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Interview

Retour sur le Brexit et ses conséquences

Lauréat du 10e prix August-Debouzy/Club des Juristes pour son ouvrage Le Brexit. Une histoire anglaise publiée dans la collection les Sens du droit aux éditions Dalloz, le professeur Aurélien Antoine revient pour nous sur l’actualité récente des relations post-Brexit entre le Royaume-Uni et l’union européenne.

le 6 septembre 2021

La rédaction : Huit mois après l’entrée en vigueur du Traité de commerce et de coopération (TCC), quel bilan dresser des nouvelles relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ?

Aurélien Antoine : Il est incontestable que l’Union européenne et le Royaume-Uni n’entretiennent pas des relations apaisées depuis le 1er janvier. Cependant, c’est l’inverse qui eût été surprenant, et ce, pour plusieurs raisons propres à chacune des deux parties. Du côté du gouvernement britannique, le Brexit est d’abord un dossier politique marqué par les ambitions parfois peu réalistes des brexiters promouvant le slogan simpliste du « take back control » ou l’idée floue d’une Global Britain. Depuis que le Brexit n’est plus au cœur de l’agenda politique aujourd’hui dominé par la pandémie, l’équipe de Boris Johnson ne semble pas toujours y accorder l’importance nécessaire, sauf s’il est possible d’en faire une exploitation à son profit. Au début de l’année, la « mini-crise » liée à l’accès aux zones de pêches de Jersey en a été un exemple. Le Premier ministre britannique a sauté sur l’occasion pour marquer son autorité en envoyant des frégates, avec quelques arrière-pensées électorales puisque des scrutins locaux avaient lieu la même semaine. Plus structurellement, l’administration britannique ne s’est pas bien préparée au Brexit. Le gouvernement n’a pas pris la pleine mesure des défis que soulève une rupture avec l’Union européenne après presque cinquante ans d’intégration. Du côté européen, la rigueur juridique domine : les Britanniques doivent appliquer à la lettre ce qui a été conclu dans les deux traités. Ce positionnement est logique de la part d’une organisation supra-étatique dont le pouvoir principal réside en la production de normes contraignantes pour les États membres. Mais c’est aussi la traduction d’une stratégie qui consiste à démontrer que sortir de l’Union n’est pas un long fleuve tranquille.

Les inconséquences britanniques et la rigidité de l’Union ne sont, pour les dossiers sensibles, que les premières étapes d’une valse à trois temps entre les deux partenaires : opposition quasi frontale, négociations (émaillées d’avancées et de reculs), puis transaction pour aboutir à une solution consensuelle. C’est ce qui s’est déroulé pour parvenir à la conclusion des deux traités, pour la pêche, ou encore la mise en œuvre du Protocole nord-irlandais qui ne cesse de causer des problèmes comme l’a illustré la « guerre de la saucisse ». Souvent, après avoir fait montre d’intransigeance, l’Union européenne accepte d’assouplir sa position. Par exemple, elle a décidé, le 29 juillet, de suspendre la procédure en manquement contre le Royaume-Uni pour la violation du Protocole.

Au-delà de la spécificité de liens qui unissent l’Union européenne et le Royaume-Uni, il est normal que l’application des deux traités connaisse une phase d’adaptation. Il convient de ne pas oublier que, lors de son adhésion, la stabilisation (partielle) de la place du Royaume-Uni au sein des Communautés avait pris dix ans, voire plus d’une vingtaine d’années. Bien des aspects du Traité de commerce et de coopération doivent être précisés, tandis que ses lacunes devront être comblées par des accords multilatéraux ou bilatéraux supplémentaires. Ce n’est qu’au terme de quelques années qu’il sera possible de dresser un bilan fiable d’une relation qui ne sera sans doute comparable à aucune autre dans la mesure où le Royaume-Uni ne sera jamais un État tiers comme les autres, de la même façon qu’il n’a jamais été un État membre comme les autres.

La rédaction : En cette rentrée 2021, quels sont les dossiers que les deux parties doivent traiter en priorité ?

Aurélien Antoine : Les prochains mois seront occupés à poursuivre les échanges afin que la relation commerciale bilatérale soit précisée, secteur par secteur.

Cependant, le dossier de l’Irlande du Nord reste le plus sensible, car il est loin d’être réglé, malgré la phase d’apaisement qui se dessine depuis quelques semaines. Cette problématique ne recèle pas que des enjeux commerciaux, mais également des risques politiques. Le Brexit attise les braises du conflit entre communautés dans le nord de l’île. Le statut particulier dont il bénéficie en vertu du Protocole heurte la doxa des unionistes qui rejettent toute différenciation avec la Grande-Bretagne.

Si la position de l’Union européenne sur cette question est claire (c’est-à-dire la stricte observation des règles du Protocole), celle de Boris Johnson et de son équipe l’est moins. Elle lie la bonne foi dans la réelle difficulté à appliquer concrètement le Protocole à des décisions dilatoires ayant pour but d’avoir un maximum de marge de manœuvre dans la négociation d’accords de libre-échange avec des États tiers. Témoin de l’ambiguïté britannique, un document du gouvernement rendu public à la fin du mois de juillet souligne la nécessité de réviser le Protocole nord-irlandais, ce à quoi la Commission a opposé une fin de non-recevoir. Si le rapport identifie des lacunes guère contestables, deux propositions demeurent inacceptables. Premièrement, les Britanniques ont remis sur la table le sujet de la compétence de la Cour de justice pour apprécier les règles commerciales applicables à l’Irlande du Nord pourtant soumise au code des douanes de l’Union européenne. Secundo, le 10 Downing Street a fait savoir qu’il souhaitait une suppression du régime commun des aides d’État en vigueur en Irlande du Nord.

De son côté, la Commission a suggéré une solution proche de l’accord signé entre la Suisse et l’Union européenne qui abolirait environ 80 % des contrôles sanitaires et phytosanitaires (SPS) et nombre de lourdeurs administratives subies par les entreprises. Néanmoins, cette proposition n’est viable que si le gouvernement britannique accepte un alignement notable sur les normes européennes. Or il a exclu une telle hypothèse.

Les deux positions paraissent irréconciliables et la gestion au coup par coup de crises successives s’impose pour l’heure, avec la menace d’une suspension unilatérale du Protocole par l’une ou l’autre partie. À court terme, la révision de ce texte semble peu probable. Il faut espérer que l’adaptation tant attendue de l’administration britannique aux nouvelles règles permettra de pacifier les relations bilatérales. Quoi qu’il en soit, le Protocole n’est viable que si le droit britannique en matière de SPS s’aligne un minimum sur les standards européens. Boris Johnson le savait, mais il a cédé sur ce point en 2019 pour engranger rapidement les gains politiques d’une fin de crise. Si sa tactique a fonctionné à l’époque (ce qui lui a assuré un triomphe électoral en 2019), il n’est pas certain qu’il en retire des bénéfices à long terme.

La rédaction : Quelques semaines après le cinquième anniversaire du référendum du 23 juin 2016, quel est le bilan du Brexit du côté du Royaume-Uni ?

Aurélien Antoine : La crise du Coronavirus a largement occulté les effets du Brexit. Les économistes ont bien du mal à faire le départ entre les conséquences de la pandémie et celles de la sortie de l’Union européenne. Néanmoins, quand bien même il n’est pas possible de fournir des chiffres précis, le Brexit n’est pas un succès. Ce n’est certes pas le chaos annoncé, mais l’économie britannique en a évidemment pâti. Un véritable « mur bureaucratique » s’est érigé entre l’Union européenne et le Royaume-Uni alors même que les conservateurs au pouvoir se font les chantres du libre-échange. Des entreprises déplorent des pénuries de denrées alimentaires, tandis que le recul des flux migratoires venus d’Europe de l’Est emporte un manque de main-d’œuvre dans plusieurs secteurs marchands (en particulier pour la restauration et l’agriculture). Enfin, la place financière de la City domine certainement moins ses concurrentes européennes comme Francfort ou Amsterdam.

Politiquement, le Royaume-Uni est également affaibli. Malgré la multiplication d’accords commerciaux (notamment avec le Japon et l’Australie), l’ambition de Boris Johnson de faire de son pays le nouveau cœur du commerce mondial apparaît comme démesurée. La compétence du gouvernement britannique dans le domaine des relations internationales est, en réalité, médiocre. Ces derniers jours, la gestion catastrophique de la crise afghane par le ministre des Affaires étrangères, Dominic Raab, l’a une fois de plus démontré.

Sur le front intérieur, l’Exécutif n’est pas non plus à la fête. Les rapports entre Londres et Édimbourg sont déplorables. En outre, l’hypothèse d’une réunification de l’Irlande, si elle est encore loin de se concrétiser à court ou moyen terme, est désormais plausible.

La rédaction : Et pour l’Union européenne ?

Aurélien Antoine : À ce jour, l’Union européenne a peu souffert du Brexit. L’unité des États membres persiste et l’intégrité du marché commun est préservée. Cependant, nous pouvons regretter que l’événement historique que constitue le retrait d’un État membre majeur de l’Union européenne n’ait pas conduit à un examen de conscience nécessaire à une réforme en profondeur d’une construction européenne qui ne paraît pas toujours en capacité de relever les défis contemporains, notamment sociaux et environnementaux. Ce n’est pas parce que le Brexit n’est pas un succès et qu’il se fonde sur des arguments souvent fallacieux qu’il doit être envisagé comme un problème exclusivement britannique.

 

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Aurélien Antoine

Aurélien Antoine est Professeur de droit public près l'Université jean-Monnet Saint-Étienne. Il est par ailleurs Directeur de l'Observatoire du Brexit.