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Le droit en débats

Affaire Alstom/Hoskins : le bras de fer entre administration et justice sur l’application extraterritoriale du FCPA continue

Le Department of Justice (DoJ) américain vient de subir un nouveau revers dans une procédure à rebondissements après l’acquittement le 26 février dernier de Lawrence Hoskins, ancien cadre d’Alstom, poursuivi au titre de la législation anticorruption américaine.

Par Thibault Mercier le 19 Mars 2020

Le FCPA, instrument américain de lutte mondiale contre la corruption

Foreign Corrupt Practice Act (FCPA) : c’est par cette loi visant à lutter contre la corruption d’agents publics étrangers que nombre de sociétés européennes ont découvert, à leurs dépens, la notion d’extraterritorialité du droit américain. Mais c’est surtout à la lueur de l’affaire Alstom que le gouvernement français et le grand public ont pris conscience de la place du « droit » dans une guerre économique que l’Europe refusait jusqu’à lors de nommer.

Rappelons que c’est sur ce fondement que le Department of Justice (DoJ) a pu contraindre Alstom à verser en 2014 plus de 700 millions de dollars au Trésor américain pour des faits de corruption. Nous renverrons utilement à l’ouvrage très remarqué de Frédéric Pierucci1, ancien vice-président d’Alstom Chaudière ayant passé plus de vingt-cinq mois de prison sur le territoire américain, pour les détails de cette affaire ayant mené à la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electrics.

Deals de justice ou procès devant le juge ?

Alors que ce dossier apparaissait clos (à tout le moins juridiquement, les remous médiatiques n’ayant pas terminé d’agiter l’opinion), une procédure connexe impliquant elle aussi un ancien dirigeant d’Alstom reste pourtant toujours pendante devant les juridictions américaines, et ce depuis 2013. En effet, Lawrence Hoskins, ancien vice-président d’Alstom Asie, mène un combat de longue haleine contre le DoJ. Pour rappel, ce citoyen britannique avait été arrêté le 23 avril 2014 dans les Îles Vierges américaines et transféré sur le continent américain à la suite d’une procédure d’« indictment » lancée le 30 juillet 2013 par le DoJ pour des faits de corruption d’agents publics indonésiens qui auraient eu lieu entre 2002 et 2004.

Si le cas du Britannique peut sembler insignifiant à l’échelle de ce qu’il est désormais commun de nommer le « scandale Alstom », ce dossier dépasse pourtant largement les intérêts particuliers de M. Hoskins. En effet, cet ancien cadre est l’un des rares individus à avoir refusé ces fameux deals of justice, ces transactions négociées avec le DoJ pour éviter un procès long, coûteux et à l’issu incertaine qui ont été magistralement décrites par Pierre-Servan Schreiber et Antoine Garapon dans un ouvrage qui a déjà fait date et vient d’ailleurs d’être réédité aux PUF dans la prestigieuse collection « Quadrige »2.

S’agissant de justice, ces transactions n’en ont que le nom, car, rappelons-le, c’est bien l’administration américaine qui sanctionne, et non la justice américaine (et son système judiciaire) qui juge. Il est par ailleurs légitime de se demander si une « justice » négociée, qui plus est sous la contrainte, peut encore revêtir le sceau de la justice.

Quoi qu’il en soit, Hoskins a donc refusé de transiger, permettant en conséquence au juge américain de s’emparer du dossier. Et c’est pour cette raison que cette affaire revêt un intérêt tout particulier. Les entreprises européennes, leurs dirigeants, leur compliance officers mais aussi leurs avocats allaient enfin pouvoir obtenir des réponses à certaines de leurs interrogations : serait-il efficace pour une entreprise étrangère soumise à une enquête du DoJ pour violation du FCPA de tenir tête au procureur américain et d’aller au procès ? Et le cas échéant, les juridictions américaines seraient-elles plus « justes » que l’administration ?

Application extraterritoriale des lois américaines : des procès extrêmement rares

Les procès aux États-Unis relatifs à la portée extraterritoriale du droit américain sont extrêmement rares. Tout juste pensera-t-on à cet arrêt du 24 juin 20103 où la Cour suprême des États-Unis s’était prononcée sur le caractère non extraterritorial du Securities Exchange Act de 1934, en décidant que les investisseurs qui avaient acquis des actions de sociétés non américaines sur des marchés non américains ne pouvaient pas agir en justice aux États-Unis pour obtenir réparation (la France avait à l’occasion déposé un mémoire en ce sens devant la Cour). Le juge américain était alors apparu plus sage que l’administration américaine en refusant une portée extraterritoriale à un texte qui ne prévoyait pas cette possibilité.

Échaudé, le gouvernement américain avait immédiatement réagi en introduisant un amendement au projet Dodd Frank permettant aux États-Unis de réprimer toute conduite qui concourrait à l’infraction, même lorsque la transaction aurait été conclue en dehors du territoire américain.

L’affaire Hoskins est donc l’occasion de recueillir à nouveau du juge américain son avis sur le champ d’application extraterritorial de la loi américaine, en l’occurrence du FCPA. Revenons donc sur les trois principaux volets de cette affaire, dont le dernier s’est clos la semaine dernière.

2018 : premier coup d’arrêt du juge américain à l’extraterritorialité du FCPA

Poursuivi par le procureur américain depuis 2013, M. Hoskins avait contesté être assujetti aux dispositions du FCPA et refusé toute transaction. L’affaire avait donc été portée devant la Cour d’appel fédérale américaine pour le deuxième circuit (United States Court of Appeals for the Second Circuit), dont la juridiction s’étend sur le Connecticut, siège d’Alstom Power Inc., filiale américaine du groupe Alstom à laquelle le DoJ tentait de rattacher les activités d’Hoskins.

Par un arrêt remarqué du 24 août 20184, la Cour était venue apporter une première limitation à la portée extraterritoriale du FCPA en rappelant que cette loi ne pouvait avoir d’effet que sur les catégories de personnes énumérées limitativement par le texte et avait considéré que Hoskins ne remplissait pas les critères. La Cour avait jugé qu’un étranger non résident aux États-Unis et opérant entièrement en dehors du territoire américain ne pouvait être reconnu coupable de violations du FCPA, sauf s’il était prouvé qu’il agissait en tant qu’employé, administrateur ou « agent » d’une société américaine.

Se fondant notamment sur les travaux préparatoires au FCPA, qui excluaient les personnes étrangères placées dans la même situation que Hoskins de son champ d’application, elle avait alors logiquement refusé l’application du FCPA à l’espèce. Selon elle, il existait une présomption contre l’extraterritorialité du FCPA en l’absence de dispositions spécifiques du Congrès. Dans son arrêt, la Cour avait d’ailleurs noté que juger du contraire serait revenu à « transformer le FCPA en une loi visant à régir le monde ».

L’affaire avait en revanche été renvoyée en première instance concernant l’accusation selon laquelle Hoskins aurait agi en tant qu’agent d’Alstom Power Inc.

2019 : utilisation de la notion d’agent par le DoJ pour étendre la portée du FCPA

De retour devant le tribunal fédéral du Connecticut, la procédure s’était alors concentrée sur la question de savoir si le Britannique avait agi en tant qu’agent de la filiale américaine d’Alstom au moment des faits. Le point restait très incertain étant donné que le texte du FCPA ne prévoit aucune définition de cette notion d’agent.

Dans cette nouvelle instance, le DoJ et le juge américain avaient considéré en substance que le fait qu’Alstom Power Inc. ait été fortement impliquée dans le dossier indonésien sur lequel Hoskins travaillait au moment des faits suffisait à caractériser la mission d’agent. Peu importe qu’Alstom Power Inc. n’ait eu alors ni la possibilité de superviser et évaluer le travail d’Hoskins ni la possibilité de mettre fin à son contrat.

Rappelons utilement que Lawrence Hoskins n’est pas américain, qu’il ne travaillait pas pour Alstom Power Inc. et qu’il n’avait jamais mis les pieds aux États-Unis pour ses activités au sein du groupe Alstom.

Pourtant, dans une décision du 8 novembre 2019, et suivant les recommandations du DoJ et du juge, le jury américain avait alors considéré que Lawrence Hoskins avait agi en tant qu’agent de la filiale américaine d’Alstom. Rentrant dès lors dans le champ d’application du FCPA, M. Hoskins avait ainsi été déclaré coupable de plusieurs violations de cette loi anticorruption américaine.

Ce verdict avait alors été perçu comme un coup dur pour les défenseurs d’une application restrictive du FCPA, qui craignaient notamment un regain des poursuites des procureurs américains contre des entités ou citoyens non américains.

26 février 2020 : nouveau revers pour le DoJ et son interprétation extensive du champ d’application du FCPA

Hoskins ne souhaitant pas abdiquer dans cette lutte contre le ministère américain, l’affaire s’est donc retrouvée devant la U.S. District Court for the District of Connecticut. Et une nouvelle fois, le juge américain a décidé de résister aux interprétations extensives des procureurs.

Dans une décision du 26 février 2020, la Cour est ainsi revenue sur les conclusions du jury de novembre dernier, en considérant que les procureurs n’avaient pas réussi à apporter la preuve qu’Alstom Power Inc. exerçait « un contrôle suffisant sur les actions de M. Hoskins pour caractériser son mandant d’agent ». En outre, la Cour indique que la caractérisation de l’agence ne pouvait être accordée sachant qu’Alstom Power Inc. n’avait pas le pouvoir d’embauche et de licenciement sur Hoskins.

Le juge fédéral a cependant laissé la possibilité au DoJ de continuer la procédure sur d’autres fondements (notamment le blanchiment d’argent).

Si cet arrêt ne vient clore ni l’affaire Hoskins ni le débat sur l’application extraterritoriale du FCPA5, il prouve néanmoins que le juge américain sait en général faire preuve d’une plus grande prudence que l’administration américaine lui permettant de venir tempérer les velléités impérialistes de cette dernière.

 

 

Notes

1. F. Pierucci, Le Piège américain, JC Lattès, 2019 (prix littéraire des nouveaux droits de l’homme 2019).
2. Deals de justice. Le marché américain de l’obéissance mondialisée, PUF, 2013.
3. Morrison v. National Australia Bank, 2010.
4. United States v. Hoskins, 2018.
5. V. not. la décision United States v. Firtash (21 juin 2019) dans laquelle un tribunal de l’Illinois a validé l’interprétation du procureur américain selon laquelle le principe fédéral de la complicité et de la conspiration permettrait d’étendre le champ d’application des dispositions anticorruption du FCPA.