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Le droit en débats

Agent orange : pour une approche finaliste de l’immunité des États

L’affaire Tran To Nga, qui opposait une victime de l’agent orange à des entreprises américaines ayant fourni ce défoliant pendant la guerre du Vietnam, met en lumière une tension croissante entre l’immunité des États et le devoir de vigilance des entreprises. La Cour d’appel de Paris, en confirmant le rejet de la demande de Mme Tran To Nga, soulève des questions essentielles quant à la responsabilité des entreprises impliquées dans des conflits armés. Si les entreprises peuvent se prévaloir de l’immunité de juridiction lorsqu’elles agissent pour le compte d’un État dans le cadre d’un acte de souveraineté, cette protection ne doit pas servir de bouclier face aux violations des droits humains et du droit humanitaire.

Le 22 août 2024, la Cour d’appel de Paris a rejeté la demande de Mme Tran To Nga, visant à tenir responsables les entreprises ayant fourni à l’armée américaine, pendant la guerre du Vietnam, un défoliant connu sous le nom d’agent orange, confirmant le jugement initial du Tribunal d’Evry.

En novembre 1961, le président Kennedy avait approuvé le lancement de l’opération Trail Dust permettant la fabrication sous contrat d’herbicides défoliants par des sociétés réquisitionnées. L’objectif était de priver l’adversaire de la protection fournie par la végétation et de détruire les récoltes lui procurant de de la nourriture. Dans ce contexte, l’agent orange a été utilisé dans des zones éloignées des populations puis abandonné en avril 1970 au vu des risques alors constatés sur la santé.

La confirmation en appel de ce rejet repose sur le principe d’immunité de juridiction invoqué in limine litis par les sociétés impliquées, estimant avoir agi pour le gouvernement fédéral américain dans des contrats de fourniture militaire.

La cour a considéré que ces entreprises, soumises à un cadre strict et contraignant, ne pouvaient pas être poursuivies en France, malgré les dommages environnementaux et sanitaires allégués, à la suite de l’utilisation de l’agent orange.

Cet arrêt rejoint plusieurs décisions des juridictions fédérales qui ont débouté tant les vétérans américains que des victimes civiles vietnamiennes, notamment au motif que « l’agent orange n’a pas été utilisé comme une arme de guerre contre les populations mais pour protéger les troupes américaines contre les embuscades des ennemis »1. Le caractère contraignant du Defense Production Act de 1950 donnant pouvoir au président des États-Unis pour adresser des injonctions à des entreprises privées, sous peine de pénalités, au nom de l’intérêt supérieur de la défense nationale, est également invoqué.

Cette nouvelle décision a des implications majeures, notamment en matière de justice internationale dont l’évolution indique une demande croissante contre l’impunité en cas de graves violations des droits humains, et, de ce fait, pose une limite à la responsabilité des entreprises. En confirmant l’irrecevabilité de l’action pour l’utilisation de l’agent orange, la cour d’appel a voulu étendre le principe d’immunité de juridiction aux entreprises opérant sous contrat militaire avec un État étranger, limitant la capacité des victimes de conflits à poursuivre des sociétés impliquées dans des activités militaires sous couvert de contrats publics.

Reste que la Cour d’appel de Paris est venue préciser ce que devait recouvrir le concept d’immunité, à la suite d’une jurisprudence précisant par petites touches le champ de cette notion importante pour le règlement de contentieux résultant de conflits majeurs depuis dix ans.

Ainsi, la guerre en Ukraine, déclenchée en 2014 par l’annexion de la Crimée, a donné lieu à plusieurs procédures d’indemnisation pour dommages de guerre, aboutissant à une jurisprudence nourrie, tant sur le terrain judiciaire qu’en matière d’arbitrage UNCITRAL. À chaque fois, la question de l’immunité de juridiction de la Fédération de Russie a été invoquée.

En précisant la portée de l’immunité de juridiction justifiée par une « guerre juste », la cour d’appel n’a pas doté les entreprises d’une protection absolue, incitant à un renforcement du devoir de vigilance face aux conflits armés.

L’utilisation de l’agent orange : un acte de souveraineté au nom de la « guerre juste »

Les premiers juges avaient retenu la fin de non-recevoir tirée de l’immunité de juridiction, « principe du droit international coutumier (…) selon laquelle aucun État souverain ne peut assujettir un autre État souverain à sa juridiction, dont les sociétés intimées, qui ont agi sur ordre et pour le compte de l’État américain dans l’accomplissement d’un acte de souveraineté, sont bien fondées à se prévaloir »2.

Il est question d’un acte relevant du jus imperii, dont la Cour de cassation avait indiqué qu’il « doit participer, par sa nature ou sa finalité, à l’exercice de la souveraineté de l’État et ne pas être un acte de gestion, en direct ou par délégation »3.

Ainsi, les entreprises estimaient avoir accompli « un acte qui participe par sa nature ou sa finalité à l’exercice de la souveraineté et a contribué au service public [de la défense nationale] en fournissant du matériel militaire dans le but unique de protéger les troupes américaines contre les embuscades de l’ennemi ».

Certaines invoquaient aussi l’article 51 de la Charte des Nations unies qui définit un « droit naturel de légitime défense ». Ce droit avait été mis en avant devant le Conseil de sécurité par le gouvernement américain à la suite de l’incident du golfe du Tonkin où les forces nord-vietnamiennes avaient attaqué la flotte US, en indiquant que ces « mesures préventives prises pour empêcher la répétition de telles attaques constituaient "un droit essentiel" prévu par (…) ce principe de légitime défense ».

Selon la Cour d’appel de Paris, lorsque l’État agit en vertu de sa souveraineté, il peut invoquer de façon absolue le principe de l’immunité de juridiction. Ici, la situation militaire a été longuement débattue afin de voir si la commande et la livraison de l’agent orange relevaient du jus imperii.

Des témoignages d’officiels américains ayant participé à la guerre, rapportent que « les soldats empruntant des pistes dans des feuillages épais étaient abattus à bout portant par des gens qu’ils ne pouvaient pas voir (…) de sorte que des forces nombreuses étaient terriblement vulnérables à un petit nombre de gens cachés dans une jungle proliférante ». La technologie a été utilisée pour se débarrasser d’une partie de ce couvert végétal.

Les Américains avaient d’ailleurs pris le soin d’anticiper les critiques en soutenant que le Protocole de Genève de 1925 relatif à la prohibition de l’usage à la guerre de gaz et d’armes bactériologiques n’interdisait pas l’usage de l’herbicide, invoquant ainsi le jus ad bellum qui régule l’usage de la force et détermine ce qui est légal, selon les lois de la guerre qui sont inscrites dans les Conventions de La Haye et de Genève.

Ici, la cour d’appel a cherché à caractériser les actes d’autorité de l’État fédéral au sens du jus imperii, proposant de prendre en compte un critère formaliste au vu de la nature intrinsèque de l’acte et sa forme (ici la signature de contrats avec une autorité publique) et un critère finaliste, tiré du but poursuivi par l’auteur de l’acte (ici, le gouvernement US et par extension les entreprises) qui doit avoir été accompli dans l’intérêt d’un service public (ici, la défense nationale).

Le critère finaliste est retenu : le ministère de la Défense a utilisé l’agent orange pour limiter les pertes humaines dans le cadre d’une guerre asymétrique, constituant de ce fait un acte de souveraineté. C’est donc au nom de cette notion de guerre juste si délicate à interpréter dès lors qu’elle semble évoluer avec le temps et les circonstances de fait, que la Cour d’appel de Paris s’est prononcée4.

L’immunité de juridiction étendue aux entreprises : une protection absolue ?

Le non-respect du critère finaliste en violation des règles du jus cogens aurait pu permettre d’envisager une solution différente.

Ainsi, la démonstration de l’implication de forces étatiques ne respectant pas les Conventions de Genève de façon répétée et inscrivant ce non-respect dans une stratégie assumée pourrait sans doute permettre d’obtenir la levée de l’immunité de l’État concernée.

Un crime de guerre ne saurait être perpétré dans le cadre d’un service public de la défense. Et sa reconnaissance ne permettrait sans doute pas à une entreprise d’invoquer l’immunité de juridiction.

La Cour européenne des droits de l’homme nous invite à considérer que les règles coutumières sur l’immunité des États sont acceptables dès lors que l’acte de jure imperii use de moyens proportionnés pour atteindre un objectif légitime5.

C’est donc bien la proportionnalité de leurs contributions à l’effort de guerre et à son usage dans le cadre de la guerre juste que les entreprises doivent évaluer, pour prétendre pouvoir invoquer la protection d’une immunité de juridiction.

Le devoir de vigilance des entreprises face aux conflits armés

L’arrêt de la cour d’appel met en lumière la complexité des liens entre l’immunité de juridiction des États et la responsabilité des entreprises. Il intervient dans un contexte où le droit international tend de plus en plus à retenir cette responsabilité dans certains cas de violations des droits de l’homme et du droit humanitaire pendant un conflit armé.

Ainsi, dans l’affaire Lafarge Holcim, la Cour de cassation a statué sur la complicité de la société Lafarge SA dans des crimes en Syrie, résultant d’un financement présumé de l’État islamique, soulignant l’interaction entre une activités commerciale (ici la poursuite de l’exploitation d’une cimenterie) et le droit pénal international6.

L’arrêt Tran To Nga incite à une réflexion approfondie sur le rôle et la responsabilité des entreprises dans la prévention des violations des droits humains et des atteintes à l’environnement. L’immunité de juridiction ne doit pas servir de prétexte pour se soustraire à la responsabilité sociale des entreprises face à ces buts monumentaux.

Même lorsqu’elles agissent sur ordre d’un État dans un contexte de guerre, les entreprises doivent s’assurer que leur activité ne leur fera pas porter le risque de complicité dans des crimes de guerre ou crimes contre l’humanité.

Le mouvement engagé semble européen. Dans l’affaire Lundin Energy (devenue Orrön Energy) en cours en Suède, les dirigeants sont jugés pour complicité de crimes de guerre au Soudan, ayant financé, entre 1997 et 2003, des milices afin de sécuriser ses installations, ce qui aurait contribué à des violences contre les populations civiles. Ce procès, avec une possible indemnisation d’environ 218 millions USD, pourrait constituer un précédent pour la responsabilité des entreprises dans des zones de conflit.

 

1. Cour Fédérale US 2nd circuit, 22 févr. 2008, cité dans l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 22 août 2024.
2. B. Haftel, Affaire de « l’agent orange » : les juges français peuvent-ils juger des sociétés commerciales pour écocide de guerre ?, D. 2021. 1549 .
3. Civ. 1re, 28 mars 2013, n° 11-13.323, Dalloz actualité, 16 avr. 2013, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2013. 1728 , note D. Martel ; ibid. 1574, obs. A. Leborgne ; ibid. 2293, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; RTD civ. 2013. 437, obs. R. Perrot ; ibid. 2014. 319, obs. L. Usunier .
4. C.-É. Renault, Les limites de l’exonération de responsabilité de l’État en temps de guerre, Bulletin Arbitrage de l’International Bar Association, 22 déc. 2023.
5. CEDH 23 mars 2010, Cudak c/ Lituanie, n° 15869/02, AJDA 2010. 2362, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ; 21 nov. 2001, Al-Adsani c/ Royaume-Uni, n° 35763/97, AJDA 2002. 500, chron. J.-F. Flauss ; D. 2003. 1246, chron. J.-F. Flauss ; RSC 2002. 149, obs. F. Massias .
6. Crim. 7 sept. 2021, n° 19-87.367, Dalloz actualité, 13 sept. 2021, obs. E. Daoud ; D. 2022. 45 , note L. Saenko ; JA 2021, n° 648, p. 11, obs. X. Delpech ; AJ pénal 2021. 469, note J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2022. 102, note H. Matsopoulou ; RSC 2021. 827, obs. Y. Mayaud .