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Interview

« Une longue et belle aventure » - Entretien avec Maître Olivier Fille-Lambie

Notre environnement juridique connaît de profondes mutations, et les professions juridiques et judiciaires sont en pleine transformation. L’automatisation, l’accès facilité à l’information, les outils de communication en ligne et l’intelligence artificielle bouleversent leur quotidien. Percevoir ces changements comme une menace ou une opportunité dépendra de la façon dont les juristes les abordent et s’y adaptent. Pour nous aider à mieux comprendre ces évolutions et leurs implications, sur les professionnels du droit en général, et la profession d’avocat en particulier, Krys Pagani, avocat, co-pilote du Comité stratégique avocats Lefebvre Dalloz et co-créateur du Cercle K2, nous propose une série de grands entretiens avec des universitaires, avocats, magistrats, notaires, administrateurs et mandataires judiciaires, commissaires de justice, experts comptables, etc., qui ont démontré au cours de leur carrière professionnelle une forte capacité d’anticipation et d’adaptation pour naviguer avec succès dans des univers complexes et incertains.

le 31 mai 2024

Cette série d’entretiens est réalisée en partenariat avec le Comité stratégique avocats Lefebvre Dalloz

 

Krys Pagani : Le cabinet Hogan Lovells compte environ 2 800 avocats répartis dans plus de quarante-cinq bureaux à travers le monde, notamment à Londres, Washington, D.C., Johannesburg, Dubaï, et Paris, et génère un chiffre d’affaires de 2,7 milliards de dollars en 2023. Comment un avocat français arrive à être nommé à la direction Afrique d’un cabinet international de cette taille ? Quel a été votre parcours pour y parvenir ?

Olivier Fille-Lambie : Une longue et belle aventure… Après des études de droit privé à Paris 2 (de la 1re année à un 3e cycle de droit des affaires) suivies de l’EFB, je m’envole au début de l’année 1994 vers un destin… inconnu. Premier acte qui sera déterminant pour la suite de ma carrière, j’ai trouvé un cabinet français qui accepte de me prendre dix-huit mois en coopération en Côte d’Ivoire. Le statut de coopérant n’est pas compatible avec celui d’avocat, donc aussitôt après avoir prêté serment, je me fais omettre du Barreau de Paris pour signer avec le ministère de la coopération. L’histoire est assez incroyable car il faut dire qu’il y a très peu de postes de coopérants juristes dans le monde, à cette époque : dans mon souvenir, seuls deux cabinets en proposent (Gide et Jeantet) et il y a quelques postes de juristes réservés en ambassades, quelques dizaines tout au plus. Autant dire que les chances de partir en coopération sont minces. Heureusement pour moi, par un heureux concours de circonstances, on me met en relation avec Jean-François Chauveau, associé du cabinet Klein en charge du bureau d’Abidjan. On ne lui a jamais proposé de prendre un coopérant français, le courant passe et la formule le séduit ! Le reste se passe avec une étonnante facilité : la demande est validée par le ministère, quelques vaccins et me voilà embarqué sur un vol d’Air Afrique… Impossible de résumer une première expérience aussi riche. Du point de vue professionnel, j’intègre une équipe de juristes et d’avocats français et ivoiriens qui exercent comme conseils d’investisseurs internationaux publics et privés. Le pays traverse une période mouvementée de son histoire, avec le décès du président Houphouët Boigny et la dévaluation du franc CFA. L’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) est lancée cette année-là. On est encore dans l’euphorie des années fastes d’une économie tirée par l’exportation de café et de cacao. Le cabinet Klein, par sa position de conseil du ministère des Finances, est associé aux grandes réformes économiques (privatisations, réformes sectorielles et législatives, etc.). À la fin de cette coopération, il faut bien rentrer en France, se réinscrire au Barreau de Paris et se confronter à l’exercice du métier au sein d’un cabinet d’avocats spécialisé en droit des affaires.

Second acte, également riche en expérience puisque, entre temps, sous l’impulsion de son fondateur Théo Klein, le cabinet a fusionné avec un cabinet anglais (Theodore Goddard). Une première en France, qui nous ouvre la porte d’un réseau mondial avec des bureaux en Asie (Singapour) et un cabinet de correspondants aux États-Unis (Dewey Ballantine). Cette période me permet de consolider les acquis de l’expérience ivoirienne du conseil dans le domaine des contrats d’investissements. La technique du financement de projet, qui s’est développée au sein des banques et des cabinets d’avocats présents sur les places financières de Londres et de New York, vient seulement d’arriver en France, à l’occasion du projet Eurotunnel. C’est peut-être le moment d’aller se former là où elle est pratiquée…

Justement, c’est le troisième acte, une opportunité se présente d’aller travailler avec l’un sinon le spécialiste de la matière, Michael Elland-Goldsmith, qui dirige une équipe dédiée au sein du bureau de Paris du cabinet Clifford Chance. Je ne quitterai plus désormais les cabinets anglais puisque quelques années plus tard se présente l’occasion d’aller chez Lovells, avec Jacques Bertran de Balanda, monter une équipe de financement de projet à Paris (bientôt rejoints par Bruno Cantier et Ludovic Babin, qui se sont formés chez PWC, un pionnier en la matière). Il faudra attendre encore quelques années pour que le marché français décolle (avec les partenariats publics privés de l’ordonnance de 2004) et que nous ayons l’opportunité d’exporter notre savoir-faire, en Europe de l’Est et finalement sur le marché africain, à partir de 2008, et jusqu’à aujourd’hui. La boucle est bouclée avec l’expérience ivoirienne. Entre temps, je suis nommé associé en 2007, et en 2010 le cabinet fusionne avec un cabinet américain, et est devenu Hogan Lovells.

En 2014, Steve Immelt est notre premier CEO américain de la firme issue de cette fusion. Très tôt, il s’intéresse aux opportunités que le continent africain peut apporter à notre firme mondiale. Le cabinet a déjà une pratique bien établie en Afrique depuis des bureaux comme ceux de Paris, Londres et Dubaï, et même une présence à Johannesburg. En 2017, Andrew Skipper, associé à Londres, reçoit le mandat de créer un « groupe Afrique ». Pour cela, il constitue une équipe à Londres et en Afrique du Sud pour coordonner le réseau de correspondants, développer les réseaux sociaux, etc. En quelques années, la visibilité du cabinet a nettement augmenté, et le « groupe Afrique » de Hogan Lovells est devenu partie intégrante de la firme.

Le relai est passé en 2022, et la direction du « groupe Afrique » est désormais confiée à Arun Velusami et moi-même. Arun, avec une carrière en Afrique dans les projets d’énergie, maintient le lien avec Londres. Ma nomination met en avant la zone francophone où nous sommes présents depuis plus de vingt ans via le bureau de Paris.

Krys Pagani : Pouvez-vous nous présenter l’activité de financement de projet et ce qu’elle implique juridiquement et économiquement ?

Olivier Fille-Lambie : Le financement de projet est une technique conçue par les banques pour répondre au besoin de financement des grandes infrastructures publiques ou privées avec comme caractéristique principale de faire supporter l’endettement par une société privée spécialement créée pour l’occasion et de limiter les recours du prêteur aux seuls revenus générés par le projet à travers ladite société. Cette technique peut être utilisée aussi bien pour le financement d’ouvrages publics (autoroutes, ponts, aéroports, réseaux de câbles, bâtiments administratifs, etc.) que pour des ouvrages privés (ouvrages industriels, centrales de production d’électricité, usines de batteries, data centers, etc.)

Comme toute technique bancaire, elle repose pour sa mise en œuvre sur une structure contractuelle assez complexe compte tenu du nombre d’intervenants au projet : État ou collectivité locale, actionnaire privé, constructeur, exploitant, prêteurs, assureurs, etc.

Dans ce contexte, le travail de l’avocat est d’accompagner la mise en place de cette structure contractuelle, en conseillant l’une des parties impliquées dans le projet et en participant à la rédaction et à la négociation des contrats. La matière juridique est riche puisqu’elle requiert des compétences en droit public (le contrat de concession de service public ou le contrat de partenariat sont les principaux contrats publics sur lesquels les financements de projet se sont développés en France), en droit des obligations et en droit des sûretés (pour la partie qui concerne les contrats de financement), en droit des sociétés (pour la négociation des accords avec les actionnaires) mais elle fait également intervenir d’autres matières comme le droit de l’environnement, le droit des assurances, le droit fiscal et la règlementation sectorielle relative au projet (réglementation de l’énergie par exemple).

Sur certains projets d’envergure, les cabinets doivent mobiliser pendant plusieurs mois, parfois plusieurs années, une équipe pluridisciplinaire agissant sous la conduite d’un chef de projet, ce qui constitue l’un des attraits de cette matière. Lorsque le projet est réalisé à l’international, comme c’est le cas en Afrique, l’équipe est renforcée par un cabinet local qui couvre les nombreux aspects relevant du droit du pays dans lequel le projet est réalisé (règles de passation des marchés, droit des sûretés, règlementation des changes, régime foncier du projet, pour ne retenir que quelques exemples).

La technique a été importée en France, notamment à l’occasion des dossiers Eurotunnel et Eurodisney, à travers les cabinets anglais et américains (Clifford Chance, Linklaters, Freshfields, White & Case, pour ne citer que quelques-uns présents à l’origine) mais aujourd’hui, elle est pratiquée au sein de nombreuses structures parmi lesquelles figurent des cabinets français (Gide, Jeantet, De Pardieu) et même, plus récemment, des cabinets de niche qui se sont spécialisés sur le financement des projets d’énergie renouvelable.

Krys Pagani : Dans quels secteurs en particulier avez-vous développé votre pratique de financement de projet ?

Olivier Fille-Lambie : Notre équipe à Paris a développé sa pratique des financements de projet principalement dans les domaines des infrastructures et de l’énergie. L’expérience de long terme nous donne une connaissance approfondie de ce marché, notamment en Europe. Mais en Afrique, on ne peut pas se limiter à un créneau trop étroit de spécialisation. Il faut être capable d’accompagner les évolutions, même si le domaine de l’énergie restera l’un des secteurs clés, car indispensable pour accompagner la croissance du continent.

Pour ma part, j’ai le souci de varier le plus possible les dossiers de financement sur lesquels mon équipe travaille. Nous aimerions, par exemple, explorer dans les années à venir des domaines comme celui de la valorisation des déchets qui, en Afrique, échappe pour l’instant à l’initiative privée. Nous ne sommes pas non plus limités aux seuls pays des zones de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et même OHADA. Il existe de nombreux autres pays de tradition de droit civil dans lesquels nous pouvons accompagner des clients.

Le continent n’échappe pas à la question de la transition énergétique, ce qui a un effet sur la multiplication des projets en cours, en particulier dans le domaine des énergies renouvelables. Mais, dans le même temps, on note ces dernières années un net regain pour les projets d’infrastructures, notamment dans le domaine des transports (aéroports, ports, transports urbains).

Dans ces conditions, nous devons rester agiles. Par ailleurs, si le financement de projet est la première expertise à partir de laquelle nous avons exporté nos savoir-faire depuis la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis, l’activité est désormais plus variée, avec du M&A, des marchés de capitaux (titrisation par ex.), du restructuring ou du private equity.

Krys Pagani : Comment anticipez-vous les évolutions dans ces secteurs ?

Olivier Fille-Lambie : Compte tenu de notre présence historique sur le marché de l’énergie, nous restons très attentifs à son évolution, avec le développement des projets d’énergies renouvelables, dans le domaine solaire notamment. Le marché est difficile pour les investisseurs, avec des périodes de développement très longues, mais il y a un appétit des acteurs privés et des bailleurs de fonds pour financer ces projets. C’est le cas au Tchad, par exemple, avec une première centrale solaire dans un pays qui a pourtant connu une période de transition politique difficile en 2021. Nous regardons également les projets d’hydrogène, même s’il est encore tôt pour savoir dans quelle direction ces projets vont se fixer.

Sur les nouvelles technologies, nous observons de près le marché de la construction des data centers et l’évolution des législations africaines en matière de protection des données, qui conditionne l’implantation de nouvelles entreprises de la « tech ».

Sur ces domaines relativement nouveaux, nous avons la chance de pouvoir accéder, grâce à notre réseau, à un savoir-faire technique forgé lors d’opérations déjà réalisées en Europe, en Asie ou en Amérique.

C’est d’ailleurs cela que nos clients viennent chercher en nous consultant avant de prendre la décision d’investir en Afrique. Ils savent que nous pourrons couvrir de nombreux aspects juridiques, allant de la protection des données aux questions juridiques, en passant par la réglementation sectorielle, avec un accompagnement complet dans ces domaines. Parfois, il s’agit d’une décision stratégique visant à s’implanter massivement en Afrique, sur des dizaines de marchés simultanément, ce qui impose de mener les due diligences parallèles, et nous octroie une connaissance assez complète du secteur, ainsi qu’une certaine longueur d’avance sur nos concurrents.

Krys Pagani : Dans le paysage du droit des affaires en Afrique, quel rôle joue l’OHADA ?

Olivier Fille-Lambie : Le droit des affaires en Afrique francophone reflète la diversité et la richesse du continent : pluriel, foisonnant, au carrefour des cultures, innovant, et en quête d’unité. C’est un droit au service d’une économie en profonde transformation. L’intégration joue un rôle déterminant dans ce contexte. L’Afrique est le continent de l’harmonisation, avec un enchevêtrement complexe d’organisations régionales et sous-régionales dotées de pouvoirs normatifs.

Dans cette mosaïque de législations, l’OHADA joue un rôle majeur, en tant qu’initiative unique qui vise à unifier et à moderniser le droit des affaires dans ses dix-sept États membres. Créée en 1993, l’OHADA a pour mission de garantir un cadre juridique stable et harmonisé afin de faciliter les affaires et d’attirer les investissements. Elle couvre des domaines variés tels que le droit des sociétés, le droit commercial général, le droit des sûretés, le droit des procédures collectives, les voies d’exécution, et plus encore.

Pour les pays francophones, l’intégration a d’abord été économique et financière, structurée autour d’une monnaie unique, le CFA, répartie sur deux zones économiques. Elle est ensuite devenue politique, avec des réactions notables dans le cadre des conflits régionaux. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’UEMOA, et la CEMAC sont des institutions qui ont transformé le paysage en bousculant les frontières nationales. Cependant, cette histoire est mouvementée, comme en témoigne la volonté récemment exprimée par certains pays de se retirer de ces organisations, en particulier celles qui réglementent la monnaie unique.

Dans ce contexte dynamique, l’OHADA est une œuvre remarquable. Organisation d’unification du droit unique au monde, elle affiche désormais, du haut de ses trente ans d’existence, un bilan plus que positif, reconnu comme tel dans les études de la Banque mondiale. L’apport de cette organisation à la stabilité de l’environnement des affaires et à la croissance économique de ses pays membres est indéniable. En tant que zone juridiquement intégrée, l’OHADA constitue un puissant facteur d’attractivité des investissements, car c’est un droit protecteur face au risque politique. En effet, les États membres ne peuvent pas modifier les actes uniformes, qui ont une valeur juridique supérieure aux lois nationales. Cette intégration est telle que les professionnels du droit parlent d’« espace OHADA » pour désigner les dix-sept pays membres de cette organisation.

Évidemment, la seule stabilité juridique ne suffit pas pour créer un climat de confiance propice aux investissements étrangers. Les investisseurs recherchent également la stabilité politique. Là-dessus, le bilan est plus contrasté, au vu des évènements de ces dernières années dans lesquels plusieurs pays ont connu des changements de régime en dehors des procédures légales. Outre l’effet immédiat que ces événements peuvent avoir sur les dossiers de financement en cours, qui sont automatiquement gelés pour une durée indéterminée, on peut craindre qu’ils fassent peser un risque de déstabilisation sur le fonctionnement des institutions. En effet, plusieurs pays ont indiqué vouloir sortir de certaines institutions comme la CEDEAO, sans qu’il soit possible de mesurer à ce jour toutes les conséquences immédiates ou en chaîne que cela peut produire, si ces annonces sont suivies d’effets.

Heureusement, dans ce contexte incertain, le Sénégal a envoyé un signal fort à ses partenaires, et à la communauté internationale, à savoir qu’il n’y a aucune fatalité qui toucherait le continent africain lorsqu’il s’agit d’assurer une alternance démocratique. Par ailleurs, le climat économique des affaires des pays qui ne sont pas concernés directement par ces événements ne semble pas en avoir été affecté. Toutefois, le risque que l’on peut anticiper est celui d’augmenter l’écart de développement entre les pays de la zone côtière, et les pays enclavés de la zone sahélienne, ce qui n’est pas non plus sans danger de déstabilisation régionale à terme.

Krys Pagani : Quelle est votre expérience personnelle avec le droit OHADA, et comment cela a-t-il influencé votre pratique professionnelle ? Pourriez-vous partager des exemples concrets de projets marquants auxquels vous avez participé, et comment ces expériences ont façonné votre compréhension et votre pratique du droit des affaires en Afrique ?

Olivier Fille-Lambie : Je précise tout d’abord que je ne suis pas qualifié en droit OHADA, mais dans ma pratique des financements de projet en Afrique, j’ai souvent été confronté à son application, particulièrement dans les domaines du droit des sociétés, du droit des sûretés et du droit commercial.

Je suis d’ailleurs né professionnellement en même temps que l’OHADA, puisque, comme je l’ai mentionné, j’ai commencé ma carrière comme coopérant dans un cabinet d’avocats en Côte d’Ivoire, au début de l’année 1994, au moment où l’organisation a été lancée avec la sortie des premiers actes uniformes. Je me souviens très bien avoir assisté au colloque historique de lancement qui s’est tenu à l’hôtel Ivoire cette année-là.

Par la suite, nous avons eu la chance d’accompagner la Banque mondiale sur la réforme du droit des sûretés, en 2011. C’est une expérience unique pour un cabinet comme le nôtre, qui a marqué les avocats qui ont participé à cette aventure. Il s’agissait d’abord de constituer une équipe franco-africaine de rédacteurs autour d’un professeur de droit à l’autorité intellectuelle et morale irréprochable (le regretté professeur Pierre Crocq). Selon la méthode proposée par la Banque mondiale, nous devions d’abord établir un diagnostic de l’application de l’acte uniforme, en insistant sur les axes d’amélioration en tenant compte, notamment, des réformes intervenues dans certains pays comme la France, et proposer un nouvel acte uniforme à soumettre aux commissions nationales, en vue d’une adoption par les pays membres. Nous avons été associés à toutes les étapes de ce processus, et même plus, puisque la Banque mondiale a souhaité accompagner la réforme en nous invitant à organiser des séminaires d’information dans les pays eux-mêmes, ciblant, compte tenu de leur intérêt pour la matière, les juristes des banques africaines.

Krys Pagani : Quels sont les principales difficultés auxquelles a été ou est confrontée l’OHADA, notamment concernant l’effectivité de la norme et son adaptation à l’évolution de l’environnement économique de l’Afrique ?

Olivier Fille-Lambie : Les défis sont en effet multiples. Il faut d’abord s’assurer que le droit OHADA est appliqué par les acteurs des pays concernés (magistrats, greffiers, avocats, etc.). Or, ce qui paraît une évidence dans un certain nombre de pays membres, ne l’est pas nécessairement partout et en tout lieu (a fortiori dans certaines zones reculées des grandes villes). Cette lourde tâche revient à l’organisation et à ses institutions (secrétariat permanent, école de la magistrature, CCJA, etc.), qui doivent aussi rechercher en permanence les ressources financières nécessaires à leur fonctionnement. Le travail de marketing de l’organisation est un éternel recommencement.

Le second défi est celui de la mise à jour des textes juridiques, qui passe, comme on l’a vu pour le droit des sûretés, par des réformes ambitieuses des actes uniformes. Compte tenu de l’ampleur de la tâche, il faut là aussi un accompagnement financier pour accomplir ces réformes.

Mais le défi actuel est celui de l’extension de l’OHADA à de nouveaux pays.

L’OHADA n’a pas été conçue pour les seuls pays d’Afrique francophone (d’ailleurs, à ce jour, l’organisation compte deux pays non francophones) qui ont hérité du droit civil d’Europe continentale. Sa vocation est, par l’harmonisation du droit des affaires, de faciliter les échanges en créant un espace de droit unifié, prévisible et stable. Elle n’a donc en théorie aucune limite géographique et culturelle. À cet égard, l’arrivée d’un pays de « common law » serait une étape décisive de son nouveau développement. Pour l’heure, l’OHADA est en discussion avancée avec Madagascar, et une réflexion est en cours au Burundi. Il est intéressant de noter qu’il s’agit de pays assez éloignés géographiquement du bloc des pays actuels, et plus particulièrement du siège de la CCJA qui se situe à Abidjan, ce qui a souvent été, à juste titre, présenté par ces pays comme un obstacle à leur adhésion. C’est un sujet de réflexion que l’OHADA devra intégrer dans sa stratégie d’extension de l’institution (comme, par ex., en explorant la possibilité pour la CCJA de tenir des audiences dans des pays en dehors de son siège).

Le nouveau secrétaire permanent de l’OHADA semble avoir pris conscience de l’importance, sur le plan politique, de cette extension, et de la dynamique qui pourrait être créée par l’annonce prochaine de l’intégration d’un nouveau pays qui, par ailleurs, ne fait pas partie de la zone économique des premiers pays membres.

Enfin, l’OHADA ne peut pas ignorer les futurs projets intégrateurs que sont en particulier la Zone de libre-échange africaine (ZLECAF). Il est même essentiel qu’elle soit reconnue en tant que telle par cette organisation afin d’accompagner le mouvement et éviter ainsi le plus possible les risques de conflits en matière de normes juridiques (voire le risque de se retrouver « diluée » dans une nouvelle réglementation élaborée à l’échelle du continent).

Krys Pagani : Pouvez-vous décrire comment les cabinets internationaux collaborent avec les cabinets locaux en Afrique et comment cette collaboration a évolué au fil du temps ?

Olivier Fille-Lambie : En tant qu’avocats qualifiés en droit français ou en droit anglais, nous ne sommes pas habilités à prodiguer des conseils dans le droit des pays où nous intervenons. Cette règle simple qui relève de notre responsabilité professionnelle est valable en Afrique, comme partout ailleurs. À titre personnel, j’ai eu l’occasion de travailler au début de ma carrière au sein d’un cabinet installé en Afrique, mais avec la même réserve.

Aujourd’hui, le modèle suivi généralement par les cabinets internationaux lorsqu’ils accompagnent leurs clients dans un pays étranger est celui d’une intervention à partir de leurs bureaux étrangers, en collaboration avec les cabinets locaux, choisis en fonction de leur disponibilité et de leur intérêt pour le dossier concerné. Ce mode d’exercice, que nous pratiquons depuis plus de vingt ans, nous a permis d’établir des liens privilégiés, et même d’amitié, avec un grand nombre de cabinets africains, sans pour autant qu’il soit nécessaire d’établir une relation d’exclusivité qui n’est souhaitée par aucune des parties.

Krys Pagani : Quels sont les avantages et les difficultés de ce modèle de coopération sans relation d’exclusivité ?

Olivier Fille-Lambie : Le principal avantage de ce modèle de coopération réside dans sa souplesse et la liberté qu’il laisse à chacun des cabinets concernés de choisir son partenaire, dossier par dossier, en fonction par exemple, de la compétence technique et de l’expérience acquise dans un dossier similaire, de l’absence de conflit d’intérêt ou tout simplement des affinités. Le modèle permet d’ailleurs, lorsque toutes les parties sont d’accord, à un cabinet local de répondre simultanément à plusieurs sollicitations de cabinets internationaux lorsque ces derniers sont sélectionnés dans le cadre d’un appel d’offres, ce qui est très fréquent, pour ne pas dire systématique, dans notre pratique de financement de projet.

Certains cabinets internationaux ont eu une stratégie différente en privilégiant une relation d’exclusivité avec des cabinets locaux en Afrique, voire en recherchant une implantation locale (ce qui a pu se heurter, dans certains pays, à une résistance des barreaux locaux).

Ce n’est pas le choix du cabinet Hogan Lovells (à l’exception de l’Afrique du Sud). Nous avons préféré garder cette souplesse d’intervention et cette liberté mutuelle, tout en maintenant un lien très fort avec des cabinets partenaires de longue date. C’est d’ailleurs l’un des piliers de l’organisation de notre « groupe Afrique », qui justifie que nous ayons une avocate à Londres, qui a la charge d’animer notre réseau d’avocats correspondants en Afrique. Cette animation passe par des réunions téléphoniques régulières entre sous-groupes de cabinets autour de thématiques communes, l’organisation de séminaires et un programme d’échanges d’avocats entre nos cabinets.

Krys Pagani : Comment voyez-vous cette relation évoluer au fil des années, et quels sont les futurs défis et opportunités que vous anticipez pour cette coopération entre cabinets internationaux et africains ?

Olivier Fille-Lambie : À titre personnel, je considère que la collaboration avec les cabinets africains est l’un des aspects les plus gratifiants de ma pratique professionnelle. C’est en associant nos connaissances et compétences respectives que nous arrivons le mieux à répondre à la demande de nos clients. Prenons le cas d’une norme issue de l’OHADA. La connaissance technique que nous pouvons avoir de cette norme n’a aucune utilité si on ne la met pas en perspective avec son application au plan local. C’est précisément là où réside notre valeur ajoutée, et la qualité de la relation que nous avons avec le cabinet partenaire est essentielle pour notre client.

Bien sûr, il y a le sens de l’histoire. Comme nous, avocats français, nous nous sommes formés auprès de nos collègues anglais ou américains aux techniques des financements internationaux, les avocats africains se sont formés tout au long de ces années de collaboration avec des cabinets internationaux. On peut d’ailleurs observer leur agilité à répondre seuls aux sollicitations des banques commerciales africaines dans le cadre de syndications bancaires qui, dans certains cas, sont susceptibles de prendre le relais des banques internationales de développement qui ont tendance, encore à ce jour, à privilégier des droits étrangers pour régir leurs contrats de financement.

En tout cas, ce que l’on peut dire, c’est que la relation entre les cabinets internationaux et les cabinets locaux devrait être plus équilibrée dans l’avenir. Dans certains types de dossiers, il y aura encore besoin de faire appel à des connaissances techniques relevant de législations étrangères (le numérique, l’intelligence artificielle), mais l’expérience acquise ces dernières années par les cabinets africains (soit à travers ces modes de collaboration, soit avec le retour dans leur pays d’avocats qui se sont formés dans les cabinets internationaux) est telle que cela devrait entraîner naturellement une répartition du travail davantage en faveur de ces derniers.

Cette expérience de partage de connaissances et de méthodes de travail n’est sans doute pas étrangère à une évolution notable des cabinets d’avocats d’Afrique francophone vers une plus grande spécialisation et, dans une certaine mesure, une plus forte concentration. Il n’est pas rare désormais de trouver dans certaines capitales africaines un ou plusieurs cabinets d’une vingtaine d’avocats et juristes, qui constitue une offre de services spécialisés dans les domaines recherchés par les investisseurs ou bailleurs internationaux. On peut également observer au sein de l’espace OHADA un phénomène d’alliance entre cabinets africains qui sont alors en mesure de mutualiser leurs compétences et de répondre, lorsque le cas se présente, en mobilisant les effectifs nécessaires à partir de différents pays de la zone.

Il reste, pour l’avenir, aux barreaux africains à répondre à quelques sujets sensibles pour s’adapter pleinement à cette mondialisation du droit. Par exemple, la question du partage du marché, voire de la fusion, entre les professions d’avocats et de conseils juridiques (lorsque ces derniers font l’objet d’un statut autonome réglementé, ce qui n’est pas toujours le cas), est à ma connaissance toujours en discussion.

Krys Pagani : Finalement, quel bilan tirez-vous de votre expérience d’avocat français au sein d’une firme internationale ?

Olivier Fille-Lambie : Après plus de vingt années, je dois dire que je suis très satisfait de mon expérience au sein du cabinet Hogan Lovells. J’ai le sentiment d’y avoir trouvé le meilleur des deux mondes, à savoir celui des grands cabinets de réseaux présents sur les grandes places financières et à la pointe de la compétence technique dans presque tous les domaines du droit des affaires (en particulier dans le domaine de la finance), et celui des cabinets indépendants de taille plus modeste mais capables de s’adapter rapidement aux évolutions de leur marché. Lorsque je regarde le développement de nos activités en Afrique, je constate que nous avons clairement su nous appuyer sur ces deux forces.

Krys Pagani : Quelle est la différence entre le fonctionnement d’une structure collective comme Hogan Lovells et l’exercice individuel de la profession ?

Olivier Fille-Lambie : En fait, il n’y a peut-être pas tant de différence que cela entre l’exercice de la profession d’avocat en cabinet individuel et au sein d’une structure collective comme Hogan Lovells. La formation, l’approche du métier de conseil, la gestion des clients, le travail en équipe, etc., sont sensiblement les mêmes. Ce qui change, c’est la spécialisation et l’organisation interne. Bien sûr, la spécialisation peut paraître pesante vue de l’extérieur, mais pour ma part je ne l’ai pas ressenti comme cela. Il est vrai aussi qu’en prenant comme axe de développement l’activité de financement de projets en Afrique, j’ai choisi peut-être sans le savoir la diversité dans la spécialisation (un projet portuaire en Mauritanie ne ressemble pas à un projet similaire au Cameroun). Reste l’organisation interne, qui peut elle aussi paraître contraignante. En réalité, il n’en est rien. Avec le temps, on s’accommode très bien d’un mode de gestion qui présente de nombreux avantages matériels (en particulier lorsque l’on veut développer de nouveaux marchés) et qui, de surcroît, vous laisse une marge importante de liberté d’action, dans la limite où elle correspond aux objectifs que vous vous êtes fixés.

Bien sûr, il existe de nombreux modèles d’organisation et de gestion des cabinets d’avocats, qui ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients, mais celui des cabinets internationaux, notamment de culture anglaise, a montré par sa durée d’existence une étonnante capacité d’adaptation aux aléas de la vie économique. Il n’y a pas de secret derrière cela mais un savoir-faire qui mérite d’être reconnu comme tel. 

Olivier Fille-Lambie

Associé membre de la pratique de financement de projet à Paris, Olivier Fille-Lambie est également co-responsable du groupe Afrique du cabinet Hogan Lovells aux côtés d’Arun Velusami, associé du groupe projet du bureau de Londres.