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Interview

La transformation numérique des notaires décryptée par trois enseignants-chercheurs

Trois enseignants-chercheurs en droit de l’université Paris-Nanterre, Manuella Bourassin, Corine Dauchez et Marc Pichard, codirecteurs de la recherche Notariat et numérique. Le cybernotaire au cœur de la République numérique, livrent à Dalloz leurs observations sur la façon dont les notaires se sont emparés du numérique. Alors que le notariat souffre d’une image passéiste, la profession s’est pourtant mobilisée pour se transformer grâce au numérique, remarquent-ils. Interview…

le 8 décembre 2022

Dalloz actualité : Quel est le principal enseignement à retenir de vos recherches sur les notaires et le numérique ?

Manuella Bourassin, Corine Dauchez et Marc Pichard : Nos travaux contredisent des a priori sur la profession notariale, marquée par une image passéiste et parfois même présentée comme un frein à l’innovation. Or l’approche institutionnelle des rapports entre le notariat et le numérique, sur laquelle repose l’une des deux parties de notre recherche, a permis de mettre en évidence que la profession notariale est un acteur de pointe en matière de technologie. Les instances notariales ont initié très tôt, dès la fin des années 1990, des politiques numériques qui ont évité au notariat d’être submergé par la révolution numérique. À différents égards, au contraire, le service public notarial ressort consolidé, car sa digitalisation accompagne la transformation numérique de l’État et de la société civile.

Ainsi, au sujet de l’acte authentique, qui est le cœur de l’activité notariale, la profession a toujours été force de propositions en faveur de la dématérialisation. Elle a même parfois dû lutter contre les pouvoirs publics pour obtenir des évolutions majeures, telle l’équivalence des actes authentiques sur support papier ou électronique ! On peut souligner également que sur la dématérialisation des relations avec les services de la publicité foncière, la profession a noué avec la DGFiP un partenariat très fructueux pour l’État, qui se traduit depuis plusieurs années par des téléréquisitions et télépublications, et se poursuit actuellement avec le déploiement de l’ANF – accès électronique et direct des notaires au fichier immobilier.

L’approche empirique adoptée dans la seconde partie de notre recherche, sur le fondement de différentes enquêtes de terrain, confirme la mutation numérique du notariat. Nous avons observé et analysé les multiples facettes de la transformation digitale des offices, ainsi que l’adhésion globale qu’elle suscite. D’importantes nuances ont toutefois été soulignées : les défis que soulève le numérique, en termes notamment de sécurité, de confiance, d’indépendance ou encore de souveraineté, ne sont pas tous parfaitement relevés par les instances ; du côté du notariat dit « de la base », il existe des résistances au tout numérique.

Dalloz actualité : Vous pointez ainsi dans vos travaux le risque d’un notariat à deux vitesses, avec cette question d’une appropriation différente des nouveaux outils numériques selon les offices ?

Manuella Bourassin, Corine Dauchez et Marc Pichard : La conversion des notaires au numérique a eu lieu partout. Il n’y a plus d’office déconnecté, car le numérique, sous la forme des actes authentiques électroniques, est devenu ces dix dernières années une condition d’exercice de la profession. Comme la production et la publication des actes notariés reposent sur des outils et systèmes, soit déployés et contrôlés par la profession, soit agréés par le Conseil supérieur du notariat (CSN), il existe un modèle de cyberoffice pour tout ce qui concerne le cœur de métier. En revanche, plus on s’éloigne des activités régaliennes du service public de l’authenticité, plus des disparités se font jour dans la mobilisation des outils numériques. Par exemple, tous les offices n’ont pas leur propre site Internet ou des comptes de réseaux sociaux ; rares sont ceux qui proposent à leurs clients des outils collaboratifs.

Si nous avons mis en exergue un notariat à deux vitesses, c’est surtout parce que le niveau d’engagement des offices dans le numérique, que ce soit pour répondre à l’objectif politique de « zéro papier » ou à la demande des clients de rendez-vous à distance, dépend beaucoup des investissements que les offices peuvent réaliser. Le notariat à deux vitesses que nous avons observé au plan numérique recoupe amplement celui dont il est souvent question, surtout depuis la loi Croissance, au niveau économique.

Dalloz actualité : Les notaires peuvent-ils espérer un rapport de force plus équilibré avec les entreprises de services numériques ?

Manuella Bourassin, Corine Dauchez et Marc Pichard : Cette relation déséquilibrée a commencé avec la construction de l’infrastructure numérique notariale, qui a obligé la profession à faire intervenir des entreprises spécialisées. De vraies batailles ont été menées par les instances pour éviter la dépendance à l’égard des sociétés de services en ingénierie informatique, comme la création par le notariat de sa propre société de services afin d’établir une saine concurrence. Ce type de bataille a été perdue avec la faillite de ladite société. Aujourd’hui, trois entreprises de services numériques se partagent le marché des progiciels du notariat. Le CSN exerce à leur égard différents contrôles, notamment par les agréments des systèmes d’information, de visioconférence ou d’archivage imposés par les décrets qui régissent les actes notariés. Cela n’empêche pas la dépendance, et même une certaine captivité, des notaires vis-à-vis de leur fournisseur de logiciel métier.

On aurait pu penser que les rapports de pouvoir allaient changer avec l’émergence de la legal tech dans les années 2010. Au départ, ces startups étaient vraiment orientées vers la digitalisation de la relation client, un marché où les trois fournisseurs historiques n’étaient pas présents. Mais ce mouvement n’a pas prospéré et ces startups se sont repliées vers les outils métier du notariat. Leur nouvelle orientation a été certainement accentuée par l’augmentation du nombre d’offices provoquée par la loi Croissance. Pour faire face à la pénurie de collaborateurs qui en a résulté, les startups ont développé des outils métier. Mais sur ce terrain, elles ont évidemment subi la concurrence des fournisseurs historiques, dont l’envergure financière, bien plus importante, a permis de développer des outils plus performants, notamment par l’intégration de l’intelligence artificielle. Les déséquilibres sont à ce point prégnants qu’il ne paraît donc guère réaliste d’envisager un renversement de ces rapports de force.

Dalloz actualité : Où en est-on de la mise en place d’une blockchain notariale, l’un des projets symboliques de la transformation numérique de la profession ?

Manuella Bourassin, Corine Dauchez et Marc Pichard : Le projet est sur le point de voir le jour. Les notaires du Grand Paris ont lancé leur blockchain privée en juin 2020, avec la constitution d’une autorité de confiance numérique. La mise en œuvre du premier cas d’usage est imminente. Il s’agit de la tenue d’un registre dématérialisé destiné à sécuriser et à assurer la traçabilité des mouvements relatifs aux titres de sociétés non cotées. Il y aura certainement d’autres applications, comme « blockchainiser » les documents des data rooms notariales, particulièrement en matière d’immobilier complexe.

La profession notariale a intérêt à s’investir dans cette technologie qui, contrairement à ce qui a pu être craint les premiers temps, ne remplacera pas les tiers de confiance, tels les notaires. La blockchain, il ne faut pas la prendre pour plus que ce qu’elle est, à savoir un outil de sécurité informatique. C’est important pour la profession notariale de la maîtriser, à l’instar des autres innovations technologiques de ces vingt dernières années. D’un point de vue politique, cette appropriation est également cruciale, car la construction de blockchains privées notariales replace les notaires, qui sont des officiers publics, au cœur d’une technologie qui est à l’origine profondément antithétique à l’État et fondée sur une idéologie libertarienne. En cela, le notariat participe à la souveraineté numérique de l’État.

 

Propos recueillis par Gabriel Thierry

Manuella Bourassin, Corine Dauchez et Marc Pichard

Manuella Bourassin, Corine Dauchez et Marc Pichard sont enseignants-chercheurs et codirecteurs de la recherche Notariat et numérique.