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Alors que le quinquennat de l’actuel président de la République française se termine, Dalloz actualité a souhaité retracer, à travers une série d’entretiens, les grandes évolutions juridiques à l’œuvre durant ces cinq dernières années sous l’effet conjugué de l’action des pouvoirs exécutif et parlementaire, voire des décisions de justice, et réfléchir aux évolutions à venir. Focus sur l’évolution du droit des étrangers.
le 5 avril 2022
Le quinquennat sur le point de s’achever aura essentiellement été marqué par l’adoption de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », et de l’ordonnance n° 2020-1733 du 16 décembre 2020 et du décret n° 2020-1734 du même jour, portant refonte du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Mais au-delà des textes et des postures, la réalité de l’évolution des pratiques de mise en oeuvre de la norme mérite également d’être interrogée. Analyse avec Lisa Carayon, maîtresse de conférences en droit, université Sorbonne Paris Nord, laboratoire Iris, Marilyne Poulain, membre de la Direction confédérale CGT, pilote du collectif Immigration, directrice de « Droit ouvrier », et Christophe Pouly, docteur en droit, avocat, chargé de cours et membre du groupe de recherches interdisciplinaire « migrations et diversité » à Sciences Po Paris.
La rédaction : Que peut-on retenir globalement du quinquennat en ce qui concerne la politique migratoire ?
Christophe Pouly : Le bilan du quinquennat est extrêmement contrasté, car il a débuté alors que l’Europe était encore en pleine crise migratoire, et a été marqué par une circonstance totalement extraordinaire et imprévisible qu’a été la fermeture des frontières extérieures durant plusieurs mois. Un bilan d’autant plus difficile à analyser que la question migratoire était totalement absente du programme de campagne du futur président. Trois ministres se sont succédé, mais un seul a porté une réforme. On observe, globalement, une certaine continuité avec les objectifs fixés par les gouvernements antérieurs, un renforcement du cadre répressif avec toutefois le maintien de l’acquis de la circulaire Valls du 28 novembre 2012 laissant ainsi aux préfets une certaine marge de manœuvre.
Marilyne Poulain : Du point de vue de l’immigration professionnelle, on doit reconnaître que le sujet a évolué et n’est plus appréhendé sous le seul angle de la police administrative et de la maîtrise des flux migratoires. Mais le bilan est aussi assez contrasté. Nous avons réussi à maintenir un espace de dialogue, aussi bien avec les préfectures les plus concernées (c’est-à-dire en Île-de-France), les cabinets ministériels, qu’avec la Direction générale des étrangers en France. On note une volonté de maintenir la doctrine Valls, même si la circulaire du 28 novembre 2012 ne fait pas l’objet d’une application uniformisée sur le territoire. Cela dit, le gouvernement prend désormais mieux en compte les conflits sociaux portés par les travailleurs sans papiers et les graves situations d’exploitation (abus de vulnérabilité, conditions de travail indignes et traite des êtres humains à des fins d’exploitation économique). De même, les travailleurs en situation irrégulière ne sont plus systématiquement appréhendés sous le seul angle de leur situation administrative, et sanctionnés de ce fait par des mesures d’éloignement, mais aussi considérés comme des victimes d’abus de vulnérabilité qui ont pu bénéficier de mesures de régularisation exceptionnelle. En tout cas, il existe encore de nombreux blocages, liés aux rapports de concurrence qu’entretiennent parfois les différentes administrations, et les tendances qui s’y expriment. Mais force est de constater que le gouvernement actuel assume mieux les régularisations des travailleurs qu’auparavant, pis-aller faute de politique claire d’immigration professionnelle, notamment en ce qui concerne les emplois peu qualifiés.
La rédaction : Comment le gouvernement s’est-il positionné en ce qui concerne l’accueil des réfugiés ?
Christophe Pouly : L’accueil des demandeurs d’asile ne devrait pas faire débat. La Convention de Genève et le régime d’asile européen commun nous imposent d’accueillir toute personne qui sollicite le bénéfice d’une protection internationale. Nous sommes aussi tenus d’apporter un soutien aux États membres qui, compte tenu de leur situation géographique, sont particulièrement exposés à une forte pression (Grèce, Italie, Malte, Hongrie, notamment). Le président a dû répondre à une situation d’urgence, face à une augmentation toujours constante d’arrivées de demandeurs d’asile sur le continent européen et, en 2017, plus particulièrement sur le territoire italien, exposant de fait et directement la France. Le plan d’action proposé par le ministre Gérard Collomb, en septembre 2017, visait donc à répondre à une triple exigence : maintenir la tradition d’accueil des réfugiés ; réduire les délais d’examen des demandes et éloigner les demandeurs déboutés ; agir de concert avec les pays de l’Union. C’est dans ce contexte et cet esprit qu’a été présenté le projet de loi qui sera définitivement adopté le 10 septembre 2018. Dans les faits, le président a dû composer avec, d’un côté, des proches conseillers favorables à une politique d’accueil généreuse et, d’un autre côté, les tenants de la ligne régalienne. L’affaire de l’Aquarius a parfaitement illustré ce jeu d’équilibriste qui a permis de limiter les frais en poussant le navire vers l’Espagne contre la promesse de l’accueil d’un nombre symbolique de demandeurs d’asile. D’un autre côté, la France a renforcé les contrôles aux frontières intérieures, et maintient ce cap comme cela a été annoncé lors du discours du Perthus le 5 novembre 2020, pour bloquer l’entrée des migrants, et donc des demandeurs d’asile, en provenance d’Espagne ou d’Italie.
La rédaction : La loi du 10 septembre 2018 marque-t-elle une rupture avec l’approche du gouvernement précédent ?
Christophe Pouly : Après la publication de la feuille de route le 15 septembre 2017, le ministre de l’Intérieur a proposé un projet de loi dont le fond, mais aussi les conditions de son adoption ont donné le ton. Les travaux parlementaires ont d’abord mis en lumière l’absence de consensus, au sein même de la majorité, et le caractère autoritaire du ministre. Au point que le Sénat a proposé, en première lecture, un contre-projet et qu’aucun accord n’a été trouvé à l’issue des travaux de la commission mixte paritaire. Et ce projet de loi a fait l’objet de nombreuses critiques, de toutes parts, des associations, du Haut Commissariat aux réfugiés, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, et même du Conseil d’État. Sur le fond, c’est une loi profondément répressive, qui a ajouté de la complexité aux procédures d’éloignement comme l’a justement noté le Conseil d’État dans son avis du 15 février 2018 (requête n° 394206, Dalloz actualité, 26 févr. 2018, obs. C. Pouly ; Lebon ; AJDA 2017. 202 ; ibid. 749 , concl. X. Domino ), rogné les droits des demandeurs d’asile en ce qui concerne l’accès à la procédure d’asile ou les conditions matérielles d’accueil en les rendant plus précaires (dont les dispositions ont été jugées contraires au droit de l’Union par le Conseil d’État). Mais c’est surtout une loi très « technocratique », modifiant ici ou là, dans le détail, des dispositions existantes, ajustant ainsi la législation aux exigences de la DGEF.
Lisa Carayon : La loi du 10 septembre 2018 a précarisé la situation de certaines femmes étrangères. Afin, selon lui, de lutter contre les fraudes aux reconnaissances d’enfant français, le gouvernement a modifié les conditions de délivrance de plein droit d’une carte de séjour au parent d’un enfant français. Le nouveau mécanisme impose au parent étranger de rapporter la preuve que le parent français qui a reconnu l’enfant en assume aussi l’entretien et l’éducation. Outre une rédaction totalement absconse, ces dispositions n’ont eu pour effet que de fragiliser un peu plus les mères concernées, car la rédaction choisie fait que ce texte concerne principalement des femmes : pour obtenir un titre de séjour, elles sont rendues totalement dépendantes de l’homme avec lequel elles ont eu un enfant. Alors qu’elles sont juridiquement, en tout cas au stade de l’examen de la demande de titre de séjour, incontestablement mère d’un enfant de nationalité française, on leur refuse le bénéfice de cette qualité, en tant que source de leur droit au séjour, en raison de la négligence d’un tiers. Mais étant protégée contre toute mesure d’éloignement, puisque la réforme du 10 septembre 2018 ne les a fort heureusement pas exclues de la protection contre l’éloignement, elles se voient alors délivrer des titres de séjour sur le fondement de dispositions beaucoup plus générales, qui laissent à l’administration une marge d’appréciation plus large, ne faisant par ressortir leur droit spécifique. On note toutefois, au crédit du gouvernement, une petite amélioration de la protection des victimes étrangères de violences familiales, mais c’est bien l’arbre qui cache la forêt.
La rédaction : La recodification du CESEDA a constitué un chantier ambitieux. L’exercice a-t-il été réussi ?
Christophe Pouly : La loi du 10 septembre 2018 avait en effet programmé la recodification du code de l’entrée et du séjour des étrangers du droit d’asile, lequel a fait peau neuve au travers d’une ordonnance (n° 2020-1733) et d’un décret (n° 2020-1734) du 16 décembre 2020 qui sont entrés en vigueur le 1er mai 2021. Le nouveau code a reçu un accueil mitigé par des praticiens déboussolés par sa nouvelle architecture et la reformulation des dispositions de l’ancien code. Et le Conseil d’État a constaté que deux de ces nouvelles dispositions, d’un côté celles concernant le droit au séjour les enfants à la charge d’un citoyen européen exerçant sa liberté de circulation pour études ou formation professionnelle, d’un autre côté celles excluant les demandeurs d’asile en procédure « Dublin » du marché du travail, n’avaient pas respecté l’exigence de recodification à droit constant. Quant à la modification des dispositions relatives aux refus d’entrée aux frontières intérieures, le Conseil d’État a décidé de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle (CE 24 févr. 2022, n° 450285, Dalloz actualité, 9 mars 2022, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon ; AJDA 2022. 431 ). Si, au final, l’exercice de recodification semble avoir réussi en ce qui concerne le droit commun, on reste encore dubitatif sur la clarté des règles applicables aux citoyens de l’Union et aux ressortissants des pays européens bénéficiant d’un régime spécifique (Confédération suisse, Liechtenstein, Norvège et Islande) ou celles en vigueur dans les collectivités et territoires d’outre-mer. Si, dans le premier cas, un livre est dédié au séjour et à l’éloignement, d’autres dispositions, de droit commun, leur sont aussi applicables, disséminées dans les autres parties. Dans le second cas, chaque livre est ponctué d’un titre dédié à l’outre-mer dont les dispositions se présentent sous la forme d’incises, de substitutions, de mentions de non-application, parfois assorties de tableaux n’éclairant pas plus le lecteur. La DGEF s’en est largement expliqué, et on sait à quel point ces statuts particuliers sont difficiles à codifier, mais c’est là aussi le but d’une codification que de clarifier la règle de droit. Force est de constater que cet objectif n’a pas été atteint, indépendamment même de la question de savoir s’il est toujours pertinent de maintenir, dans le CESEDA, des dispositions propres aux citoyens de l’Union.
La rédaction : La dématérialisation des procédures administratives a-t-elle mis fin à l’encombrement des services administratifs ?
Marilyne Poulain : L’accès aux procédures de régularisation est devenu quasiment impossible depuis la généralisation de la dématérialisation. Alors que nombre d’étrangers remplissent parfaitement les critères de la circulaire du 28 novembre 2012, ils ne peuvent pas déposer leur demande de titre de séjour. Au risque d’être contrôlé en situation irrégulière et faire l’objet d’une mesure d’éloignement, ce qui affecte directement les perspectives de régularisation, voire les obère. Cette situation a notamment pour conséquence de maintenir des salariés régularisables dans l’illégalité mais aussi d’obliger les employeurs, qui souhaitaient les accompagner dans leur procédure de régularisation, à les licencier, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre.
Lisa Carayon : C’est en 2012 que les préfectures ont commencé à expérimenter les communications par voie électronique. Cette dématérialisation, qui en soit n’est pas un problème, a posé deux séries de difficultés. La première réside dans les profondes malfaçons qui affectent les plateformes de prise de rendez-vous, d’ordre technique (sites aux architectures incompréhensibles, inutilisables sur des smartphones, inadaptés aux personnes souffrant de handicap visuel) et juridique car certaines catégories de titre de séjour n’y figurent pas. La seconde se rapporte à l’impossibilité de prendre rendez-vous. En d’autres termes, l’accès au service public est purement et simplement fermé. Pour surmonter cet obstacle, les demandeurs ont dû se tourner vers le juge administratif qui, durant plusieurs années, a rejeté les requêtes en référé aux fins d’injonction d’enregistrement de leur dossier. Le fondement était délicat, urgence à quarante-huit heures non caractérisée en référé-liberté, absence de décision pour demander une suspension, et difficulté à établir la preuve de cette impossibilité de faire enregistrer une demande en référé-mesure utile. Il a fallu attendre près de huit ans pour que le Conseil d’État, le 10 juin 2020 (requête n° 435594, Dalloz actualité, 24 juin 2020, obs. T. Bigot ; AJDA 2020. 1204 ; D. 2021. 255, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ), établisse des critères clairs pour que les requérants puissent utilement faire valoir leur demande devant les tribunaux, ce qui n’empêcha pas certaines juridictions de porter leur seuil d’exigence au-delà du raisonnable, et en tout cas contre l’esprit de la jurisprudence du Conseil d’État.
Christophe Pouly : La dématérialisation des procédures a été un succès en ce qui concerne les procédures de visa. Elle est un échec pour le traitement des demandes de titre de séjour. Et si, comme l’expliquent Mme Poulain et Mme Carayon, les dysfonctionnements affectent plus particulièrement les demandes de régularisation, comme si l’on souhaitait finalement décourager les étrangers en situation irrégulière de faire valoir un quelconque droit, ils ont des effets sur l’ensemble des demandeurs, même ceux dont le gouvernement entend faciliter le séjour, tels que les détenteurs de visa de long séjour « passeport talent ». Ces nouvelles procédures génèrent aussi des pratiques inédites, non prévues par la loi, de clôture de dossier pour des motifs d’incomplétude, alors que les motifs de classement sans suite résultent parfois d’une véritable qualification juridique des pièces produites. Ainsi, des demandes sont jugées irrecevables par retour de courriel, ne comportant ni référence ni nom de l’agent compétent.
Comme l’a noté le Conseil d’État dans son étude sur la simplification du contentieux des étrangers, l’administration se trouve prise dans un cercle vicieux duquel elle n’arrive pas à s’extraire. Il faut d’abord préciser que l’absence de plage horaire pour les rendez-vous concerne principalement les demandes d’admission exceptionnelle au séjour, c’est-à-dire les demandes de régularisation. L’administration justifie cette difficulté par le manque d’effectifs et le nombre important de demandes à traiter. Mais le recours aux procédures juridictionnelles pour obtenir un rendez-vous alourdit, de facto, le travail de l’administration et mobilise des personnels dont la mission devrait être consacrée aux traitements des demandes. Ce qui est plus fâcheux, à mon sens, et indépendamment des critiques énoncées par Mmes Poulain et Carayon, c’est que l’accès à un service public régalien dont la saisine est obligatoire, puisque tout étranger résidant sur le territoire doit saisir l’administration d’une demande de titre de séjour, est alors subordonnée à la médiation d’un tiers, association ou professionnel. On a observé, d’un côté, le développement d’un véritable business, des personnes privées, physiques ou morales, facturant l’aide à la prise de rendez-vous, faisant miroiter un dénouement rapide. Et, d’un autre côté, l’obligation de recourir aux services d’un avocat pour accéder au guichet de la préfecture par l’action en justice (le référé mesure utile est une procédure dispensée de la représentation d’avocat, mais quel homme de la rue la connaît et est capable d’introduire une telle demande ?), pour ceux qui en ont les moyens car, bien évidemment, l’aide juridictionnelle ne couvre pas ces procédures. En d’autres termes, c’est bien deux des trois « lois de Rolland » qui sont méconnues ici. Le principe d’égalité devant le service public, d’un côté, en ce que certains usagers doivent engager des frais, à leur charge, pour accéder à un service public gratuit pour d’autres, et, d’un autre côté, le principe de continuité du service public, en ce sens que ce service public a tout simplement cessé de fonctionner pour certaines catégories d’étrangers.
La rédaction : Le rapport de la Commission d’enquête sur les migrations a critiqué le mode de gouvernance de la politique migratoire, en plaidant pour un décloisonnement des compétences ? Est-ce dans l’air du temps ?
Christophe Pouly : Cette proposition risque de rester un vœu pieux. Au contraire, on a assisté, ces cinq dernières années, à un renforcement de l’omnipotence du ministère de l’Intérieur, à une exception près. D’un côté, un préfet délégué à l’immigration auprès du préfet de police a été institué, dont la mission principale se concentre sur la lutte contre l’immigration irrégulière. À ce jour, il est difficile de tirer un bilan de son action. D’un autre côté, le service de la main-d’œuvre étrangère, compétente dans certains cas pour autoriser l’embauche de salariés étrangers, qui était rattaché aux anciennes « Direccte », dépend désormais du service des étrangers des préfectures au travers de plateformes interrégionales placées sous la responsabilité de la DGEF. Force est de constater que cette direction a des allures de vrai ministère de l’Immigration intégré, en quête d’une autonomie politique sous couvert d’action administrative.
En revanche, au début de l’année 2018, a été créée une délégation interministérielle chargée de l’accueil et de l’intégration des réfugiés (dite « DIAIR »), placée auprès du ministre de l’Intérieur, dont la mission est de participer à la définition et à l’animation des politiques d’accueil et d’intégration des réfugiés. Il s’agit d’un décloisonnement de conséquence, dans le champ social. La DIAIR agit en partenariat avec les collectivités territoriales ou la direction interministérielle à l’habitat et à l’accès au logement, accompagnant les réfugiés dans des dispositifs d’insertion comprenant aussi bien des formations linguistiques que des mécanismes de facilitation d’accès à l’emploi, au logement, aux formations, à l’éducation, à la culture et aux droits. Ce nouveau mode de gouvernance, dont la réussite semble être rendez-vous, a conduit la commission d’enquête sur les migrations, dont le rapport a été rendu le 10 novembre 2021, à proposer, sur le même modèle, la création d’un Haut Commissariat aux migrations, qui se substituerait à la DIAIR, auquel il échoirait le pilotage d’une gouvernance intégrée des migrations, au spectre plus large que la seule politique d’insertion des réfugiés, associant l’ensemble des acteurs ministériels, locaux, associatifs et économiques. À ce stade, difficile de percevoir l’utilité de cette nouvelle institution.
La rédaction : L’objectif d’amélioration de la lutte contre l’immigration irrégulière a-t-il été atteint ?
Christophe Pouly : L’efficacité de la lutte contre l’immigration est toujours difficile à appréhender, car elle n’est évaluée, principalement, que sur la quantification des mesures d’éloignement et de refoulement. Ce qui est sûr, c’est qu’au cours des trois premières années, le nombre d’éloignements a augmenté, de 17 567 à 23 746. Cette dynamique a été rompue par la fermeture des frontières en raison de la crise sanitaire. D’un autre côté, le nombre de non-admis aux frontières se maintient à un taux élevé, étant précisé qu’il concerne pour près de 93 % des refus d’entrée aux frontières intérieures. En jugeant contraire au droit de l’Union la pratique des refoulements des étrangers interpellés à proximité d’une frontière intérieure, la Cour de justice a obligé la France à renoncer à une pratique qui tendait à substituer aux procédures de remise à un État membre des refus d’entrée. En revanche, la pratique des refoulements directs aux points de passage de la frontière franco-italienne notamment fait encore débat, si bien que le Conseil d’État a saisi la CJUE d’une nouvelle question préjudicielle afin de savoir si le code frontières Schengen autorisait les refus d’entrée lorsque l’intéressé n’avait pas encore franchi la frontière. La réponse est pourtant prévisible. D’abord, parce que dans son arrêt Arib (CJUE 19 mars 2019, aff. C-444/17, Dalloz actualité, 27 mars 2019, obs. E. Maupin ; AJDA 2019. 613 ; ibid. 1047, chron. P. Bonneville, S. Markarian, H. Cassagnabère et C. Gänser ; D. 2019. 587 ; Rev. crit. DIP 2019. 749, note T. Fleury Graff ), la CJUE a bien rappelé que dans l’espace Schengen, une frontière intérieure ne pouvait être assimilée en aucun cas à une frontière extérieure. Mais surtout, la Commission européenne a proposé d’instituer clairement dans ce règlement la possibilité de prendre des refus d’entrée aux frontières intérieures, en cas de réintroduction des contrôles aux frontières, ce qui signifie en creux qu’ils sont proscrits.
Dans sa feuille de route de début de mandat, le ministre de l’Intérieur exigeait surtout de s’assurer de l’éloignement effectif des demandeurs d’asile déboutés et des demandeurs d’asile en procédure Dublin. À cette fin, des pôles régionaux de compétence ont été créés. L’objectif est toutefois aussi ambitieux qu’irréalisable. D’un côté, le taux de transfert des « dublinés » varient bon an mal an entre 17 et 18 % du nombre total de personnes devant rejoindre un pays de l’Union. Étant précisé que la France accepte aussi la reprise en charge de demandeurs d’asile des pays voisins, dans de moindres proportions, certes, mais à hauteur d’un nombre équilibrant le solde entrants-sortants. D’un autre côté, les déboutés du droit d’asile forment un contingent important. En 2020, plus de 56 000 personnes ont été déboutées (OFPRA et CNDA), soit un millier de moins que l’année précédente. Or le nombre de personnes éloignées a atteint son maximum en 2019 avec 23 746 décisions exécutées, toutes causes confondues, étant précisé qu’il s’agit-là plutôt de personnes en situation irrégulière interpellées à la faveur d’un contrôle d’identité. Au demeurant, sur les 125 713 mesures d’éloignement prononcées en 2020, c’est moins de 10 % d’entre elles qui ont été exécutées. Même si la pandémie a eu un impact certain en 2020 sur le taux d’exécution, les années précédentes affichaient des valeurs plus hautes mais peu significatives. Autrement dit, l’idée de régler le problème de l’irrégularité par l’éloignement, que les intéressés soient déboutés du droit d’asile ou non, se heurte manifestement à des obstacles qu’aucune administration n’a réussi à surmonter. Même l’allongement de la durée de rétention administrative, dont la durée a été portée à trois mois par la loi du 10 septembre 2018, n’y a rien changé. Et le Conseil d’État a dû rappeler, dans une décision mentionnée aux tables du recueil Lebon (CE 11 avr. 2018, n° 417206, Dalloz actualité, 16 avr. 2018, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon ; AJDA 2018. 769 ; ibid. 985 , concl. G. Odinet ) que la fin ne justifiait par les moyens, lorsque M. Gérard Collomb avait donné pour instruction d’aller chercher les étrangers en situation irrégulière dans les structures d’hébergement d’urgence. Il est temps d’appréhender la problématique de l’immigration irrégulière d’une autre manière.
La rédaction : Et de quelle manière ?
Christophe Pouly : De plus en plus de travaux tendent à démontrer que la politique la plus efficace pour lutter contre l’immigration irrégulière est le développement de l’immigration légale. Il ne s’agit pas « d’ouvrir » les frontières aveuglément, mais de contractualiser le droit au séjour par la mise en place de dispositifs légaux d’immigration pilotés par des opérateurs dans les pays pourvoyeurs de migrants. Plusieurs travaux, dont ceux de Mme Catherine Wihtol de Wenden, ont mis en évidence l’intérêt de l’approche dite de « migrations circulaires » qui a été expérimentée, dans une certaine mesure, avec les travailleurs saisonniers. On observe par ailleurs qu’aucune leçon n’a été tirée du rapport de l’OCDE sur l’immigration professionnelle. Délivrer des visas pour recherche d’emploi éviterait tout simplement que les candidats à l’exil ne risquent leur vie dans des expéditions mortifères qui enrichissent les réseaux criminels et qui les mènent dans les impasses des procédures d’asile. Permettre aux étrangers de revenir plus facilement légalement en cas d’échec d’une première tentative les dissuadera de recourir à des moyens plus coûteux, plus dangereux et à l’issue incertaine.
Lisa Carayon, Marilyne Poulain et Christophe Pouly
Lisa Carayon est maîtresse de conférences en droit, université Sorbonne Paris Nord, laboratoire Iris.
Marilyne Poulain est membre de la Direction confédérale CGT, pilote du collectif Immigration, directrice de « Droit ouvrier ».
Christophe Pouly est docteur en droit, avocat, chargé de cours et membre du groupe de recherches interdisciplinaire « migrations et diversité » à Sciences Po Paris.