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Interview

Recherche sur le droit et la justice : l’IERDJ ou le nouveau paradigme

Né du rapprochement de l’Institut des hautes études sur la justice, d’une part, et la Mission de recherche droit et justice, d’autre part, dont il réalise la fusion, l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice est opérationnel depuis le 1er janvier 2022. Entretien avec Valérie Sagant, qui assurera la direction de cette nouvelle institution d’une recherche pluridisciplinaire et interprofessionnelle.

le 3 janvier 2022

La rédaction : Pourriez-vous nous présenter le nouvel Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ) ?

Valérie Sagant : L’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice prend la suite de l’Institut des hautes études sur la justice et de la Mission de recherche droit et justice. L’IERDJ assurera la continuité de leurs activités : financement de projets de recherche et diffusion de leurs résultats pour la MRDJ, groupes de travail et expertises pour l’IHEJ, pour simplifier. Mais il a des ambitions nouvelles.

Ce nouveau groupement d’intérêt public répond à trois besoins essentiels :

  • intégrer la recherche dans l’action,
     
  • prendre en considération les attentes des justiciables et citoyen·es,
     
  • favoriser une réflexion sur le droit et la justice ouverte, transversale et pluridisciplinaire.

Les acteurs du droit et de la justice doivent disposer d’un lieu où puissent se croiser les savoirs acquis par la recherche et l’étude scientifiques, ceux résultant des pratiques professionnelles et ceux développés par les usagers et justiciables. L’Institut doit lier la recherche et l’action : mobiliser les savoirs, développer des études prospectives de manière indépendante et rigoureuse pour mieux connaître et comprendre le droit et le fonctionnement de la justice et inciter les décideurs et praticiens à tenir compte de ces connaissances. Des méthodes variées permettent d’atteindre cet objectif : recherches, études, échanges directs entre professionnels et restitution auprès d’un public plus large. Ces méthodes reposent toutes sur une articulation étroite entre savoirs scientifiques et savoirs pragmatiques.

L’IERDJ se caractérise par des études et une recherche pluridisciplinaires, faisant appel à l’ensemble des sciences humaines et sociales, voire au-delà (mathématiques, biologie, etc.) pour analyser le droit et la justice. L’Institut a l’ambition de mener ses réflexions dans un cadre européen et international, développant les analyses comparées et les liens avec les partenaires étrangers et intégrant pleinement le rôle des juridictions et instances supranationales. La plupart des membres composant l’IERDJ disposent d’unités d’études et de recherches, celles-ci sont légitimement centrées sur leurs problématiques propres (par exemple, les questions propres à une profession ou à un corps administratif), même si elles développent des réflexions plus larges. L’Institut constitue une valeur ajoutée en collaborant avec ces unités et en axant ses travaux sur la transversalité.

Enfin, l’IERDJ s’attachera, dans le prolongement des efforts débutés par la MRDJ et l’IHEJ, à prendre systématiquement et le plus largement en compte le point de vue des non-professionnel·les, qu’ils ou elles soient usagers des services de justice ou non. Les attentes portent tout autant sur une meilleure compréhension des besoins des justiciables comme de l’ensemble de la population à l’égard de différents systèmes de normes, de droit et de justice, que sur l’adaptation des réponses juridiques et judiciaires apportées aux différentes demandes de droit et de justice dans une société inquiète pour son avenir.

La forme de groupement d’intérêt public (GIP) permet de réunir des acteurs publics et privés divers. Le GIP comprend actuellement seize membres contributeurs et cinq partenaires associés. L’IERDJ sera présidé, à tour de rôle, par les présidents et présidentes des cours supérieures : Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation et Cour des comptes. Le principal contributeur demeure le ministère de la Justice qui a fait le choix en 2019 de confier à un organisme pluriel et indépendant le soin de développer la recherche sur le droit et la justice. Le ministère dispose de services internes spécialisés et d’un service statistique ministériel, mais il attend notamment du GIP une recherche pluridisciplinaire et interprofessionnelle. Le CNRS apporte la deuxième plus importante contribution et, au-delà, son engagement dans la structure apporte une garantie de qualité et de rigueur scientifiques. Le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, ainsi que la conférence des présidents et présidentes d’université contribuent également à mobiliser l’ensemble des universitaires et chercheur·es en toute indépendance. L’École nationale de la magistrature est un partenaire de longue date des deux structures ; l’IERDJ collaborera également avec d’autres organismes de formation même s’ils n’ont pas la qualité de membre. L’Institut accueille les représentations des professions juridiques : avocats, notaires, commissaires de justice, juges consulaires, prud’homie, greffiers des tribunaux de commerce et juristes d’entreprise. Dans son rôle de proximité auprès des professions juridiques, la Caisse des dépôts a souhaité soutenir ce GIP. De même, l’Association française pour l’histoire de la justice, engagée de longue date dans la connaissance du fonctionnement et de l’institution judiciaire, maintient sa présence au sein du GIP. Enfin, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ainsi que la direction générale du Trésor ont souhaité s’associer à nos travaux.

La rédaction : Quelles sont les missions qui lui sont assignées ?

Valérie Sagant : Selon les termes de sa convention constitutive, « le groupement a pour objet la promotion d’une réflexion originale et prospective, le développement de la recherche et son soutien, ainsi que la mobilisation et la diffusion des connaissances sur les normes, la régulation juridique, les missions et le fonctionnement de la justice, dans tous les champs disciplinaires pertinents ».

Plus précisément, l’Institut est chargé de soutenir la recherche dans tous les domaines du droit et de la justice. Il reprendra la politique menée depuis 1994 par la MRDJ en lançant des appels à projet de recherche qui répondent aux besoins des acteurs de la justice (appels à projet thématiques, entre trois et cinq chaque année) et des appels à projets « spontanés », dits « blancs », qui permettent aux équipes de recherche de solliciter un soutien sur tous types de sujets. Chaque année, entre 15 et 25 projets nouveaux sont ainsi lancés. L’IERDJ devra mobiliser toujours plus les chercheur·es pour conduire des recherches pluridisciplinaires et collectives et pour s’intéresser à certains sujets un peu délaissés du droit et de la justice.

Ces connaissances acquises ou « produites » au sein même de l’IERDJ doivent profiter au plus grand nombre. La valorisation des travaux constitue un axe central de l’activité à venir de l’IERDJ. L’Institut assurera cette intermédiation si nécessaire pour diffuser les constats, les questions et les enseignements issus des travaux d’études et de recherche. Il mettra au service des professionnels et d’un plus large public un centre de ressources et de veille. Les échanges entre les universitaires, les chercheur·es, les juridictions, les professionnels, les responsables publics, mais aussi l’ensemble des citoyen.nes doivent être conçus et organisés de telle sorte que la compréhension et l’analyse des pratiques, des institutions ou des textes s’enrichissent. Ces apports permettront à tous de faire face aux enjeux actuels et à venir.

L’Institut constituera un « bouillon de culture » où les idées se croisent et se confrontent. À ce titre, il a vocation à inspirer les écoles de formation des professionnel·les, voire, à terme, les enseignements en droit et au-delà.

Les membres ont assigné à l’IERDJ l’objectif de développer fortement la coopération avec ses homologues européens et internationaux, mais aussi directement avec les magistrats, avocats et autres professions juridiques, avec les chercheur·es et universitaires ou les organisations non gouvernementales d’autres pays.

La rédaction : Quelle est son originalité ?

Valérie Sagant : La création de l’IERDJ résulte de la fusion de deux structures extrêmement différentes dans leurs modes de fonctionnement : la MRDJ a été créée par le ministère de la Justice et le CNRS pour disposer d’un corpus de recherches dédiées au droit et à la justice. L’IHEJ est une association née du souhait de l’ENM de disposer d’un think tank non institutionnel permettant d’alimenter la réflexion sur les pratiques judiciaires. Ces deux affiliations se retrouvent au sein de l’IERDJ : un positionnement institutionnel propre à associant les institutions étatiques, les juridictions et professionnel.les de justice, ainsi que la communauté scientifique.

La recherche et les études ont besoin d’une structure qui garantisse la complète indépendance des travaux qui y sont menés. Par ailleurs, un reproche est fréquemment formulé à l’encontre des laboratoires de recherche et universités ou des ministères qui peinent à aborder leurs sujets de manière holistique, la position française s’en trouve souvent affaiblie à l’international sur ces sujets : la création de ce nouvel institut est une réponse à ce besoin.

L’Institut se voit confier une mission supplémentaire : développer l’analyse prospective des enjeux du droit et de la justice dans notre société et dans le monde. Cet objectif n’est pas entièrement nouveau car l’IHEJ a de longue date été capable d’identifier des tendances émergentes comme l’impact de la révolution numérique. Toutefois, ce type d’analyse devra être systématisé et s’appuiera sur des méthodologies nouvelles reposant sur le triptyque « veille, exploration et analyse » ; d’autres techniques seront progressivement mises en place sur les trois années à venir.

Troisième orientation nouvelle, bien qu’esquissée, elle aussi par les précédentes structures : la contribution au débat démocratique sur le rôle du droit et de la justice par l’identification des attentes et perceptions des gens qui ont ou n’ont pas eu affaire à la justice. Mieux connaître les rouages du fonctionnement réel de la justice – et des différents systèmes juridictionnels qui se croisent à l’intérieur de ce groupement – est essentiel pour développer l’accès au droit et au juge, donner sens aux métiers de la justice et démocratiser les recrutements, ou encore améliorer les procédures de travail, et bien sûr le service rendu aux citoyen·nes. À cette fin, la notion de sciences participatives sera particulièrement mobilisée permettant d’identifier et de recueillir des réflexions et savoirs auprès de non-spécialistes et non-scientifiques et de les confronter et intégrer à la recherche et l’étude.

La rédaction : Quels sont les réalisations /projets envisagés à court et moyen terme ?

Valérie Sagant : Le programme de travail pour 2022 et pour les trois prochaines années est déjà bien rempli. L’assemblée générale des membres du GIP a identifié trois thèmes prioritaires qui feront l’objet non seulement d’appels à projets de recherche, mais aussi d’autres formes de réflexion.

Justice et société

L’IERDJ travaillera sur la prise en compte des attentes des citoyens et la demande croissante de justice observée depuis plusieurs années afin de mieux la comprendre et tenter de l’anticiper. La problématique de la compréhension du droit et du rôle des différents acteurs par les citoyens est également importante. Ces travaux participeront au renforcement de la confiance des citoyens dans la justice. La notion de proximité et des territoires sera abordée au travers de l’identification des besoins de justice dans leur pluralité.

Identités professionnelles

L’IERDJ mettra aussi l’accent sur la thématique des identités professionnelles dans le domaine de la justice et du droit. Au-delà des conditions de travail, qui sont ces professionnels ? Quelles sont leurs attentes ? Quelles représentations ont-ils de leur fonction, de leurs missions et de leurs évolutions possibles ? Le sens du métier sera interrogé: crise des vocations (civilistes, commissaires de justice, blues des parquetiers et des greffiers…), ainsi que l’organisation du travail, les valeurs qui le fondent et les enjeux du management. La connaissance fine des réalités des autres pays sera particulièrement utile à ces analyses.

Les droits des générations futures

La question des droits des générations futures se pose aujourd’hui de manière de plus en plus prégnante. Quel patrimoine, quel héritage, ou quelle charge les générations actuelles laisseront aux générations futures, dans des domaines aussi différents que l’environnement, la bioéthique, la dette… ? Quelles responsabilités à leur égard ? Quelles réparations ? Qui peut ou doit parler au nom des générations à venir ? Faut-il le traduire dans l’ordre juridique ? Certains pays se sont déjà engagés dans des réflexions juridiques d’ampleur pour permettre cette reconnaissance.

L’Institut devra en outre rester attentif aux débats et mouvements sociétaux d’actualité et se donner la capacité de réagir à ces évolutions en dehors de tout travail programmé à l’avance. Toutefois, plusieurs autres orientations de travail sont d’ores et déjà programmées :

• un quatrième appel à projets de recherche sera lancé en début d’année sur le thème justice et écologie – thème prioritaire depuis trois années et qui avait déjà fait l’objet de recherches soutenues par la MRDJ dès 2005. Cette année, l’accent sera mis notamment sur l’analyse criminologique des atteintes à l’environnement, ainsi que l’action – ou l’inaction – des services publics en la matière ;

• certains événements visent à diffuser les résultats de recherches déjà produites : le respect et l’application du principe de laïcité au sein même des services de la justice seront étudiés et questionnés le 18 janvier, à Lyon au sein du palais de justice. À l’appui de ces échanges, trois recherches réalisées par trois équipes pluridisciplinaires pour le compte de la MRDJ : l’étude des espaces privés et de la tendance à leur pénalisation sera abordée le 28 janvier lors d’une conférence réunie autour de la revue Archives de politique criminelle ; le tribunal judiciaire de Paris accueillera une présentation de la recherche consacrée à la sociologie de la magistrature, etc. ;

• d’autres travaux nous conduiront à approfondir certaines thématiques, telles les neurosciences et leur impact sur le droit et la justice que la MRDJ a identifiés depuis 2015 comme un domaine d’études prospectif important ;

• poursuivant la réflexion lancée par la MRDJ sur les enjeux et les méthodes de la recherche sur le droit et la justice un nouveau cycle d’ateliers portera sur les sciences participatives ;

• l’impact du numérique sur le droit et la justice constituera également un axe de travail prioritaire ; un état des enseignements d’ores et déjà acquis doit être dressé ; la deuxième conférence internationale Justice et numérique sera organisée pour la fin d’année 2022 ;

• en outre, la justice pénale internationale fera l’objet de différentes actions de réflexion dans le prolongement des travaux menés par l’IHEJ précédemment.

Valérie Sagant

Valérie Sagant assure la direction du GIP Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ) dans le prolongement de sa direction de la MRDJ depuis novembre 2018. Magistrate, diplômée de l’Institut des études politiques de Paris, elle est inspectrice générale de la justice depuis 2017.