L’arrêt n° 20-80.135 du 14 avril 2021, rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation est à l’origine d’une avalanche de réactions négatives voire outrancières : revirement injustifié, inconséquence, antisémitisme, permis de tuer… Au-delà de la légitime incompréhension/colère des parties civiles, des réactions des hautes autorités judiciaires2, des tentatives des experts commis de « justifier »3 leurs travaux en en livrant directement la teneur dans la presse, des tribunes de magistrats4, des polémiques, des manifestations, des instrumentalisations, la nécessité de tirer les leçons5 de ce qui revêt désormais les contours d’un véritable fait de société, s’impose.
L’affaire Sarah Halimi invite le législateur, à compléter le dispositif légal pour éviter que des personnes ayant volontairement contribué à la survenue, même « délirante », de l’infraction, ne se voient pénalement absouts, dans des périodes où le terrorisme et son lot de « personnes fragiles et isolées » commettent le pire. Elle nous invite surtout à clarifier, sans les caricaturer, les termes du débat. Il ne s’agit pas de « juger les fous » mais de savoir qui et comment on juge de l’existence d’un trouble psychiatrique exonératoire de responsabilité pénale. Il ne s’agit pas de « juger la folie » mais de repenser, dans les (rares) cas où l’irresponsabilité pénale est contestée, « l’accès au juge » au sens de l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme, le besoin d’un « vrai procès »6 et la mise à disposition d’expertises adaptées. C’est à cette dernière question que ces quelques lignes seront consacrées.
« Le besoin de procès est là »
Les parties civiles, l’accusé, la société sont en droit d’attendre un « vrai procès » devant une juridiction de jugement normalement compétente : cour d’assises, cour criminelle départementale, tribunal correctionnel. Les juridictions de jugement sont d’ailleurs habituées à se prononcer sur les moyens d’irresponsabilité ou d’altération de responsabilité soulevés lors de l’audience.
Dans l’affaire Halimi, c’est la procédure résultant des dispositions des articles 706-119 et suivants du code de procédure pénale (v. supra), issue de la loi n° 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, qui a été mise en œuvre.
Or la chambre de l’instruction (« CHINS »), n’est pas une juridiction de jugement, elle ne prononce pas de peines. La « CHINS » est « la juridiction d’instruction du second degré » selon les termes du chapitre II du code de procédure pénale qui la régit. Même si les articles 706-119 et suivants du code de procédure pénale, la jurisprudence de la Cour de cassation et une décision récente du Conseil constitutionnel tendent à rapprocher ses audiences7 des audiences de jugement (comparution personnelle, droit au silence, possibilité pour la partie civile de faire poser des questions etc…), la CHINS reste marquée par ses spécificités.
Ainsi, en application de l’article 706-122 du code de procédure pénale, l’audience d’irresponsabilité devant la CHINS peut se tenir en l’absence de la personne mise en examen alors que la chambre criminelle de la Cour de cassation a développé une jurisprudence, au visa des articles 6, § 1 et 3, a et c, de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article préliminaire du code de procédure pénale, qui impose un sursis à statuer lorsque le prévenu/accusé est hors d’état de comparaitre car, justement, « on ne juge pas les fous »8.
Ensuite parce que faculté est laissée au pouvoir discrétionnaire du président d’entendre des témoins cités par le ministère public ou les parties, faculté qui n’est pas offerte aux juridictions de jugement (C. pr. pén., art. 323 à 346 ; art. 406 à 417 ; art. 550 à 566 ; Crim. 16 janv. 2019, n° 17-81.946).
Enfin parce que, seul un pourvoi en cassation est possible contre une décision de la CHINS ce qui exclut ab initio les voies de recours ordinaires.
Dès lors, la demande de « vrai procès » doit s’entendre, dans le cadre d’une réforme, par la saisine obligatoire de la juridiction de jugement dans des situations – qui restent rares – où la question de l’irresponsabilité pénale est discutée soit parce que les expertises sont divergentes, soit, tout simplement, parce qu’une partie le demande.
Le besoin d’un « encadrement » des expertises psychiatriques
La procédure « Halimi » pose à nouveau, en creux, le sujet : « expertises psychiatriques ». Un rapport sénatorial récent9 lui est d’ailleurs consacré. En effet, les textes relatifs au nombre, au contenu des missions confiées aux experts et aux droits des parties ne permettent ni de lisser les pratiques des magistrats instructeurs (C. pr. pén., art. 81, al. 7, 161-1, 167 et 167-1), ni d’assurer l’homogénéité quantitative et qualitative des données expertales pourtant nécessaires pour statuer sur la responsabilité pénale : contenu des missions, moment de la saisine, recours à un collège d’experts, choix d’un expert par défaut ou par choix (partage la « vision »), politiques différentes d’accès de l’expert aux pièces de la procédure, langage technique polysémique, appartenance non explicite à des « écoles », etc.
L’inscription sur la liste des experts, en application de la loi n° 71-498 du 29 juin 1971 ne résout pas tout. D’abord parce que chaque cour d’appel développe sa politique d’inscription en fonction notamment de ses besoins. Ensuite parce que la désignation d’experts non-inscrits « exceptionnelle » en principe (C. pr. pén., art. 157) est fréquente, faute de disponibilité des inscrits. Enfin parce que les juges et les juridictions sont confrontés, au quotidien à la pénurie qui peut imposer des désignations « par défaut » : face à des besoins toujours plus grands, les experts sont rares, peu disponibles, mal rémunérés et parfois peu/mal formés aux spécificités et aux enjeux judiciaires (C. pr. pén., art. 157 et 160). Chaque jour ou presque, des messages sur les listes de discussion des magistrats sollicitent les coordonnées d’un expert « disponible ».
Sans doute serait-il temps de réguler.
« Les procès finissent toujours par celui de la justice » (André Frossart)
Le choc créé par la décision de la Cour de cassation dans la procédure Sarah Halimi a souligné certaines incohérences, faiblesses et lacunes de la loi.
La question de l’auto-intoxication ou de refus de prendre un traitement n’est pas traitée de manière cohérente que ce soit dans le cadre des circonstances aggravantes (certaines atteintes à l’intégrité corporelle – viol, homicide involontaire – prévoient la circonstance aggravante de de prise d’alcool et de toxique et d’autres non, notamment le crime d’homicide) ou de la déclaration d’irresponsabilité.
Le régime des expertises psychiatriques et psychologiques en matière pénale n’est pas satisfaisant.
L’accès au procès doit être revisité.
Les recommandations formulées par la mission parlementaire sur « l’impact de l’absorption de substances exogènes sur la responsabilité pénale d’un auteur d’infraction » publiées le 25 avril 2021 et qui peuvent se résumer ainsi : ne rien changer, affiner la procédure devant la CHINS, évaluer et assurer un suivi des procédures d’irresponsabilité et des experts/tises – paraissent en partie éloignées des problématiques sociétales soulevées.
Mais la « procédure Halimi » nous rappelle surtout qu’une décision de justice n’est pas acceptée (acceptable ?) lorsqu’elle n’est pas comprise. Et cet appel-là relève de la responsabilité de l’institution judiciaire.
1. E. Macron, président de la République, 23 janv. 2020.
2. Communication du CSM du 25 avr. 2021, F. Molins, Rien ne permet d’affirmer que la justice serait laxiste, Le Monde, 24 avr. 2021.
3. Affaire Sarah Halimi, « Le crime était celui d’un fou, ce qui ne l’empêche pas d’être antisémite », Le Monde, 25 avr. 21 ; Affaire Sarah Halimi : un des experts défend ses conclusions, HuffPost, 19 avr. 2021 ;
D. Zagury, Affaire Sarah Halimi : « Il faut réformer le régime de l’irresponsabilité pénale, mais pas n’importe comment », Le Monde, 1er mai 2021.
4. J.-C. Muller et D. Sénat, Affaire Sarah Halimi : « La loi doit clarifier la question de la responsabilité pénale en cas de consommation volontaire de toxiques », Le Monde, 24 avr. 2021 ; Affaire Halimi : une réforme de la responsabilité pénale s’impose, Libération, 27 avr. 2021 ; Justice : « L’affaire Sarah Halimi ne fait peut-être que commencer – et le débat sur l’articulation entre justice et psychiatrie que rebondir », Le Monde, 11 févr. 2020
5. J. Mucchielli, Affaire Sarah Halimi : cannabis, meurtre antisémite et irresponsabilité pénale, Dalloz actualité, 30 déc. 2019 ; S. Fucini, Affaire Sarah Halimi : déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, Dalloz actualité, 3 févr. 2020 ; P. Januel, Trop d’expertises psychiatriques et psychologiques, pas assez d’experts, Dalloz actualité, 11 mars 2021 ; S. Hasnaoui-Dufrenne, Affaire Sarah Halimi : peu importent les raisons de la folie, Dalloz actualité, 28 avr. 2021 ;
6. Mort de Sarah Halimi : la Cour de cassation confirme l’irresponsabilité de son meurtrier, qui ne sera pas jugé, Le Monde, 14 avr. 2021 à 15h09 - Mis à jour le 14 avr. 2021 à 17h49.
7. Crim. 8 juill. 2020, n° 19-85.954 FS-P+B+I, Dalloz actualité, 7 sept. 2020, obs. M. Recotillet ; D. 2020. 1463 ; AJ pénal 2020. 414, obs. J.-B. Thierry ; RSC 2020. 686, obs. P.-J. Delage ; Cons. const. 9 avr. 2021, n° 2021-895/901/902/903 QPC., D. 2021. 699 .
8. Crim. 5 sept. 2018, n° 17-84.402, Bull. crim. n° 14 ; D. 2018. 2076 , note V. Tellier-Cayrol ; ibid. 2259, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ fam. 2018. 551, obs. A. Cerf-Hollender ; AJ pénal 2018. 517, obs. J.-B. Thierry ; RSC 2018. 935, obs. F. Cordier ; RTD civ. 2018. 868, obs. A.-M. Leroyer .
9. MM. J. Sol et J.-Y. Roux, Commission des lois et commission des affaires sociales n° 432 (2020-2021) - 10 mars 2021 ; Rapport d’expertise psychiatrique et psychologique en matière pénale.
10. Irresponsabilité pénale : le rapport Houillon/Raimbourg appelle à ne pas modifier le code pénal, Gaz. Pal. 27 avr. 2021 ; Rapport, Mission sur l’irresponsabilité pénale, févr. 2021.