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Interview

Robert Salis : « Je voulais saisir ce que ça représente au quotidien d’avoir à juger ses semblables »

Rendre la justice est un documentaire coécrit avec Jean-Christophe Hullin, conseiller à la cour d’appel de Versailles. En salle à partir du 13 novembre, il raconte la justice à travers ceux qui la rendent. À travers une série de vingt-trois témoignages dépouillés, des magistrats ont accepté de se livrer sans voile sur l’acte de juger. Entretien avec Robert Salis.

le 13 novembre 2019

La rédaction : C’est la première fois que vous réalisez un film sur la justice. Pourquoi ?

Robert Salis : L’idée est venue grâce à ma rencontre avec le magistrat Jean-Christophe Hullin, par un ami commun. Il m’a confié qu’aucun documentaire n’avait été réalisé sur l’acte de juger, seulement sur des affaires ou des procès. Cette idée a cheminé, d’autant que le grand public connaît très mal ce métier et ses protagonistes. C’est pourquoi je voulais rendre compte du travail des juges à travers leurs propres yeux. D’où le titre : Rendre la justice. C’est ce qui explique qu’on ne voit ni avocat, ni greffier, ni justiciable. Je voulais saisir ce que ça représente au quotidien d’avoir à juger ses semblables. Je suis parti du postulat qu’on est tous des justiciables potentiels et on se retrouve très vite pris dans la machine judiciaire. C’est toujours très stressant de passer devant la justice.

La rédaction : Peut-on dire du coup que ce documentaire cherche en quelque sorte à rassurer le citoyen sur la justice ?

Robert Salis : Il ne cherche pas à rassurer, le film donne à voir. Les magistrats sont des hommes de droit. Ils font appliquer la loi. Ce qui peut faire peur, pour le justiciable. Mais, à côté du droit, ce sont également des hommes et femmes de devoir : celui de juger. C’est tout le paradoxe. Les gens ont une mauvaise image de la justice, alors que, dans le même temps, celle-ci est saisie de plus en plus. À travers le vécu de plusieurs magistrats, le documentaire tente de comprendre la façon dont ils exercent ce devoir de justice.

La rédaction : Votre film le dit sans voile, la justice peut devenir « une machine à broyer » pour les justiciables…

Robert Salis : Plusieurs magistrats le reconnaissent dans le documentaire. Il peut y avoir une justice de luxe et une justice d’abattage. C’est rare d’entendre ces mots-là de leur bouche. C’est une parole forte. Fabienne Siredey-Garnier, à l’époque présidente de chambre correctionnelle au tribunal de grande instance de Paris, confie que l’on n’est pas le même juge à 13 heures qu’à 22 heures, et dit même qu’elle a déjà ressenti de la honte d’avoir jugé quelqu’un à 3 heures du matin. Maryvonne Caillibotte, alors avocate générale à la cour d’assises de Paris, avoue aussi qu’il peut y avoir des dérapages chez les juges.

La rédaction : Le justiciable n’apparaît jamais frontalement à l’écran. On le devine quand même à travers les symboles qui tiennent une grande place dans le film. Je me trompe ?

Robert Salis : Les statues représentent, en effet, les justiciables que nous sommes tous. Selon la justice divine, les tables de la loi, si l’on désobéit, on est transformé en statue de sel. C’est une symbolique que l’on retrouve dans beaucoup de vieux palais de justice, puisqu’autrefois, la justice était rendue par les procureurs du roi dans le palais Royal. De nombreuses personnes ne savaient ni lire ni écrire, alors les représentations de la justice se faisaient surtout via des sculptures et des tableaux menaçants, avec l’idée que la justice devait impressionner.

Aujourd’hui, les tribunaux sont davantage construits selon une démarche de transparence. Dans le nouveau palais de justice de Paris, il y a peu de symboles, à part la balance de la justice. Ce sont surtout des textes de loi qui sont affichés, les statues, elles, ont disparu. 

La rédaction : À aucun moment votre caméra ne filme le juge en audience. Pourquoi ?

Robert Salis : Je ne voulais absolument pas parler d’affaires précises. Filmer des procès a déjà été fait, très bien et en nombre. En plus de ça, pourquoi tel procès plutôt qu’un autre, etc. Toutefois, nous avons capté une séquence que j’aime beaucoup, de quarante minutes environ, à Bobigny avec le président du tribunal de grande instance Renaud Le Breton de Vannoise. À l’occasion d’une journée « Éducation à la justice », des collégiens de 13 ou 14 ans ont rejoué un procès ayant vraiment eu lieu, là aussi chacun dans un rôle différent. Ils ont notamment pu voir le déroulé de ce qui est fermé au public d’ordinaire, le délibéré. C’était encore un moment très instructif. Les jeunes sont habituellement bien plus sévères que les juges. Peut-être que je m’en servirai plus tard.

La rédaction : Combien de temps a pris le film ?

Robert Salis : Le projet a pris du temps. Au total, entre les démarches pour trouver les financements et l’aboutissement du film, il aura fallu cinq ans. Le tournage en lui-même a été étalé sur deux ans, en fonction du calendrier des magistrats, ce qui était également un obstacle majeur. François Molins, par exemple, à l’époque procureur de la République de Paris, était très occupé. Chaque fois que nous prenions rendez-vous, un attentat avait, hélas, lieu la veille… Nous avons été contraints de décaler à plusieurs reprises. Mais monsieur Molins est un homme de parole, respectueux de ses engagements. Il a fini par nous recevoir.

La rédaction : Les entretiens avec les magistrats se sont-ils déroulés facilement ?

Robert Salis : Oui, une fois qu’ils étaient mis en confiance. Au début, la plupart étaient sur la réserve. Nous avons dû faire preuve, assez logiquement, de progressivité. Je me rappelle notamment que le juge à la Cour européenne des droits de l’homme André Potocki était partant pour un entretien mais il voulait en savoir plus sur nos intentions : il nous a reçus à Strasbourg. On a passé un véritable examen ! Il nous a finalement autorisés à le filmer quatre heures le lendemain même. Il a vraiment joué le jeu car il avait compris que nous ne comptions pas faire de caricature.

La rédaction : Combien de magistrats avez-vous filmés et combien ont été coupés au montage ?

Robert Salis : Nous avons interrogé trente-sept juges, mais seuls vingt-trois d’entre eux sont finalement portés à l’écran. Il fallait opérer des choix et j’ai fait celui de ne pas retenir les discours un peu trop techniques. J’ai privilégié le côté le plus humain. Je me suis concentré sur leur vécu, leur regard et leur réflexion sur ce que représente l’acte de juger.

La rédaction : Votre regard sur la justice a-t-il changé avec ce documentaire ?

Robert Salis : Je ne m’attendais pas à de telles rencontres. Ceux dont nous avons récolté les témoignages possèdent des qualités qui me paraissent fondamentales, et que François Molins évoque justement : l’humanité et l’humilité. Par ailleurs, le vice-procureur de Bobigny, Didier Allard, dit : être magistrat, c’est avoir un pouvoir énorme, et si l’on en tire une jouissance, c’est là que cela peut devenir dangereux.

 

 

Propos recueillis par Thomas Coustet

Robert Salis

Robert Salis est réalisateur, écrivain et producteur français. Rendre la justice est son cinquième long métrage.