contrôle judiciaire (C. pr. pén., art. 138, 17°) ou encore pour la peine de travail d’intérêt général (C. pén., art. 131-22). Autre outil technique très intéressant, le téléphone grave danger (TGD) qui avait été introduit à l’article 41-3-1 du code de procédure pénale par la loi du 4 août 2014. Le TGD est un dispositif de téléprotection permettant à la victime d’alerter les autorités publiques. L’alerte entraîne intervention immédiate des forces de l’ordre. L’attribution de ce téléphone relevant du procureur de la République, chaque parquet était pourvu d’un nombre de terminaux. Or il était apparu que le recours aux TGD était très inégalitaire selon les parquets. La loi du 28 décembre 2019 a donc tenté d’assouplir les conditions d’attribution du TGD. Ainsi, la loi prévoit que l’octroi d’un TGD pourra être sollicité « par tout moyen ». En outre, le TGD peut être attribué même en l’absence de cohabitation entre la victime et l’auteur, sous certaines conditions. Ces nouvelles précisions légales devraient faciliter l’octroi des TGD, sous réserve que les parquets soutiennent le dispositif.

Michelle Dayan : Les textes adoptés en matière pénale sont le fruit d’une véritable réflexion globale sur les violences conjugales dont la dimension de violences intrafamiliales est prise en considération. Aussi, les nouveaux dispositifs normatifs sont remarquables et novateurs en ce qu’ils renforcent, voire créent une perméabilité entre le juge civil et le juge pénal, lequel est désormais doté de pouvoirs qui relevaient traditionnellement du seul JAF.

Le juge pénal peut dorénavant retirer l’autorité parentale ou son exercice au parent condamné pour un délit (violences) sur la personne de l’autre parent (C. civ., art. 378), de même que le contrôle judiciaire sur l’auteur présumé de violences conjugales peut comporter la suspension du droit de visite et d’hébergement dont le mis en examen est titulaire.

On peut se réjouir par ailleurs que la notion d’emprise soit prise en considération par les dispositifs normatifs récents, notamment avec l’interdiction de recourir à la médiation pénale en cas de violences au sein du couple, y compris, et c’est remarquable, lorsque la victime en fait la demande.

La rédaction : La prise en charge des auteurs de violences conjugales est-elle mieux assurée ?

Audrey Darsonville : Des déceptions subsistent à la lecture de la loi du 28 décembre 2019 et de la loi du 30 juillet 2020. En effet, ces deux textes renforcent les dispositifs répressifs à l’encontre des auteurs de violences conjugales, mais leur prise en charge était oubliée. Or comment lutter contre les violences au sein des couples si l’auteur de celles-ci n’est pas intégré dans le dispositif législatif ? L’appréhension de l’auteur par le législateur n’est pas de nature à nier les souffrances de la victime, mais bien au contraire un enjeu de lutte contre la récidive. Dès lors, on peut regretter que la prise en charge de l’auteur ne soit qu’effleurée dans les lois nouvelles, alors qu’elle aurait toute sa place dans un dispositif global de lutte contre les violences conjugales. La prise en charge de l’auteur, si elle est peu présente dans les textes, est en revanche au cœur d’expérimentations menées actuellement. On peut en citer deux : l’utilisation de la réalité virtuelle et le contrôle judiciaire avec placement probatoire. D’abord, en septembre 2021, le garde des Sceaux a lancé l’expérimentation, dont le bilan sera dressé dans un an, d’un dispositif utilisant la réalité virtuelle. Cette « technologie disruptive » (présentation sur le site du ministère de la Justice) doit permettre, par la diffusion de vidéos dans un casque de réalité virtuelle, de favoriser la prise de conscience par les auteurs de l’impact des violences sur les victimes mais aussi sur les enfants. Le casque montre la vie d’un couple, de sa rencontre à la vie commune puis la naissance d’un enfant. Tour à tour, la vidéo permet de se mettre dans la peau de l’auteur des violences, puis de celle de la victime et de l’enfant. L’usage de ces casques se réalise avec des professionnels de la santé et notamment des psychologues afin de pouvoir initier un travail avec les auteurs de prise de conscience des conséquences des violences.

Ensuite, un contrôle judiciaire avec placement probatoire a été expérimenté durant l’année 2021, sous l’égide de la Direction de l’administration pénitentiaire. Le dispositif a été perçu positivement par les deux sites pilotes, le tribunal judiciaire de Nîmes et celui de Colmar, et l’expérimentation est donc étendue sur de nouveaux sites (v. le rapport de la recherche évaluation sur le site de la DAP). Le placement probatoire des personnes suspectées de violences conjugales est une mesure présentencielle, organisée donc en amont de tout jugement, prenant la forme juridique d’une modalité du contrôle judiciaire et imposant un hébergement de l’auteur de violences conjugales dans l’attente du jugement ou de la clôture de l’instruction. La personne a l’obligation de vivre dans un logement déterminé et de respecter un suivi social et psychologique strict. Ce suivi doit permettre une prise en charge complète de cette dernière et repose sur l’implication de trois acteurs : les magistrats, le SPIP et une association en charge de l’hébergement et du suivi quasi quotidien des personnes placées. Ce nouvel outil présentenciel est intéressant car il permet une meilleure personnalisation de la peine prononcée à l’issue du jugement, personnalisation qui prendra en considération le comportement de la personne et son évolution personnelle au cours du placement. Ainsi, l’émergence de tels dispositifs en expérimentation est un signe encourageant sur la volonté politique de lutter contre les violences conjugales à la fois par la protection des victimes mais aussi par la prise en charge des auteurs.

Michelle Dayan : L’urgence et la priorité absolue ont été données à la protection des femmes victimes de violences conjugales, je précise « femmes » car il s’agit avant tout et dans la majorité des cas d’une violence de genre avec une dimension systémique. La majorité des dispositifs mis en place, tant au civil qu’au pénal, a pour objectif la protection et la répression. C’était l’urgence, ça l’est encore, hélas. Toutefois, la lutte contre ce fléau ne saurait être véritablement efficace sans une prise en charge des auteurs afin notamment de prévenir la récidive mais également d’enclencher une véritable réflexion sur l’éducation des enfants, des filles et des garçons sur le sujet de la violence mais aussi de l’égalité entre les hommes et les femmes, la violence conjugale étant une des manifestations de l’inégalité de genre et de nos cultures patriarcales.

À l’issue du Grenelle, deux appels successifs ont été lancés pour la création de centres de prise en charge des auteurs de violences conjugales, en 2020 et 2021. Il existe à ce jour une trentaine de centres qui proposent aux auteurs un accompagnement psychothérapeutique et médical ainsi qu’un accompagnement socioprofessionnel. La Fédération nationale des associations et des centres de prise en charge d’auteurs de violences conjugales et familiales (FNACAV) a mis également en place une ligne d’écoute dédiée aux auteurs de violences. Il existe enfin un dispositif de recherche de places d’hébergement pour les auteurs, afin de permettre aux victimes de conserver le domicile familial.

On saluera enfin la possibilité (peu usitée en pratique, hélas) pour le JAF dans le cadre de l’ordonnance de protection, de proposer au défendeur une prise en charge sanitaire, sociale, psychologique ou un stage de responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple et sexistes, dont le refus sera transmis au parquet.

Audrey Prendes : Une information est donnée aux auteurs par les enquêteurs, sur le numéro national dédié à l’écoute des auteurs de violences intrafamiliales mis en place par la FNACAV.

La rédaction : Quels sont les nouveaux outils de droit civil développés durant le quinquennat ?

Michelle Dayan : C’est dans ce domaine, celui des outils normatifs de la juridiction familiale, que, dans ma pratique d’avocate, j’ai constaté l’évolution, voire la révolution la plus notable post-Grenelle.

L’ordonnance de protection (OP) est devenue la pierre angulaire et parfois, hélas, le seul dispositif efficace pour protéger les victimes de violences intrafamiliales. Son existence depuis dix ans était morte-vivante, tant les JAF y étaient réticents tandis que les avocats s’en emparaient peu.

La grande innovation et sa garantie d’efficacité reposent sur le délai de six jours obligatoire dans lequel le juge doit rendre son ordonnance à compter de la fixation de la date d’audience : en pratique, la date d’audience est fixée dans les quarante-huit heures de l’envoi au greffe de la requête par mail. Aussi, une victime peut obtenir une ordonnance de protection en huit jours.

Le législateur post-Grenelle a non seulement précisé ce qui était implicite dans la version précédente de l’OP mais que les juges du fond ignoraient souvent (pas de condition de plainte pénale préalable, pas de condition de vie commune au moment de la demande), mais encore innové s’agissant des mesures à la disposition du juge de l’OP.

L’obligation pour le juge de motiver spécialement sa décision de ne pas fixer un droit de visite médiatisé ou encadré par un tiers pour les enfants mineurs est une véritable révolution, en ce qu’elle constitue un changement de paradigme : non, il n’existe pas de paroi vitrée entre le conjoint violent et le parent, la violence à l’encontre de l’autre parent est une violence pour l’enfant. Au-delà de cette prise de conscience par rapport à l’enfant du couple, cette disposition vise également à mieux protéger la victime, le droit de visite médiatisé ou encadré permettant d’éviter les interactions entre les deux parents.

Enfin, on relèvera à nouveau la perméabilité civile/pénale : le juge familial doit désormais signaler au parquet la délivrance d’une ordonnance de protection.

L’amélioration du dispositif civil de protection et son efficacité ont hélas un effet pervers : la police et le parquet se reposent en pratique facilement sur la justice familiale pour protéger la victime et se dédouane ainsi de la lenteur et du caractère souvent inadaptés de leur réponse.

Audrey Darsonville : Les outils de droit civil ont également été renforcés par les réformes récentes. Ainsi, la loi du 28 décembre 2019 modifie en profondeur l’ordonnance de protection afin de favoriser un changement dans l’approche théorique de cette dernière. La logique est inversée, l’ordonnance de protection de la victime devient le principe et, si le JAF décide de ne pas utiliser cet outil, il doit alors spécialement motiver sa décision. La finalité de cette obligation de motivation renforcée est évidemment d’inciter le JAF à user du dispositif. Autre modification intéressante issue de la loi de 2019, la modification de l’article 373-2-10 du code civil prévoyant que la médiation familiale n’est pas autorisée « si des violences sont alléguées par l’un des parents sur l’autre parent ou sur l’enfant ». Cette modification textuelle est un progrès puisqu’elle permet d’exclure la médiation en présence de violences simplement alléguées sans avoir besoin que ces dernières soient consacrées par la justice. On peut également évoquer l’article 207 du code civil qui écarte l’obligation alimentaire « en cas de condamnation du créancier pour un crime commis sur la personne du débiteur ou l’un de ses ascendants, descendants, frères ou sœurs, le débiteur est déchargé de son obligation alimentaire à l’égard du créancier ». Le crime lié à des violences conjugales devient exclusif de toute obligation alimentaire. Dans le même esprit, un nouveau cas d’indignité successorale est prévu à l’article 727 du code civil à l’encontre de celui qui a été condamné « pour avoir commis des tortures et actes de barbarie, des violences volontaires, un viol ou une agression sexuelle envers le défunt ».

Outre ces outils juridiques nouveaux, il faut souligner l’insertion de la notion « d’emprise manifeste » dans la loi. Ainsi, l’article 255 du code civil interdit le recours à une médiation familiale dans une procédure de divorce dès lors que « des violences sont alléguées par l’un des époux sur l’autre époux ou sur l’enfant, ou sauf emprise manifeste de l’un des époux sur son conjoint ». Le législateur s’est bien gardé de définir la notion d’emprise, mais l’introduction de cette notion dans les textes est une consécration d’un phénomène qui est habituellement associé « aux idées de contrainte, de force et de puissance. Dans sa dimension psychanalytique, elle renvoie à une domination intellectuelle, affective et physique » (A. Ferrant, Emprise et lien tyrannique, Connexions 2011.1, p. 15). Il reviendra donc aux juges du fond d’apprécier souverainement si l’auteur exerce une emprise sur la victime. Certes, la conséquence est d’introduire une part non négligeable de subjectivisme dans la démonstration de l’emprise, mais la consécration légale de cette notion traduit un renouvellement intéressant dans l’appréhension des violences conjugales et peut, à ce titre, être saluée.

La rédaction : Quelle est l’effectivité des nouveaux dispositifs normatifs ?

Michelle Dayan : Nous, praticiens en droit de la famille, constatons une nette amélioration de la prise en charge des victimes de violence par la justice civile, les dispositifs législatifs récents ayant globalement été intégrés de façon satisfaisante par les JAF qui s’en sont emparés, à l’exception peut-être du bracelet antirapprochement rarement évoqué par le JAF dans le cadre de l’audience en Ordonnance de Protection.

En revanche, la prise en charge des victimes sur le plan pénal, et notamment au stade du dépôt de plainte, par la police et le parquet reste en deçà des possibilités offertes par les nouveaux dispositifs.

Trop peu de commissariats sont équipés d’un pôle spécialisé violences conjugales ou intrafamiliales et de trop nombreuses victimes ne reçoivent pas un accueil et un traitement adaptés de leurs plaintes.

Lors de la phase d’enquête précédant l’audience, les parquets et les juges de la liberté et de la détention restent hélas fréquemment très en deçà de la réponse pénale adaptée, que ce soit en termes de délai ou en termes de mesures du contrôle judiciaire.

Les juges correctionnels peinent à prononcer les mesures concernant l’autorité parentale en cas de condamnation pour violences conjugales et les procureurs y songent rarement.

Enfin, on peut regretter que le déploiement des bracelets antirapprochement et des téléphones grave danger soit très en deçà des possibilités offertes en nombre. Tous ne sont pas déployés, loin de là. En janvier 2021, seuls les trois quarts du faible nombre de téléphones disponibles étaient attribués. De même, des milliers de bracelets antirapprochement sont disponibles afin de géolocaliser les conjoints et ex-conjoints violents et déclencher un système d’alerte si ces derniers s’approchent de leur victime. Toutefois, seuls 676 bracelets ont été attribués fin novembre 2021.

La rédaction : Quelles pistes pourraient être développées à l’avenir afin d’améliorer la lutte contre les violences conjugales ?

Michelle Dayan : Une solution évidente, la motivation des classements sans suite : le parquet doit motiver ses classements sans suite qu’il prononce facilement et rapidement de manière succincte et sans motivation circonstanciée. La loi est claire : l’article 40-2 du code de procédure pénale dispose que le procureur de la République doit aviser les plaignants et les victimes de sa décision de classer sans suite en indiquant les raisons juridiques ou d’opportunité qui la justifient. En pratique, cette obligation n’est que trop rarement respectée alors qu’il est impératif pour les victimes de connaître les raisons précises ayant conduit à un tel refus. De façon quasi systématique, la justification donnée à la plaignante dans un classement sans suite est la suivante : « infraction insuffisamment caractérisée ». Une réelle motivation, précise et circonstanciée, est attendue de la part du parquet.

Ce qui doit se motiver se réfléchit, les plaintes et les pièces seront lues plus attentivement, le parquet prendra ainsi ses responsabilités en toute transparence, sans avoir à archiver rapidement les dossiers. Nous demandons au garde des Sceaux de rappeler cette nécessité à travers l’émission d’une circulaire, une démarche qui présente l’avantage d’être efficace immédiatement sans qu’une loi soit nécessaire.

Une information nécessaire de la victime : Les victimes n’ont pas accès à leur dossier au stade de l’enquête de police. Seul le procureur peut, sans aucune obligation et si cette décision ne risque pas de porter atteinte à l’efficacité des investigations, indiquer à la victime qu’une copie de tout ou partie du dossier de la procédure est mise à sa disposition. Les parquets doivent se saisir de cette possibilité offerte par l’article 77-2 du code de procédure pénale et informer régulièrement et systématiquement les victimes sur l’avancement de la procédure.

L’aide juridictionnelle pour la victime au stade du dépôt de plainte : porter plainte est un parcours de la combattante émotionnel et juridique (refus abusif de prendre la plainte, absence d’information sur le suivi de la plainte, absence d’orientation vers les unités médico-judiciaires, etc.). Lorsque la victime est assistée d’un avocat dès son dépôt de plainte, l’effectivité et le suivi de celle-ci sont renforcés. Afin que toutes les femmes victimes de violences conjugales aient la possibilité d’être assistées par un avocat, l’aide juridictionnelle doit être accordée dès le dépôt de plainte. L’auteur lui en bénéficie dès sa garde à vue.

Un délai raisonnable impératif obligatoire entre le dépôt de plainte et le renvoi devant le tribunal correctionnel ou le classement sans suite : nous sommes confrontés trop fréquemment à des situations dans lesquelles, une fois la plainte de la victime déposée, aucune suite n’est donnée, et ce durant plusieurs mois. Or on sait que le dépôt de plainte met la victime dans une situation de danger maximal puisqu’il est souvent concomitant à une séparation. Les passages à l’acte de l’homme violent, qui voit sa victime lui échapper, sont légion à ce moment-là. L’absence de réponse policière et pénale (convocation, garde à vue, contrôle judiciaire, etc.) dans un délai raisonnable place la victime en situation de grand danger. Un délai strict et assez court, comme en matière d’ordonnance de protection, améliorerait nettement la prise en charge.

Un contrôle judiciaire systématique avec interdiction d’approcher la victime en cas de renvoi devant le tribunal correctionnel. Là encore, situation d’alerte maximale : lorsque l’auteur est renvoyé devant un tribunal correctionnel sans contrôle judiciaire lui interdisant d’entrer en contact avec la victime, les passages à l’acte sont fréquents.

Une formation des policiers et des juges et procureurs adéquate : les policiers et les magistrats doivent continuer à bénéficier d’une formation adéquate sur la question des violences intrafamiliales. Il faut renforcer les timides et insuffisants dispositifs existants pour les généraliser à tous. Il en va de l’accueil respectueux de la parole des victimes et de l’efficacité de la réponse judiciaire. La parole s’est libérée, il faut libérer l’écoute !

Une police et une justice spécialisées : un « référent » violences conjugales doit se trouver dans chaque commissariat. Un parquet spécialisé doit exister dans chaque tribunal judiciaire. Nous ne pouvons pas nous contenter de 5 € par habitant en France comme budget pour lutter efficacement contre les violences faites aux femmes, tandis que l’Espagne a un budget de 16 € par habitant.

Audrey Prendes : Il est prioritairement essentiel de pérenniser tout en poursuivant le développement des dispositifs cités qui ont déjà démontré leur efficacité.

Toutefois, à cette fin, la formation, axe déjà particulièrement pris en compte ces dernières années, doit être poursuivie, ainsi que le travail partenarial entre tous les acteurs de l’accompagnement des victimes. Enfin, plusieurs projets sont en cours d’élaboration au sein de la police nationale.

Audrey Darsonville : Les dispositifs normatifs ayant beaucoup évolué au cours de ces trois dernières années, une pause dans la création législative semble souhaitable afin de mesurer l’efficacité des nouveaux dispositifs pour les faire évoluer, par la suite, si des difficultés apparaissaient. L’enjeu pour les prochaines années est donc moins normatif que sociétal. L’effectivité de la lutte contre les violences conjugales repose sur une meilleure formation des professionnels chargés de l’accueil des victimes de violences conjugales avec, comme le soulignait la circulaire JUSD1913750C du 9 mai 2019 adressée par la garde des Sceaux aux parquets, le nécessaire développement au sein des juridictions d’« une véritable culture de la protection des victimes de violences conjugales » (circ. préc., p. 2). Outre les professionnels, c’est plus globalement la société qui doit être sensibilisée à la question des violences conjugales. D’ailleurs, la loi de 2019 a ajouté à l’article L. 114-3 du code du service national un alinéa qui dispose qu’« une information consacrée à l’égalité entre les femmes et les hommes, à la lutte contre les préjugés sexistes et à la lutte contre les violences physiques, psychologiques ou sexuelles commises au sein du couple est dispensée ». Cette information est délivrée au cours de la journée défense et citoyenneté accomplie par toutes les personnes âgées entre 16 et 25 ans. L’éducation et la sensibilisation sont probablement la clé de la lutte contre les violences intrafamiliales.

Audrey Darsonville, Michelle Dayan et Audrey Prendes

Audrey Darsonville est professeur de droit pénal à l’Université Paris Nanterre, CDPC.

Maître Michelle Dayan est avocate au Barreau de Paris, présidente de l’association Lawyers for Women (L4W).

Audrey Prendes est commandante de police, chef de section d’accueil et d’assistance aux victimes.